Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 20/12/2023, 467161, Publié au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

L'association " Ouvre-boîte " a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer a rejeté sa demande de publication en ligne de plusieurs documents budgétaires et comptables des collectivités territoriales et de leurs groupements versés dans l'application " Actes budgétaires " à partir de l'application " TotEM " et d'enjoindre à celui-ci de publier les documents sollicités dans un délai de deux mois à compter du jugement à intervenir, sous astreinte de 2 000 euros par jour de retard.

Par un jugement n° 2000712/5-2 du 30 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision attaquée, a enjoint au ministre de l'intérieur de publier en ligne, dans un délai de douze mois, les documents budgétaires sollicités par l'association requérante et a rejeté le surplus des conclusions dont il était saisi.

Par un pourvoi et un nouveau mémoire, enregistrés les 31 août 2022 et 28 septembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur et des outre-mer demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter la demande de l'association " Ouvre-boîte ".


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Alexandra Bratos, auditrice,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SAS Hannotin Avocats, avocat de l'association Ouvre-boîte ;

Vu la note en délibéré enregistrée le 30 novembre 2023, présentée par l'association " Ouvre-boîte " ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 1er décembre 2023, présentée par le ministre l'intérieur et des outre-mer ;




Considérant ce qui suit :

1. D'une part, l'article L. 311-1 du code des relations entre le public et l'administration dispose que : " Sous réserve des dispositions des articles L. 311-5 et L. 311-6, les administrations mentionnées à l'article L. 300-2 sont tenues de publier en ligne ou de communiquer les documents administratifs qu'elles détiennent aux personnes qui en font la demande, dans les conditions prévues par le présent livre ". En vertu de l'article L. 311-9 du même code, l'accès aux documents administratifs s'exerce, au choix du demandeur et " dans la limite des possibilités techniques de l'administration ", selon les modalités énumérées aux 1° à 4°, notamment " par publication des informations en ligne, à moins que les documents ne soient communicables qu'à l'intéressé en application de l'article L. 311-6 de ce code ". Enfin, aux termes du deuxième alinéa de l'article L. 312-1-2 du même code : " Sauf dispositions législatives contraires ou si les personnes intéressées ont donné leur accord, lorsque les documents et les données mentionnés aux articles L. 312-1 ou L. 312-1-1 comportent des données à caractère personnel, ils ne peuvent être rendus publics qu'après avoir fait l'objet d'un traitement permettant de rendre impossible l'identification de ces personnes. Une liste des catégories de documents pouvant être rendus publics sans avoir fait l'objet du traitement susmentionné est fixée par décret pris après avis motivé et publié de la Commission nationale de l'informatique et des libertés ". L'article D. 312-1-3 de ce code, qui fixe la liste des documents et informations qui peuvent être rendus publics sans avoir fait l'objet d'un traitement d'anonymisation, ne mentionne pas les délibérations des collectivités territoriales et de leurs groupements relatives à leurs budgets et comptes.

2. D'autre part, aux termes de l'article 4 paragraphe 1 du règlement 2016/680 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement de données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, dit A..., on entend par " données à caractère personnel " " toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable ". Est réputée être une " personne physique identifiable " " une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu'un nom, un numéro d'identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ". Il en résulte qu'une donnée à caractère personnel ne peut être regardée comme rendue anonyme que lorsque l'identification de la personne concernée, directement ou indirectement, devient impossible que ce soit par le responsable du traitement ou par un tiers. Tel n'est pas le cas lorsqu'il demeure possible d'individualiser une personne ou de relier entre elles des données résultant de deux traitements qui la concernent.

3. L'association " Ouvre-Boîte " a demandé en vain au ministre de l'intérieur, sur le fondement des dispositions mentionnées au point 1, la publication en ligne des fichiers correspondant aux délibérations budgétaires des collectivités territoriales et de leurs groupement, réalisés avec l'application " TotEM " et versés dans l'application " Actes Budgétaires ". Par un jugement du 30 juin 2022 contre lequel le ministre de l'intérieur et des outre-mer se pourvoit en cassation, le tribunal administratif de Paris a annulé le refus opposé par ce dernier et lui a enjoint de procéder à la publication des documents dans un délai d'un an.

4. Il ressort des énonciations du jugement attaqué que, pour faire droit à la demande de l'association " Ouvre-boîte ", le tribunal administratif de Paris s'est fondé sur la circonstance qu'il ne ressortait pas des pièces du dossier que les documents demandés contiendraient des mentions ayant vocation à être occultées préalablement à la publication des délibérations budgétaires, en vertu du livre III du code des relations entre le public et l'administration. En statuant ainsi, alors qu'il ressortait du dossier qui lui était soumis, de même d'ailleurs que des propres écritures de l'association requérante, que les fichiers dont la publication était demandée contiennent des données se rapportant à des personnes physiques identifiées ou identifiables, donc des données à caractère personnel, et doivent faire l'objet d'une anonymisation préalablement à cette publication, le tribunal administratif a inexactement qualifié les faits de l'espèce. Son jugement doit, par suite, être annulé pour ce motif.

5. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 812-2 du code de justice administrative.

6. La personne qui demande la communication de documents administratifs n'a pas à justifier de son intérêt à ce que ceux-ci lui soient communiqués, que la demande soit fondée sur les dispositions du code des relations entre le public et l'administration ou sur celles de l'article L. 2121-26 du code général des collectivités territoriales. En revanche, lorsque l'administration fait valoir que la communication des documents sollicités, en raison notamment des opérations matérielles qu'elle impliquerait, ferait peser sur elle une charge de travail disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose, il revient au juge de prendre en compte, pour déterminer si cette charge est effectivement excessive, l'intérêt qui s'attache à cette communication pour le demandeur ainsi, le cas échéant, que pour le public.

7. Les dispositions de l'article L. 311-9 du code des relations entre le public et l'administration, selon lesquelles l'accès aux documents administratifs s'effectue " dans la limite des possibilités techniques de l'administration ", font seulement obligation à l'administration de donner accès aux documents demandés en ayant recours, le cas échéant, aux outils informatiques dont elle dispose à la date à laquelle elle se prononce et en utilisant les fonctionnalités dont ceux-ci sont dotés. Elles ne lui font obligation ni de recourir à un logiciel qui serait mis à sa disposition par le demandeur, ni de développer un nouvel outil informatique, ni de développer de nouvelles fonctionnalités sur les outils dont elle dispose.

8. Il ressort des pièces du dossier et de la mesure d'instruction diligentée par la 10ème chambre de la section du contentieux que les documents versés dans l'application " Actes budgétaires " sous forme de fichiers uniques rassemblant les documents budgétaires et leurs annexes, dont la publication en ligne est demandée par l'association requérante, représentent plusieurs centaines de milliers de fichiers qui peuvent contenir des données à caractère personnel concernant, notamment, le personnel de la collectivité ou du groupement, les personnes physiques bénéficiaires de prêts, aides et autres concours financiers, ou encore les personnes physiques débitrices à l'égard de l'administration. D'une part, l'anonymisation manuelle de ces documents ferait, à l'évidence, peser une charge disproportionnée sur l'administration saisie au regard des moyens dont elle dispose. D'autre part, il ne ressort pas des pièces du dossier que les services du ministère de l'intérieur et des outre-mer disposeraient d'un outil informatique permettant de procéder de façon satisfaisante à l'anonymisation des données personnelles de manière automatisée. Si l'association requérante fait valoir que l'anonymisation des documents pourrait être réalisée à l'aide d'un logiciel libre qu'elle a proposé au ministère d'utiliser, lequel permettrait de supprimer l'ensemble des champs susceptibles de contenir normalement des données à caractère personnel, il résulte de ce qui a été dit au point 7 que les dispositions du code des relations entre le public et l'administration ne font pas obligation aux services du ministère d'y recourir, non plus qu'elles ne lui imposent de développer un outil informatique pour satisfaire la demande dont il est saisi, alors même qu'il disposerait des ressources financières et humaines permettant de réaliser ce développement. Dans ces conditions, eu égard aux fonctionnalités de l'application " Actes budgétaires " dans laquelle les fichiers demandés sont stockés, la demande de mise en ligne de l'intégralité de ces derniers excède les possibilités techniques de l'administration au sens de l'article L. 311-9 du code des relations entre le public et l'administration.

9. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre, que la demande de l'association " Ouvre-boîte " doit être rejetée, y compris ses conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du 30 juin 2022 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 2 : Les conclusions de l'association " Ouvre-boîte " sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à l'association " Ouvre-boîte ".

Délibéré à l'issue de la séance du 29 novembre 2023 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, Mme Anne Egerszegi, présidents de chambre ; Mme Nathalie Escaut, M. Nicolas Polge, M. Vincent Daumas, M. Alexandre Lallet, Mme Isabelle Lemesle, conseillers d'Etat et Mme Alexandra Bratos, auditrice-rapporteure.

Rendu le 20 décembre 2023.


Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Alexandra Bratos
La secrétaire :
Signé : Mme Chloé-Claudia Sediang

ECLI:FR:CECHR:2023:467161.20231220
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