CAA de DOUAI, 3ème chambre, 22/08/2019, 18DA02437-19DA00177, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :


Procédure contentieuse antérieure :

La société TPF Utilities a demandé au tribunal administratif de Lille, d'une part, d'annuler le marché public conclu le 21 janvier 2016 par la commune de Montigny-en-Gohelle avec la société Dalkia portant sur l'exploitation des installations thermiques des bâtiments communaux et, d'autre part, de condamner cette commune à lui verser la somme de 483 057,63 euros.

Par un jugement n° 1602219 du 2 octobre 2018, le tribunal administratif de Lille a résilié ce marché à compter du 1er mars 2019 et a condamné la commune de Montigny-en-Gohelle à verser à la société TPF Utilities la somme de 213 586 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 17 mars 2016.


Procédure devant la cour :

I) Par une requête enregistrée le 3 décembre 2018 sous le n° 18DA02437, la commune de Montigny-en-Gohelle, représentée par Me F... B..., demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de rejeter la demande de la société TPF Utilities ;


3°) de mettre à la charge de la société TPF Utilities la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

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II) Par une requête enregistrée le 21 janvier 2019 sous le n° 19DA00177, la commune de Montigny-en-Gohelle, représentée par Me F... B..., demande à la cour de prononcer le sursis à exécution du jugement du tribunal administratif de Lille du 2 octobre 2018.

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Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le code des marchés publics ;
- le code de justice administrative.


Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Valérie Petit, président-assesseur,
- le rapport de M. Jean-Michel Arruebo-Mannier, rapporteur public,
- et les observations de Me D... A... représentant la commune de Montigny-en_Gohelle, ainsi que de Me C... E... représentant la société TPF Utilities.


Considérant ce qui suit :

1. La commune de Montigny-en-Gohelle a adressé pour publication, le 16 octobre 2015, un avis d'appel public à la concurrence en vue de l'attribution, selon la procédure d'appel d'offres ouvert, d'un marché public d'une durée de huit ans portant sur l'exploitation des installations thermiques des bâtiments communaux. Les soumissionnaires devaient présenter une offre de base, ainsi qu'une offre tenant compte d'une option (installation d'un système de télégestion). Les offres devaient être évaluées sur la base de deux critères, la valeur technique de l'offre, pondérée d'un coefficient de 60 %, et le prix, pondéré d'un coefficient de 40 %. A l'issue de cette procédure, la société TPF Utilities a été informée, par lettre du 15 décembre 2015, du rejet de son offre, classée en deuxième position lors de l'analyse des offres, et de l'attribution du marché à la société Dalkia. Le marché a été conclu le 21 janvier 2016 par la commune avec la société Dalkia. La société TPF Utilities a présenté devant le tribunal administratif de Lille un recours tendant à l'annulation de ce contrat et à la condamnation de la commune de Montigny-en-Gohelle à lui verser la somme de 483 057,53 euros en réparation du préjudice résultant de son éviction. Par un jugement du 2 octobre 2018, le tribunal administratif de Lille a estimé que l'offre de la société Dalkia était irrégulière, cette société ayant diminué les prix du poste " P1 " dans l'option dont elle a assorti son offre, alors qu'en application du règlement de la consultation, l'option obligatoire ne pouvait affecter que les prix du poste " P3 ". Compte tenu de cette irrégularité de l'offre de la société Dalkia, il a résilié le marché à compter du 1er mars 2019 et a condamné la commune de Montigny-en-Gohelle à verser à la société TPF Utilities la somme de 213 586 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 17 mars 2016. Par les deux requêtes visées ci-dessus, qu'il y a lieu de joindre, la commune relève appel de ce jugement et demande à la cour de surseoir à son exécution. La société TPF Utilities présente des conclusions d'appel incident tendant à ce que le montant de la condamnation prononcée en première instance à l'encontre de la commune soit porté à 483 057, 63 euros.


Sur les conclusions en contestation de la validité du marché :
2. Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l'excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d'un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d'être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles.
3. Saisi ainsi par un tiers dans les conditions définies ci-dessus, de conclusions contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses, il appartient au juge du contrat, après avoir vérifié que l'auteur du recours autre que le représentant de l'Etat dans le département ou qu'un membre de l'organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné se prévaut d'un intérêt susceptible d'être lésé de façon suffisamment directe et certaine et que les irrégularités qu'il critique sont de celles qu'il peut utilement invoquer, lorsqu'il constate l'existence de vices entachant la validité du contrat, d'en apprécier l'importance et les conséquences. Ainsi, il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l'exécution du contrat est possible, soit d'inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu'il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat. En présence d'irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l'exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l'intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s'il se trouve affecté d'un vice de consentement ou de tout autre vice d'une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d'office, l'annulation totale ou partielle de celui-ci. Il peut enfin, s'il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu'il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l'indemnisation du préjudice découlant de l'atteinte à des droits lésés.

En ce qui concerne la validité du marché :

4. Aux termes du III de l'article 53 du code des marchés publics, alors en vigueur : " Les offres inappropriées, irrégulières et inacceptables sont éliminées (...) " ; aux termes de l'article 35 du même code : " (...) Une offre irrégulière est une offre qui, tout en apportant une réponse au besoin du pouvoir adjudicateur, est incomplète ou ne respecte pas les exigences formulées dans l'avis d'appel public à la concurrence ou dans les documents de la consultation (...) ".

5. L'article 2.2.2 du règlement de la consultation prévoyait en l'espèce une option relative à la mise en place d'une solution de télé-relève sur les sites les plus énergivores des bâtiments communaux de la ville de Montigny-en-Gohelle, nécessitant du candidat qu'il complète l'annexe 5 b de l'acte d'engagement. Cette option de télégestion était censée " permettre au candidat de réviser les consommations de combustible en s'appuyant sur un suivi plus affiné et une meilleure réactivité quant aux dérives de consommation éventuelles ". L'article 3.5.8 du cahier des clauses techniques particulières du marché précisait qu'" il est demandé au candidat de proposer en option à l'annexe prévue à cet effet dans l'acte d'engagement une solution de télé-relève pour les sites les plus énergivores... ". L'annexe 5 b de l'acte d'engagement indiquait que l'impact financier de l'option ne devait porter que sur le montant de la redevance dite " P3 ", c'est-à-dire le montant dû par la commune au titre de la garantie totale de l'ensemble des équipements techniques à la charge du titulaire du marché. Il résulte de l'instruction que, s'agissant de l'option, la société Dalkia a diminué les prix du poste " P1 " (fourniture de combustible pour la production de chauffage et d'eau chaude sanitaire et fourniture de chaleur pour la piscine Jules Verne). Ainsi, quelle que soit la pertinence économique du calcul effectué par la société Dalkia, son offre ne respectait pas le règlement de la consultation. La commune a d'ailleurs nécessairement admis cette irrégularité, puisqu'elle a conclu avec la société Dalkia, le 18 janvier 2016, une " mise au point du marché ", indiquant que " l'acte d'engagement de la consultation d'appel d'offres ne permettait pas au candidat de modifier le coût des prestations " P1 " en cas d'acceptation de l'option " Télégestion ". Aux termes de l'article 59 du code des marchés publics, alors en vigueur : " II. - Après classement des offres finales conformément au III de l'article 53, l'offre économiquement la plus avantageuse est choisie en application du ou des critères annoncés dans l'avis d'appel public à la concurrence ou dans le règlement de la consultation. Ce choix est effectué par la commission d'appel d'offres pour les collectivités territoriales. - Il est possible, en accord avec le candidat retenu, de procéder à une mise au point des composantes du marché sans que ces modifications puissent remettre en cause les caractéristiques substantielles de l'offre ni le classement des offres. ". Ces dispositions n'autorisaient pas la commune de Montigny-en-Gohelle à rechercher, postérieurement au classement des offres, une régularisation de l'offre de la société Dalkia, une telle tentative de régularisation remettant nécessairement en cause une caractéristique substantielle de l'offre initiale de la société Dalkia et le classement de l'ensemble des offres.

6. Dans ses conclusions d'appel incident, la société Dalkia réitère un moyen déjà soulevé devant le tribunal administratif, tiré de ce que la commune aurait entaché d'une erreur manifeste son appréciation des mérites de son offre en lui accordant la note de 3/6 au titre du sous-critère relatif aux moyens humains du candidat, et qu'elle aurait méconnu ainsi le principe d'égalité de traitement des candidats.

7. Aux termes du I de l'article 53 du code des marchés publics : " Pour attribuer le marché au candidat qui a présenté l'offre économiquement la plus avantageuse, le pouvoir adjudicateur se fonde : /1° Soit sur une pluralité de critères non discriminatoires et liés à l'objet du marché, notamment la qualité, le prix, la valeur technique, le caractère esthétique et fonctionnel, les performances en matière de protection de l'environnement, les performances en matière de développement des approvisionnements directs de produits de l'agriculture, les performances en matière d'insertion professionnelle des publics en difficulté, le coût global d'utilisation, les coûts tout au long du cycle de vie, la rentabilité, le caractère innovant, le service après-vente et l'assistance technique, la date de livraison, le délai de livraison ou d'exécution, la sécurité d'approvisionnement, l'interopérabilité et les caractéristiques opérationnelles. D'autres critères peuvent être pris en compte s'ils sont justifiés par l'objet du marché (...) ".

8. Il résulte du rapport d'analyse des offres que pour attribuer une note de 3/6 à la société TPF Utilities au titre du sous-critère relatif aux moyens humains du candidat, qui avait pour but d'apprécier l'adéquation et les qualités des personnels spécifiquement affectés à l'exécution des prestations objet du marché et qui ne présentait pas un caractère discriminatoire, la commune a estimé que l'équipe affectée par cette société à l'exécution du marché était " modeste ". La circonstance qu'elle a ajouté de manière inutile que cette modestie était liée notamment " à la taille de son implantation dans le Nord-Pas-de-Calais " n'est pas, à elle seule, de nature à établir que la commune aurait entaché d'une erreur manifeste d'appréciation son appréciation des mérites de l'offre de la société TPF Utilities au regard du sous-critère relatif aux moyens humains du candidat.


En ce qui concerne les conséquences du vice constaté :

9. Les parties ne contestent pas le jugement en tant que celui-ci a estimé que l'irrégularité de l'offre de la société Dalkia, justifiait seulement la résiliation du marché et que cette résiliation devait prendre effet à compter du 1er mars 2019, en vue de permettre à la commune de Montigny-en-Gohelle de mener à bien la procédure légalement requise de choix d'un nouvel exploitant.


Sur les conclusions indemnitaires :

10. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice qu'il estime avoir subi du fait de l'irrégularité ayant, selon lui, affecté la procédure ayant conduit à son éviction, il appartient au juge, si cette irrégularité est établie, de vérifier qu'elle est la cause directe de l'éviction du candidat et, par suite, qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute en résultant et le préjudice dont le candidat demande l'indemnisation. Si tel est le cas, il appartient au juge de vérifier d'abord si l'entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le marché. Dans l'affirmative, l'entreprise n'a droit à aucune indemnité. Dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu'elle a engagés pour présenter son offre. Il convient ensuite de rechercher si l'entreprise avait des chances sérieuses d'emporter le marché. Dans un tel cas, l'entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement les frais de présentation de l'offre qui n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique. Ce manque à gagner doit être déterminé en prenant en compte le bénéfice net qu'aurait procuré ce marché à l'entreprise.

11. En l'espèce, la sélection de l'offre irrégulière de la société Dalkia est la cause directe de l'éviction de la société TPF Utilities. L'offre de celle-ci, dont il n'est pas allégué qu'elle aurait été elle-même irrégulière, a été classée en deuxième position lors de l'analyse des offres. Dans ces conditions, la société TPF Utilities doit être regardée comme ayant eu des chances sérieuses d'emporter le marché. Par suite, elle est fondée à demander l'indemnisation de son manque à gagner.

12. Les pièces comptables présentées par la société TPF Utilities font état, pour quatre marchés semblables exécutés au cours de l'année, des taux de marge très variables, allant de 7,07 % à 20,10 %. La société n'explicite pas les raisons pour lesquelles le taux de marge net spécifique au marché en litige aurait été supérieur au taux de 12 % retenu par le tribunal administratif. Dans ces conditions, il ne résulte pas de l'instruction que les premiers juges auraient fait une inexacte appréciation du manque à gagner de la société TPF Utilities en appliquant ce taux de 12 % au montant total du marché signé entre la commune et la société Dalkia, soit 1 809 049,68 euros HT, et en en déduisant que le manque à gagner subi par la société TPF Utilities devait être fixé à 217 085,96 euros.

13. En revanche, contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, il n'y a pas lieu de déduire de ce manque à gagner une somme de 3 500 euros, au motif que, dans l'hypothèse où la société aurait été déclarée attributaire du marché, elle aurait bénéficié de versements échelonnés et non d'un capital versé en une fois.

14. Il résulte de tout ce qui précède que le montant de la condamnation prononcée en première instance à l'encontre de la commune de Montigny-en-Gohelle doit être porté à la somme de 217 085,96 euros, assortie des intérêts à taux légal à compter du 17 mars 2016 et que le jugement doit être réformé en ce sens.


Sur les conclusions à fins de sursis à exécution du jugement :

15. Dès lors que par le présent arrêt, la cour statue sur les conclusions d'appel présentées par les parties, les conclusions de la commune de Montigny-en-Gohelle tendant à ce que la cour prononce le sursis à exécution du jugement sont devenues sans objet.


Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'il soit fait droit aux conclusions présentées à ce titre par la commune de Montigny-en-Gohelle. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la commune de Montigny-en-Gohelle la somme de 1 500 euros au titre des mêmes dispositions.

DÉCIDE :
Article 1er : La commune de Montigny-en-Gohelle est condamnée à payer à la société TPF Utilities la somme de 217 085,96 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 17 mars 2016.

Article 2 : La commune de Montigny-en-Gohelle versera à la société TPF Utilities la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions à fins de sursis à exécution du jugement.

Article 4 : Le jugement du tribunal administratif de Lille du 2 octobre 2018 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la commune de Montigny-en-Gohelle, à la société TPF Utilities et à la société Dalkia.
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N° 18DA02437, 19DA00177



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