Conseil d'État, 8ème - 3ème chambres réunies, 16/07/2020, 440269

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 27 avril et 29 juin 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... D..., Mme A... F... et M. E... C... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir les paragraphes n° 60 et 70 des commentaires administratifs publiés le 6 juillet 2016 au bulletin officiel des finances publiques - impôts sous la référence BOI-BIC-CHAMP-80-10-70-20 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code général des impôts, notamment son article 44 quindecies ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Guillaume de La Taille Lolainville, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Baraduc, Duhamel, Rameix, avocat de M. D..., de Mme F... et de M. C... ;




Considérant ce qui suit :

1. Selon le I de l'article 44 quindecies du code général des impôts, au sein de zones de revitalisation rurale dont, en application de l'article 1465 A du même code dans sa rédaction alors en vigueur, le périmètre est défini par décret, les entreprises créées ou reprises entre le 1er janvier 2011 et le 31 décembre 2020 bénéficient, sous certaines conditions et dans certaines limites, à raison des bénéfices qu'elles réalisent pendant les quatre-vingt-quinze premiers mois suivant celui de leur création ou de leur reprise, d'une exonération totale puis partielle d'impôt sur le revenu ou d'impôt sur les sociétés. Il résulte de ces dispositions, éclairées par les travaux parlementaires ayant précédé l'adoption de l'article 129 de la loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010 de finances pour 2011 dont elles sont issues, que la reprise d'entreprise ouvrant droit à l'exonération qu'elles instaurent s'entend de toute opération au terme de laquelle est reprise la direction effective d'une entreprise existante avec la volonté non équivoque de maintenir la pérennité de cette entreprise. Par suite, une telle reprise ne suppose pas nécessairement et uniquement la création d'une structure juridiquement nouvelle ou le rachat de plus de 50 % des titres d'une société.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

2. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

3. Eu égard à ce qui a été dit au point 1 ci-dessus, M. D..., Mme F... et M. C... ne sauraient faire grief aux dispositions du I de l'article 44 quindecies du code général des impôts, en tant qu'elles subordonneraient le champ de l'exonération qu'elles instaurent uniquement à la création d'une structure juridiquement nouvelle ou au rachat de plus de 50 % des titres d'une société, de méconnaître les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, qui consacrent les principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques. Dès lors, la question prioritaire de constitutionnalité qu'ils soulèvent, qui n'est pas nouvelle, n'est pas non plus sérieuse. Il en résulte que les conditions pour en saisir le Conseil constitutionnel, prévues au premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, ne sont pas réunies.

Sur les autres moyens de la requête :

4. Le recours formé contre les dispositions impératives à caractère général d'une circulaire ou d'une instruction doit être accueilli notamment si ces dispositions fixent, dans le silence des textes, une règle nouvelle entachée d'incompétence.

5. Par une instruction publiée au bulletin officiel des finances publiques - impôts le 6 juillet 2016 sous la référence BOI-BIC-CHAMP-80-10-70-20, l'administration a commenté le champ d'application du régime de faveur prévu à l'article 44 quindecies du code général des impôts. Sous le titre I " Opérations éligibles ", le sous-titre B traite de la " Reprise d'activités préexistantes ". Son paragraphe n° 50 énonce que, sous la réserve de certaines exceptions, les entreprises qui reprennent des activités préexistantes sont éligibles au régime de faveur, quelles que soient les modalités de cette reprise ou les modifications pouvant intervenir dans l'activité initiale. Le paragraphe n° 60, illustré d'un exemple, énonce ensuite que : " La reprise d'une activité préexistante est caractérisée par la réunion de trois éléments : / - la nouvelle entreprise est une structure juridiquement nouvelle ; / - l'activité exercée par l'entreprise nouvellement créée doit être identique à celle d'une entreprise préexistante ; / - la nouvelle entreprise reprend en droit ou en fait des moyens d'exploitation d'une entreprise préexistante (clientèle, locaux, matériels, salariés, fonds de commerce, etc.). " Le paragraphe n° 70, illustré d'un autre exemple, précise encore que : " Par tolérance, il est admis que la reprise d'une activité préexistante soit également caractérisée par l'acquisition de plus de 50 % des titres d'une société (lorsque cette acquisition ne s'accompagne pas d'un changement d'activité) ".

6. Alors qu'il ne résulte pas des dispositions de l'article 44 quindecies du code général des impôts, ainsi qu'il a été dit au point 1, que seules auraient le caractère d'entreprises ayant été reprises, éligibles à ce titre au régime d'exonération qu'elles instaurent, soit des structures juridiquement nouvelles, soit des sociétés dont plus de 50 % des titres ont été rachetés, les énonciations attaquées fixent, dans le silence des textes, une règle nouvelle entachée d'incompétence.

7. Il résulte de ce qui précède que M. D..., Mme F... et M. C... sont fondés à demander l'annulation des paragraphes n° 60 et 70 de l'instruction publiée au bulletin officiel des finances publiques - impôts le 6 juillet 2016 sous la référence BOI-BIC-CHAMP-80-10-70-20. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à leur verser au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D E C I D E :
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Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. D..., Mme F... et M. C....
Article 2 : Les paragraphes n° 60 et 70 des commentaires publiés au bulletin officiel des finances publiques - impôts le 6 juillet 2016 sous la référence BOI-BIC-CHAMP-80-10-70-20 sont annulés.
Article 3 : L'Etat versera à M. D..., Mme F... et M. C... une somme globale de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. B... D..., premier dénommé, au ministre de l'économie, des finances et de la relance et au Premier ministre.

ECLI:FR:CECHR:2020:440269.20200716
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