Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 14/06/2019, 419146, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 20 mars et 26 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Vert Marine demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet née du silence gardé par le Premier ministre sur sa demande tendant à l'abrogation des articles 19 et 23 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession ;

2°) d'enjoindre au Premier ministre d'abroger ces dispositions et de les remplacer par des dispositions permettant d'assurer la conformité de ce décret au droit de l'Union européenne dans un délai de 3 mois à compter de la notification de la décision à intervenir ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 7 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 ;
- le code de la commande publique ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale ;
- l'ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 ;
- le décret n° 2018-1075 du 3 décembre 2018 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Marc Pichon de Vendeuil, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;



Considérant ce qui suit :

1. L'autorité compétente, saisie d'une demande tendant à l'abrogation d'un règlement illégal, est tenue d'y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l'illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date. Lorsque, postérieurement à l'introduction d'une requête dirigée contre un refus d'abroger des dispositions à caractère réglementaire, l'autorité qui a pris le règlement litigieux procède à son abrogation expresse ou implicite, le litige né de ce refus d'abroger perd son objet. Il en va toutefois différemment lorsque cette même autorité reprend, dans un nouveau règlement, les dispositions qu'elle abroge, sans les modifier ou en ne leur apportant que des modifications de pure forme.

2. Le II de l'article 19 du décret du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession prévoit que chaque candidat à l'attribution d'un contrat de concession doit produire l'ensemble des documents justifiant qu'il ne fait l'objet d'aucune des exclusions de la procédure de passation des contrats de concession prévues aux articles 39, 40 et 42 de l'ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux mêmes contrats. Le II de l'article 23 du même décret ajoute, à son second alinéa, que les candidatures irrecevables sont éliminées, en précisant qu'est notamment " irrecevable la candidature présentée par un candidat qui ne peut participer à la procédure de passation en application des articles 39, 40, 42 et 44 de l'ordonnance du 29 janvier 2016 ".

3. S'il ressort des pièces du dossier que les articles 19 et 23 du décret du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession ont été abrogés par le décret du 3 décembre 2018 portant partie réglementaire du code de la commande publique, ces dispositions ont été reprises, en ne recevant que des modifications de pure forme, aux articles R. 3123-16 à R. 3123-21 du code de la commande publique. Dès lors, les conclusions tendant à leur abrogation n'ont pas perdu leur objet et doivent être regardées comme dirigées contre ces derniers articles.

Sur la recevabilité de la requête :

4. Il ressort des pièces du dossier que la société Vert Marine est spécialisée dans la gestion déléguée d'équipements de sports et de loisirs et que l'essentiel de son activité résulte de l'exploitation de contrats de concession passés avec des collectivités publiques. Elle justifie, dès lors, d'un intérêt lui donnant qualité pour former un recours pour excès de pouvoir contre le refus d'abroger les dispositions réglementaires litigieuses, en ce qu'elles ne prévoient pas de dispositif de mise en conformité permettant à un opérateur économique candidat à l'attribution d'un contrat de concession d'échapper aux interdictions de soumissionner prévues en cas de condamnation pour certaines infractions.

Sur la légalité externe du décret du 1er février 2016 :

5. Si, dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre la décision refusant d'abroger un acte réglementaire, la légalité des règles fixées par l'acte réglementaire, la compétence de son auteur et l'existence d'un détournement de pouvoir peuvent être utilement critiquées, il n'en va pas de même des conditions d'édiction de cet acte, les vices de forme et de procédure dont il serait entaché ne pouvant être utilement invoqués que dans le cadre du recours pour excès de pouvoir dirigé contre l'acte réglementaire lui-même et introduit avant l'expiration du délai de recours contentieux. Par suite et en tout état de cause, la société requérante ne peut utilement invoquer, à l'appui de ses conclusions tendant à l'annulation pour excès de pouvoir du refus d'abroger les dispositions réglementaires litigieuses, le moyen tiré de ce que le décret du 1er février 2016, dont les dispositions ont d'ailleurs été ultérieurement reprises au code de la commande publique, n'aurait pas été contresigné par le garde des sceaux, ministre de la justice.

Sur la légalité interne des dispositions réglementaires litigieuses :

6. La société Vert Marine soutient que les articles 19 et 23 du décret du 1er février 2016, dont les dispositions ont été reprises au code de la commande publique, sont illégaux en ce qu'ils font application de l'article 39 de l'ordonnance du 29 janvier 2016 qui serait incompatible avec les objectifs de l'article 38 de la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l'attribution de contrats de concession.

7. Un tel moyen, contrairement à ce que fait valoir le ministre de l'économie et des finances en défense, peut être utilement soulevé dans la mesure où les dispositions des articles 19 et 23 du décret, qui fixent la liste des documents permettant de justifier que le candidat ne fait l'objet d'aucune exclusion de soumissionner, doivent être regardés comme ayant été pris pour l'application de l'article 39 de l'ordonnance.

8. L'article 38 de la directive 2014/23/UE prévoit des motifs d'exclusion, obligatoires ou facultatifs, des opérateurs économiques des procédures d'attribution des contrats de concession. Son paragraphe 4 précise les infractions pour lesquelles la condamnation d'un opérateur économique entraîne obligatoirement interdiction de participer aux procédures d'attribution de concession. Toutefois, aux termes du paragraphe 9 du même article, " Tout opérateur économique qui se trouve dans l'une des situations visées aux paragraphes 4 et 7 peut fournir des preuves afin d'attester que les mesures qu'il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité malgré l'existence du motif d'exclusion invoqué. Si ces preuves sont jugées suffisantes, l'opérateur économique concerné n'est pas exclu de la procédure. / À cette fin, l'opérateur économique prouve qu'il a versé ou entrepris de verser une indemnité en réparation de tout préjudice causé par l'infraction pénale ou la faute, clarifié totalement les faits et circonstances en collaborant activement avec les autorités chargées de l'enquête et pris des mesures concrètes de nature technique et organisationnelle et en matière de personnel propres à prévenir une nouvelle infraction pénale ou une nouvelle faute. Les mesures prises par les opérateurs économiques sont évaluées en tenant compte de la gravité de l'infraction pénale ou de la faute ainsi que de ses circonstances particulières. Lorsque les mesures sont jugées insuffisantes, la motivation de la décision en question est transmise à l'opérateur économique concerné. / Un opérateur économique qui a été exclu par un jugement définitif de la participation à des procédures de passation de marché ou d'attribution de concession n'est pas autorisé à faire usage de la possibilité prévue au présent paragraphe pendant la période d'exclusion fixée par ledit jugement dans les États membres où le jugement produit ses effets. " Selon le paragraphe 10 du même article : " Par disposition législative, réglementaire ou administrative, et dans le respect du droit de l'Union, les États membres arrêtent les conditions d'application du présent article. Ils déterminent notamment la durée maximale de la période d'exclusion si aucune des mesures visées au paragraphe 9 n'a été prise par l'opérateur économique pour démontrer sa fiabilité. Lorsque la durée de la période d'exclusion n'a pas été fixée par jugement définitif, elle ne peut dépasser cinq ans à compter de la date de la condamnation par jugement définitif dans les cas visés au paragraphe 4 et trois ans à compter de la date de l'événement concerné dans les cas visés au paragraphe 7. ". Ces dispositions sont éclairées par le point 71 des motifs de la directive, selon lequel : " Il convient cependant de laisser aux opérateurs économiques la possibilité de prendre des mesures de mise en conformité visant à remédier aux conséquences de toute infraction pénale ou faute et à empêcher effectivement que celles-ci ne se reproduisent. Il pourrait notamment s'agir de mesures concernant leur organisation et leur personnel, comme la rupture de toute relation avec des personnes ou des organisations impliquées dans ces agissements, des mesures appropriées de réorganisation du personnel, la mise en oeuvre de systèmes de déclaration et de contrôle, la création d'une structure d'audit interne pour assurer le suivi de la conformité et l'adoption de règles internes de responsabilité et de réparation. Lorsque ces mesures offrent des garanties suffisantes, l'opérateur économique concerné ne devrait plus être exclu pour ces seuls motifs. Les opérateurs économiques devraient avoir la possibilité de demander que soient examinées les mesures de mise en conformité prises en vue d'une éventuelle admission à la procédure d'attribution d'une concession. Cependant, il convient de laisser aux États membres le pouvoir de déterminer les conditions procédurales et matérielles exactes applicables dans ces cas de figure. Ils devraient, en particulier, être libres de décider de laisser à chaque pouvoir adjudicateur ou entité adjudicatrice la possibilité d'effectuer les évaluations pertinentes ou de confier cette tâche à d'autres pouvoirs à un niveau central ou décentralisé ".

9. Aux termes de l'article 39 de l'ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, aujourd'hui repris à l'article L. 3123-1 du code de la commande publique : " Sont exclues de la procédure de passation des contrats de concession : / 1° Les personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation définitive pour l'une des infractions prévues aux articles 222-34 à 222-40, 313-1, 313-3, 314-1, 324-1, 324-5, 324-6, 421-1 à 421-2-4, 421-5, 432-10, 432-11, 432-12 à 432-16, 433-1, 433-2, 434-9, 434-9-1, 435-3, 435-4, 435-9, 435-10, 441-1 à 441-7, 441-9, 445-1 à 445-2-1 ou 450-1 du code pénal, aux articles 1741 à 1743, 1746 ou 1747 du code général des impôts, et pour les contrats de concession qui ne sont pas des contrats de concession de défense ou de sécurité aux articles 225-4-1 et 225-4-7 du code pénal, ou pour recel de telles infractions, ainsi que pour les infractions équivalentes prévues par la législation d'un autre Etat membre de l'Union européenne. / La condamnation définitive pour l'une de ces infractions ou pour recel d'une de ces infractions d'un membre de l'organe de gestion, d'administration, de direction ou de surveillance ou d'une personne physique qui détient un pouvoir de représentation, de décision ou de contrôle d'une personne morale entraîne l'exclusion de la procédure de passation des contrats de concession de cette personne morale, tant que cette personne physique exerce ces fonctions. / L'exclusion de la procédure de passation des contrats de concession au titre du présent 1° s'applique pour une durée de cinq ans à compter du prononcé de la condamnation (...) ".

10. La société Vert Marine soutient que le droit français méconnaît les objectifs de la directive du 26 février 2014, dès lors que ni les dispositions de droit interne citées au point précédent ni aucune autre disposition ne prévoient la possibilité, pour un opérateur qui serait condamné par un jugement définitif pour une des infractions qu'elles énumèrent et qui se trouverait de ce fait, en application du 1° de l'article 39 de l'ordonnance du 29 janvier 2016, exclu des procédures de passation des contrats de concession pour une durée de cinq ans, de mettre en oeuvre des mesures particulières destinées à attester sa fiabilité auprès d'un pouvoir adjudicateur.

11. La réponse à apporter à ce moyen dépend du point de savoir si la directive du 26 février 2014 doit être interprétée comme faisant obstacle de façon absolue à ce que la législation d'un Etat membre puisse ne pas ouvrir à un opérateur économique relevant d'un motif d'exclusion tel que ceux mentionnés au 1° de l'article 39 de l'ordonnance du 29 janvier 2016 la possibilité de fournir des preuves afin d'attester que les mesures qu'il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité au pouvoir adjudicateur malgré l'existence de ce motif d'exclusion, quand bien même il s'agirait d'infractions d'une particulière gravité que le législateur a entendu réprimer, dans un but de moralisation de la commande publique, pour garantir l'exemplarité des candidats.

12. En outre, le ministre de l'économie et des finances fait valoir, dans ses écritures en défense, qu'il existe dans le droit français différents mécanismes, tels le relèvement - qui permet à la juridiction judiciaire de relever en tout ou partie une personne d'une interdiction, déchéance ou incapacité quelconque résultant d'une condamnation pénale -, la réhabilitation judiciaire - qui permet d'effacer toutes les incapacités et déchéances résultant d'une condamnation - et l'exclusion de la mention de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire, prévus respectivement par l'article 132-21 du code pénal, par l'article 133-12 du code pénal et par l'article 775-1 du code de procédure pénale, et que la directive laisse les Etats membres libres de décider de laisser à chaque pouvoir adjudicateur ou entité adjudicatrice la possibilité d'apprécier la pertinence des mesures de mise en conformité ou de confier ces tâches à d'autres pouvoirs à un niveau central ou décentralisé. La réponse à apporter au moyen soulevé par la requête dépend ainsi également du point de savoir si de tels mécanismes, mis en oeuvre par une autorité judiciaire, peuvent être regardés comme des dispositifs de mise en conformité adéquats, ce qui suppose de déterminer si une autorité juridictionnelle peut être regardée comme un pouvoir à un niveau central ou décentralisé, au sens du point 71 des motifs de la directive, et si les conditions d'octroi des mesures judiciaires de la nature de celles qui existent en droit français peuvent permettre de les assimiler à des dispositifs de mise en conformité au sens de la directive.

13. Ces questions sont déterminantes pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d'Etat et présentent une difficulté sérieuse. Il y a lieu, par suite, d'en saisir la Cour de justice de l'Union européenne en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et, jusqu'à ce que celle-ci se soit prononcée, de surseoir à statuer sur la requête de la société Vert Marine.




D E C I D E :
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Article 1er : Il est sursis à statuer sur la requête présentée par la société Vert Marine, jusqu'à ce que la Cour de justice de l'Union européenne se soit prononcée sur les questions suivantes :
1° La directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l'attribution de contrats de concession doit-elle être interprétée comme s'opposant à ce que la législation d'un Etat membre, dans un objectif de moralisation de la commande publique, puisse ne pas donner à un opérateur économique condamné par un jugement définitif pour une infraction d'une particulière gravité et faisant l'objet pour ce motif d'une mesure d'interdiction de participer à une procédure de passation d'un contrat de concession pendant une durée de cinq ans, la possibilité de fournir des preuves afin d'attester que les mesures qu'il a prises suffisent à démontrer sa fiabilité au pouvoir adjudicateur malgré l'existence de ce motif d'exclusion '
2° Si la directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 permet aux Etats membres de confier à d'autres pouvoirs que le pouvoir adjudicateur concerné le soin d'apprécier le dispositif de mise en conformité des opérateurs, une telle faculté permet-elle de confier ce dispositif à des autorités juridictionnelles ' Dans l'affirmative, des mécanismes tels que les dispositifs de droit français de relèvement, de réhabilitation judiciaire et d'exclusion de la mention de la condamnation au bulletin n° 2 du casier judiciaire peuvent-ils être assimilés à des dispositifs de mise en conformité au sens de la directive '
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Vert Marine, au ministre de l'économie et des finances et au greffier de la Cour de justice de l'Union européenne.
Copie en sera adressée au Premier ministre.

ECLI:FR:CECHR:2019:419146.20190614
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