Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 13/02/2024, 460187

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une décision du 10 octobre 2022, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a prononcé l'admission partielle des conclusions du pourvoi de M. E... A... B..., Mme F... A... B... et M. C... A... B..., dirigées contre l'arrêt n° 20NT02408 du 5 novembre 2021 de la cour administrative d'appel de Nantes, d'une part, en tant qu'il statue sur l'indemnisation des préjudices résultant des fautes commises par le centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen en raison du non-respect du protocole de gestion des régurgitations et au retard dans la communication du dossier médical à la famille, d'autre part, en tant qu'il omet de statuer sur les conclusions par lesquelles M. A... B... a demandé réparation de son propre préjudice pour la période du 6 au 28 septembre 2016, et, enfin, en tant qu'il rejette le surplus des conclusions tendant à l'indemnisation de la perte de confort de fin de vie due au retard de l'hospitalisation de Mme D... A... B....

Par un mémoire en défense, enregistré le 30 janvier 2023 au secrétariat de la section du contentieux du Conseil d'Etat, le centre hospitalier universitaire de Caen conclut au rejet du pourvoi. Il soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Par un mémoire en réplique, enregistré le 6 janvier 2024, les consorts A... B... persistent dans leurs conclusions, par les mêmes moyens.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Hortense Naudascher, auditrice,

- les conclusions de M. Florian Roussel, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Gaschignard, Loiseau, Massignon, avocat de M. E... A... B... et autres et à la SARL Le Prado - Gilbert, avocat du centre hospitalier universitaire de Caen ;




Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme D... A... B..., atteinte d'une démence fronto-temporale associée à une maladie du motoneurone, a été hospitalisée à partir du 29 septembre 2016 au centre hospitalier de Caen, à la suite de l'aggravation de son état de santé et d'importantes difficultés à se nourrir, afin d'y recevoir une assistance alimentaire sous la forme notamment d'une alimentation entérale par gastrostomie. Le 3 octobre 2016, après plusieurs épisodes de régurgitations, Mme A... B... a subi un examen radiographique, à la suite immédiate duquel elle a été retrouvée décédée dans sa chambre. Par un jugement du 30 juin 2020, le tribunal administratif de Caen a rejeté les conclusions de M. E... A... B... et de ses deux enfants, Mme F... A... B... et M. C... A... B..., tendant à la réparation des préjudices liés aux fautes commises dans la prise en charge de son épouse et de leur mère. Par décision du 10 octobre 2022, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux a admis partiellement les conclusions du pourvoi formé par M. E... A... B... et ses enfants contre l'arrêt du 5 novembre 2021 de la cour administrative d'appel de Nantes ayant rejeté leur appel.

Sur les conclusions du pourvoi :

En ce qui concerne l'indemnisation des préjudices en lien avec le non-respect du protocole de gestion des régurgitations :

2. En premier lieu, il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué, et notamment de ses points 13 à 16, que, contrairement à ce qui est soutenu, la cour administrative d'appel a recherché si les effets conjugués des manquements liés au protocole de renutrition et au protocole de gestion des régurgitations ont pu être de nature, eu égard aux effets des régurgitations constatées, à contribuer au décès de la patiente. Par suite, ce moyen d'erreur de droit doit être écarté.

3. En second lieu, pour juger que la prescription excessive de liquide de renutrition, qui avait exposé la patiente à de fréquentes régurgitations, l'absence d'examen médical de la patiente avant de la déplacer en vue de l'examen radiologique du 3 octobre 2016, ainsi que le caractère insuffisant des clichés qui avaient été pris à cette occasion n'avaient pas entraîné une perte de chance d'éviter un décès prématuré de Mme A... B..., la cour a retenu que le décès, dont les causes n'ont pu être identifiées, procédait très probablement, comme l'ont estimé les experts, de l'épuisement des capacités physiologiques de l'intéressée, au stade terminal de la maladie. En statuant ainsi, la cour n'a pas commis d'erreur de droit et a porté sur les pièces du dossier qui lui était soumis une appréciation souveraine exempte de dénaturation.

En ce qui concerne l'indemnisation des préjudices en lien avec le retard à mettre en place une assistance nutritionnelle :

4. En premier lieu, pour écarter l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre le retard mis par le CHU de Caen à assurer, conformément aux indications données le 6 septembre 2016 par le médecin, la mise en œuvre immédiate d'une assistance nutritionnelle et le préjudice résultant des troubles encourus par la patiente dans ses conditions d'existence dans les derniers jours de sa vie, la cour s'est fondée sur la circonstance inopérante que la mise en œuvre immédiate d'une telle assistance n'aurait pas été de nature à modifier le cours de la maladie de Mme A... B..., dont le pronostic vital était dès cette époque engagé. En statuant ainsi, la cour, à qui il appartenait de rechercher si le délai observé dans la mise en œuvre de l'assistance nutritionnelle a été de nature à créer un trouble dans les conditions d'existence de la patiente, a commis une erreur de droit.

5. En second lieu, il ressort des écritures d'appel de M. E... A... B... que ce dernier a demandé la réparation du préjudice résultant pour lui de ce que, faute de mise en œuvre de l'assistance nutritionnelle prescrite par le médecin, il a dû prendre en charge, dans des conditions particulièrement éprouvantes, l'alimentation de son épouse entre le 6 et le 28 septembre 2016. En ne se prononçant pas sur ce point, la cour administrative de Nantes a entaché son arrêt d'omission de statuer.

En ce qui concerne l'indemnisation du préjudice lié au retard du CHU à communiquer les informations médicales de la patiente :

6. Aux termes de l'article L. 1111-7 du code de la santé publique, dans sa rédaction applicable au litige : " Toute personne a accès à l'ensemble des informations concernant sa santé détenues, à quelque titre que ce soit, par des professionnels et établissements de santé, qui sont formalisées ou ont fait l'objet d'échanges écrits entre professionnels de santé, notamment des résultats d'examen, comptes rendus de consultation, d'intervention, d'exploration ou d'hospitalisation, des protocoles et prescriptions thérapeutiques mis en œuvre, feuilles de surveillance, correspondances entre professionnels de santé, à l'exception des informations mentionnant qu'elles ont été recueillies auprès de tiers n'intervenant pas dans la prise en charge thérapeutique ou concernant un tel tiers. / (...) En cas de décès du malade, l'accès des ayants droit, du concubin ou du partenaire lié par un pacte civil de solidarité à son dossier médical s'effectue dans les conditions prévues au dernier alinéa du V de l'article L. 1110-4. / La consultation sur place des informations est gratuite (...) ". Aux termes du dernier alinéa du V de l'article L. 1110-4 du code de la santé publique, dans sa rédaction applicable : " Le secret médical ne fait pas obstacle à ce que les informations concernant une personne décédée soient délivrées à ses ayants droit, son concubin ou son partenaire lié par un pacte civil de solidarité, dans la mesure où elles leur sont nécessaires pour leur permettre de connaître les causes de la mort, de défendre la mémoire du défunt ou de faire valoir leurs droits, sauf volonté contraire exprimée par la personne avant son décès (...) ".

7. Il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux parlementaires préparatoires à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé dont elles sont issues, que le législateur a entendu autoriser la communication aux ayants droit d'une personne décédée des seules informations nécessaires à la réalisation de l'objectif poursuivi par ces ayants droit, à savoir la connaissance des causes de la mort, la défense de la mémoire du défunt ou la protection de leurs droits. L'absence de communication aux ayants droit des informations nécessaires pour éclairer les causes du décès comme le retard à les communiquer dans un délai raisonnable constituent des fautes et sont présumés entraîner, par leur nature même, un préjudice moral, sauf circonstances particulières en démontrant l'absence.

8. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que le CHU de Caen n'a fait droit à la demande de l'époux et de la fille de Mme A... B... tendant à la communication de la radiographie prise le jour du décès de celle-ci ainsi que de la feuille de dispensation de médications, qui lui était demandée pour permettre de connaître les causes de son décès, que plus de dix-huit mois après la demande dont il avait été saisi. Pour statuer sur le préjudice causé par ce retard, la cour s'est bornée à relever que les requérants n'établissaient pas qu'un tel retard leur avait causé un préjudice moral. En statuant ainsi, sans rechercher si des circonstances particulières démontraient, dans les circonstances de l'espèce, l'absence d'un tel préjudice, la cour a commis une erreur de droit.

9. Il résulte de tout ce qui précède qu'il y a lieu d'annuler l'arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes en tant qu'il rejette les conclusions tendant à la réparation, d'une part, du préjudice moral de M. E... A... B... et de sa fille en raison du retard dans la communication des informations du dossier médical nécessaires à la connaissance des causes du décès de Mme A... B..., d'autre part, du préjudice de trouble dans les conditions d'existence de Mme D... A... B... ainsi que de son époux en raison du retard dans la mise en œuvre de l'assistance nutritionnelle prescrite, ainsi que, en conséquence, en tant qu'il a statué sur les frais de l'instance.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

Sur le règlement du litige :

11. En premier lieu, il résulte de l'instruction que le neurologue du CHU de Caen avait constaté, dès le 6 septembre 2016, que la dénutrition sévère de Mme D... A... B..., son faible indice de masse corporelle et son importante perte de poids justifiaient la mise en place d'une alimentation entérale par gastrotomie et prescrit qu'une telle assistance nutritionnelle lui soit apportée sans délai. Il résulte de l'instruction que le retard fautif de dix-neuf jours mis par l'établissement pour faire bénéficier Mme A... B... de cette assistance a affecté, au cours de la période considérée, la qualité de vie de la patiente, lui causant ainsi des troubles dans ses conditions d'existence dont ses ayants droits sont fondés à demander réparation. Il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en versant aux ayants droits de Mme A... B... une somme de 5 000 euros.

12. En deuxième lieu, il résulte de l'instruction que le retard fautif du CHU de Caen à prendre en charge Mme A... B... a conduit son époux à assumer dans des conditions particulièrement éprouvantes l'alimentation et l'hydratation de son épouse entre le 6 et le 28 septembre 2016, sans pouvoir bénéficier de l'assistance nutritionnelle prescrite. Il sera fait une juste réparation du trouble dans les conditions d'existence qui en est résulté pour lui en condamnant le CHU à lui verser à ce titre une somme de 2 000 euros.

13. Il résulte de ce qui précède que les consorts A... B... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté leur demande tendant à la réparation des troubles dans les conditions d'existence subis par Mme A... B... et par son époux en raison du retard dans la mise en œuvre de l'assistance nutritionnelle prescrite.

14. En troisième lieu, la communication de la radiographie thoracique prise le jour du décès de Mme A... B... et de la feuille de dispensation de médications, qui avait été demandée au centre hospitalier de Caen par l'époux et la fille de la patiente, respectivement les 10 et 31 octobre 2016, était de nature à éclairer les causes de la mort de Mme A... B.... Il résulte de ce qui a été dit aux points 7 et 8 qu'en ne communiquant ces pièces aux demandeurs que le 25 mai 2018, s'agissant de la radiographie, et le 13 septembre 2018, s'agissant de la feuille de dispensation de médications, alors que les autres pièces du dossier médical transmises aux intéressés au mois de décembre 2016 ne permettaient pas d'identifier de façon certaine les causes de la mort, le CHU de Caen a commis une faute, de nature, en l'absence de circonstances particulières, à leur causer un préjudice moral. Il sera fait une juste réparation de ce préjudice en condamnant le centre hospitalier à verser à M. E... A... B... et à Mme F... A... B... une somme de 2 000 euros chacun.

15. Il y a lieu de mettre à la charge du CHU les frais d'expertise, liquidés à la somme de 2 510 euros.

16. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge du CHU de Caen la somme globale de 6 000 euros à verser aux consorts A... B... en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, au titre des sommes exposées à ce titre en première instance, en appel et en cassation.




D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 5 novembre 2021 de la cour administrative d'appel de Nantes est annulé en tant qu'il rejette les conclusions tendant à la réparation, d'une part, du préjudice moral de M. E... A... B... et de sa fille en raison du retard dans la communication des informations du dossier médical nécessaires à la connaissance des causes du décès de Mme A... B..., d'autre part, du préjudice dans les conditions d'existence de Mme A... B... et de son époux en raison du retard dans la mise en œuvre de l'assistance nutritionnelle prescrite et en tant qu'il statue sur les frais du litige.

Article 2 : Le CHU de Caen versera à M. E... A... B..., Mme F... A... B... et M. C... A... B... une somme globale de 5 000 euros en leur qualité d'ayants droit de leur épouse et mère.

Article 3 : Le centre hospitalier de Caen versera respectivement à M. E... A... B... et à Mme F... A... B... les sommes de 4 000 euros et de 2 000 euros au titre de leurs préjudices propres.

Article 4 : Les frais d'expertise, à hauteur de la somme de 2 510 euros, sont mis à la charge du CHU de Caen.

Article 5 : Le CHU de Caen versera une somme globale de 6 000 euros à M. E... A... B..., Mme F... A... B... et M. C... A... B... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le jugement du 3 juin 2020 du tribunal administratif de Caen est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 7 : Le surplus du pourvoi de M. A... B... et autres est rejeté.

Article 8 : La présente décision sera notifiée à M. E... A... B..., premier requérant dénommé, et au centre hospitalier universitaire de Caen.
Délibéré à l'issue de la séance du 19 janvier 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; M. Alain Seban, conseiller d'Etat ; Mme Fabienne Lambolez, conseillère d'Etat ; M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et Mme Hortense Naudascher, auditrice-rapporteure.

Rendu le 13 février 2024.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Hortense Naudascher
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras

ECLI:FR:CECHR:2024:460187.20240213
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