Conseil d'État, Juge des référés, 04/01/2024, 490099, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :
Par une requête et un nouveau mémoire, enregistrés les 12 et 27 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société IMAPOLE demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de la décision du 7 novembre 2023 par laquelle le conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins l'a radiée du tableau de l'ordre ;

2°) d'enjoindre, au besoin sous astreinte, au conseil départemental de l'ordre de procéder à sa réinscription au tableau dans un délai de quarante-huit heures à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir ;

3°) de mettre à la charge du conseil départemental de l'ordre la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient :
- que la condition d'urgence est satisfaite, dès lors que la décision contestée a un impact significatif sur sa situation financière, de sorte qu'il est immédiatement et gravement porté atteinte, d'une part, à ses intérêts privés ainsi qu'à ceux des personnes qu'elle emploie et, d'autre part, à l'intérêt public s'attachant à la protection de la santé, eu égard à l'importance des services de soins qu'elle offre ;
- qu'il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée, rendue au terme d'une procédure irrégulière dès lors que ses représentants n'ont pas été invités à comparaître devant le conseil départemental de l'ordre des médecins pour y présenter leurs explications, en méconnaissance du dixième alinéa de l'article R. 4112-2 du code de la santé publique organisant la procédure d'inscription au tableau de l'ordre des médecins, dont l'inapplication à la procédure de radiation de ce tableau méconnaîtrait le principe d'égalité devant la loi ainsi que les droits de la défense ;
- que la décision contestée est en outre entachée d'une erreur d'appréciation, ainsi que d'une erreur de droit dans l'application des dispositions de la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 et de l'article R. 4127-5 du code de la santé publique, dès lors que l'indépendance professionnelle des associés exerçant au sein de la société est en l'espèce garantie, eu égard à la détention de la majorité du capital et des droits de vote par les professionnels de santé en exercice, aux modalités de désignation et de révocation du président et du directeur général, à la répartition des dividendes entre les associés, à la composition, au fonctionnement et aux attributions du comité stratégique, aux modalités de cession d'actions par les associés professionnels exerçants et aux conditions de détermination et d'affectation des résultats de la société.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 décembre 2023, le conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société IMAPOLE au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et qu'aucun des moyens soulevés ne justifie la suspension de l'exécution de la décision attaquée.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, la société IMAPOLE et, d'autre part, le conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 28 février 2023, à 11 heures :

- Me Gury, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société IMAPOLE ;

- les représentants de la société IMAPOLE ;

- Me Poupot, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat du conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins ;

- la représentante du conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins ;
à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. Aux termes de l'article R. 4113-4 du code de la santé publique, relatif aux sociétés d'exercice libéral dont l'objet social est l'exercice en commun de la profession de médecin, de chirurgien-dentiste ou de sage-femme : " La société est constituée sous la condition suspensive de son inscription au tableau de l'ordre. / La demande d'inscription de la société d'exercice libéral est présentée collectivement par les associés et adressée au conseil départemental de l'ordre du siège de la société par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, accompagnée, sous peine d'irrecevabilité, des pièces suivantes : / 1° Un exemplaire des statuts et, s'il en a été établi, du règlement intérieur de la société ainsi que, le cas échéant, une expédition ou une copie de l'acte constitutif ; (...) 4° Une attestation des associés indiquant : a) La nature et l'évaluation distincte de chacun des apports effectués par les associés ; b) Le montant du capital social, le nombre, le montant nominal et la répartition des parts sociales ou actions représentatives de ce capital ; (...) / L'inscription ne peut être refusée que si les statuts ne sont pas conformes aux dispositions législatives et réglementaires en vigueur. (...) Toute modification des statuts et des éléments figurant au 4° ci-dessus est transmise au conseil départemental de l'ordre dans les formes mentionnées au présent article ".

3. Il résulte de ces dispositions que le conseil départemental de l'ordre des médecins, qui doit refuser l'inscription au tableau d'une société d'exercice libéral de médecins dont les statuts ne seraient pas conformes aux dispositions législatives et réglementaires, doit procéder au même examen lorsque lui est transmise une modification des statuts d'une société inscrite au tableau de l'ordre. S'il estime que cette modification n'est pas conforme aux dispositions législatives et réglementaires, il lui appartient de mettre en demeure la société de se conformer à ces dispositions et, si elle ne le fait pas, de la radier du tableau. Par suite, la décision par laquelle un conseil départemental de l'ordre se prononce sur la conformité d'une modification des statuts d'une société d'exercice libéral aux dispositions législatives et réglementaires a la nature d'une décision prise pour l'inscription au tableau.

4. Il résulte en outre des dispositions des articles L. 4112-4, R. 4112-5, R. 4112-5-1 et R. 4113-8 du code de la santé publique, d'une part, qu'une décision d'un conseil départemental de l'ordre des médecins en matière d'inscription au tableau des sociétés d'exercice libéral doit, préalablement à l'exercice d'un recours contentieux, faire l'objet d'un recours administratif devant le conseil régional puis, au besoin, devant le conseil national et, d'autre part, qu'un recours pour excès de pouvoir contre la décision du conseil national relève de la compétence de premier et dernier ressort du Conseil d'Etat. En cas d'urgence, le Conseil d'Etat peut être saisi, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, d'une demande tendant à ce que la décision prise en matière d'inscription au tableau soit suspendue, alors même qu'il n'aurait pas encore été statué sur le recours administratif.

5. En l'espèce, il résulte de l'instruction que la société IMAPOLE, constituée en avril 2011 pour l'exercice de la profession de médecin par ses membres sous la forme d'une société d'exercice libéral à responsabilité limitée et inscrite depuis lors au tableau de l'ordre des médecins du département du Rhône, regroupait exclusivement des médecins radiologues exerçant dans la société. Ses associés ont décidé, le 27 novembre 2020, de la transformer en société d'exercice libéral par actions simplifiée et ont agréé, le 15 décembre 2020, comme nouvel associé la société par actions simplifiée ImaSauv, devenue par la suite la société ImaOne. A la suite de la communication au conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins de ces modifications, puis de celle des nouvelles modifications des statuts décidées le 27 janvier 2022, cette autorité, au vu des ajustements acceptés par la société et de l'ensemble des éléments apportés en réponse à ses demandes successives de précisions et justifications, et après avoir demandé à la société de se conformer à l'ensemble de ses recommandations, a décidé, le 7 novembre 2023, de radier la société du tableau de l'ordre, au motif que résultait des stipulations contractuelles des statuts et du pacte d'associés dont elle avait connaissance, en ce qui concerne en particulier la compétence du conseil stratégique de la société, le contrôle de cette instance, la répartition du capital, les droits attachés aux différentes catégories d'actions, les règles de distribution des bénéfices et les conditions d'agrément des transfert de titres, la perte du contrôle effectif de la société par les praticiens qui y sont associés et y exercent leur profession, en méconnaissance des dispositions de l'article R. 4127-5 du code de la santé publique, aux termes desquelles : " Le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit ". Par lettre du 7 décembre 2023, la société IMAPOLE a saisi le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes de l'ordre des médecins d'un recours administratif contre la décision du conseil départemental de l'ordre. Elle demande au juge des référés du Conseil d'Etat de suspendre l'exécution de cette décision.

Sur la condition d'urgence :

6. L'urgence justifie la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celui-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.

7. D'une part, aux termes de l'article 3 de la loi du 31 décembre 1990 relative à l'exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé et aux sociétés de participations financières de professions libérales : " La société ne peut exercer la ou les professions constituant son objet social qu'après agrément par l'autorité ou les autorités compétentes ou son inscription sur la liste ou les listes ou au tableau de l'ordre ou des ordres professionnels ". La radiation de la société IMAPOLE du tableau de l'ordre des médecins a ainsi pour effet, en application de ces dispositions, de lui interdire d'exercer son activité, et par suite, notamment, d'exploiter les équipements matériels lourds qu'elle avait été autorisée à installer. Il résulte d'ailleurs des pièces produites par la société requérante que la caisse primaire d'assurance maladie du Rhône a décidé de suspendre le paiement à la société des forfaits techniques correspondant à l'utilisation de ces équipements. L'arrêt de son activité privera de revenu professionnel les soixante-sept salariés qu'elle emploie, ainsi que, pour une part, les radiologues associés en son sein, et mettra fin notamment, selon les informations qu'elle a communiquées, à sa participation aux activités des services d'urgences, de chirurgie et de réanimation de l'important établissement de santé privé " Médipôle Lyon-Villeurbanne ". La société IMAPOLE justifie ainsi d'une atteinte grave et immédiate à sa situation et à celle des salariés et des praticiens travaillant en son sein.

8. D'autre part, si le conseil départemental de l'ordre fait valoir que le devoir d'indépendance professionnelle du médecin énoncé à l'article R. 4127-5 du code de la santé publique, cité au point 5 ci-dessus, dont sa décision a pour objet d'assurer le respect, est institué dans l'intérêt des patients et de la santé publique, il ne résulte pas de l'instruction que les modifications litigieuses du contrôle et de la gouvernance de la société IMAPOLE soient susceptibles d'effets sur la santé des personnes ou même les conditions de leur prise en charge médicale à une échéance qui puisse caractériser l'urgence qui s'attacherait à l'exécution de cette décision.

9. Il résulte de ce qui précède que la condition d'urgence justifiant la suspension de l'exécution de la décision attaquée est remplie.

Sur le moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :

10. D'une part, aux termes du second alinéa du IV de l'article R. 4112-2 du code de la santé publique : " Aucune décision de refus d'inscription ne peut être prise sans que l'intéressé ait été invité quinze jours au moins à l'avance par lettre recommandée avec demande d'avis de réception à comparaître devant le conseil pour y présenter ses explications ". Aux termes de l'article R. 4113-7 du même code : " La décision de refus d'inscription est motivée. Elle est notifiée, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, à chacun des intéressés. Elle ne peut être prise qu'après que les intéressés ont été appelés à présenter au conseil de l'ordre toutes explications orales ou écrites. / Si l'inscription est prononcée, notification en est faite à chacun des associés dans les mêmes formes (...) ". Si la société requérante invoque, à l'appui du moyen tiré d'un vice de procédure tenant à l'absence d'invitation à présenter des observations orales devant le conseil départemental de l'ordre, les dispositions de l'article R. 4112-2 du code de la santé publique, applicables en matière d'inscription des praticiens au tableau de l'ordre, les dispositions de l'article R. 4113-7 du même code, citées ci-dessus, propres à l'inscription des sociétés d'exercice libéral, et sur lesquelles se fonde expressément la décision attaquée, comportent une règle de même portée.

11. D'autre part, si le président de la société IMAPOLE a été appelé à présenter des explications orales lors de la rencontre du 25 novembre 2022 mentionnée par la décision attaquée, et dont il résulte des précisions apportées lors de l'audience qu'elle s'est tenue en la présence de la présidente et d'un autre membre du conseil départemental de l'ordre, il ressort, en tout état de cause, des pièces produites que cette réunion, antérieure de près d'un an à la décision attaquée, l'est également aux nouvelles demandes de communication de documents, demandes de précisions et mise en demeure de régularisation adressées à la société par la présidente du conseil départemental de l'ordre de décembre 2022 à septembre 2023, notamment par les lettres du 16 décembre 2022 et des 18 avril et 27 juin 2023, ainsi qu'aux réponses écrites apportées par la société, au vu desquelles le conseil de l'ordre s'est prononcé le 7 novembre 2023 sans que ni la société requérante ni ses associés n'aient été appelés à présenter d'explications orales sur ces nouveaux éléments, ni, d'ailleurs, qu'il ait été donné suite à la demande de nouvelle entrevue adressée par le président de la société à la présidente du conseil départemental de l'ordre par courriel du 5 novembre 2023.

12. Le moyen tiré de ce que, toute décision de radiation du tableau devant, sauf disposition spéciale contraire, suivre les formes prévues pour les refus d'inscription au tableau, la décision attaquée serait entachée d'un vice de procédure tenant à l'absence d'invitation à présenter au préalable des explications orales devant le conseil départemental de l'ordre, laquelle n'aurait pu, en l'espèce, que priver la société et ses associés d'une garantie ou influer sur le sens de la décision prise, est ainsi de nature, en l'état de l'instruction, à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision attaquée.

13. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, que doit être suspendue l'exécution de la décision du 7 novembre 2023 du conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins radiant la société IMAPOLE du tableau de l'ordre.

14. Il n'y a pas lieu d'enjoindre au conseil départemental de l'ordre de procéder à la réinscription de la société IMAPOLE au tableau, cette mesure n'étant pas nécessaire pour que la suspension de l'exécution de la décision l'ayant radiée du tableau produise, à compter de sa notification à l'auteur de cette décision, et jusqu'à ce qu'intervienne la décision explicite ou implicite du conseil régional de l'ordre sur le recours administratif préalable obligatoire dont il a été saisi par la société IMAPOLE, les mêmes effets.

15. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge du conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins une somme de 3 000 euros à verser à la société requérante au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice, lesquelles font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées par le conseil départemental de l'ordre au même titre.



O R D O N N E :
------------------
Article 1er : L'exécution de la décision du 7 novembre 2023 par laquelle le conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins a radié la société IMAPOLE du tableau de l'ordre des médecins est suspendue.
Article 2 : Le conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins versera une somme de 3 000 euros à la société IMAPOLE au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la société IMAPOLE est rejeté.
Article 4 : Les conclusions du conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente ordonnance sera notifiée à la société IMAPOLE et au conseil départemental du Rhône de l'ordre des médecins.
Fait à Paris, le 4 janvier 2024
Signé : Nicolas Polge

ECLI:FR:CEORD:2024:490099.20240104
Retourner en haut de la page