Conseil d'État, Juge des référés, 15/02/2017, 407355, Publié au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

Mme C...D..., agissant en qualité d'administrateur ad hoc de M. A... B..., a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, d'enjoindre à la Direction régionale des entreprises de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (DIRECCTE) unité territoriale Languedoc-Roussillon de délivrer à M. B...une autorisation provisoire de travail dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir, sous une astreinte de 200 euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 1605562 du 13 décembre 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a enjoint à la DIRECCTE Unité territoriale Languedoc-Roussillon de délivrer à M. B... l'autorisation de travail mentionnée au 2° de l'article L. 5221-2 du code du travail dans un délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de son ordonnance.

Par un recours, enregistré le 31 janvier 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de rejeter les conclusions présentées en première instance par Mme D..., agissant en qualité d'administrateur ad hoc de M.B....


Il soutient que :
- son recours est recevable, dès lors que le délai de recours en appel n'a jamais couru, faute pour l'ordonnance attaquée de lui avoir été notifiée ;
- l'ordonnance attaquée a été exécutée par le préfet de la Haute-Garonne, puisque M. B...bénéficie d'une autorisation provisoire de travail ;
- la condition d'urgence n'est pas remplie dès lors, d'une part, que M. B... a lui-même créé la situation d'urgence dont il se prévaut, et, d'autre part, que la DIRECCTE n'a pas opposé un refus à sa demande d'autorisation de travail mais l'a seulement invité à se rapprocher de la cellule de la préfecture de la Haute-Garonne dédiée à la gestion des dossiers des mineurs isolés étrangers sans qu'aucune décision administrative ne soit prise et, enfin, que M. B... pouvait reporter les dates de son inscription auprès du centre de formation des apprentis, s'agissant d'une formation en alternance ;
- l'ordonnance attaquée est entachée d'une erreur de fait en ce qu'il ne ressort nullement des pièces du dossier que la DIRECCTE aurait effectivement rejeté la demande d'autorisation de travail de M.B..., alors qu'il ne s'est pas présenté, comme il y avait été invité, devant la cellule dédiée au traitement des dossiers de mineurs isolés étrangers au sein de la préfecture ;
- cette ordonnance méconnaît les dispositions de l'article R. 5221-22 du code du travail, dès lors qu'elle enjoint à la DIRECCTE de délivrer une autorisation de travail à M. B..., sans que la situation de l'intéressé au regard des dispositions de l'article L. 313-15 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile n'ait été examinée ;
- les services de la DIRECCTE n'ont porté aucune atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d'accès à l'instruction de M. B...dès lors qu'il n'a pas fait l'objet d'un refus d'autorisation de travail.

Par un mémoire en défense, enregistré le 7 février 2017, Mme D..., agissant en qualité d'administrateur ad hoc de M.B..., conclut au rejet du recours et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que le recours est irrecevable, car tardif, et que les moyens soulevés par le ministre ne sont pas fondés.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 7 février 2017, le Groupe d'information et de soutien des immigré-e-s (GISTI) demande au Conseil d'Etat de rejeter le recours du ministre de l'intérieur.

Le Défenseur des droits a présenté des observations enregistrées le 7 février 2017.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale des droits de l'enfant signée à New-York le 26 janvier 1990 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code du travail ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, le ministre de l'intérieur, d'autre part, Mme D...;

Vu le procès-verbal de l'audience publique du mercredi 8 février 2017 à 10 heures au cours de laquelle ont été entendus :

- les représentants du ministre de l'intérieur ;

- Me Stoclet, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de Mme D...;

- les représentants de MmeD... ;
- Mme C...D..., administrateur ad hoc de M. A... B... ;
- les représentantes du Groupe d'information et de soutien des immigré-e-s (GISTI) ;
- la représentante du Défenseur des droits ;
et à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction.




Sur la jonction des requêtes :
Considérant ce qui suit :

1. Le Groupe d'information et de soutien des immigrés (GISTI) a intérêt au maintien de l'ordonnance attaquée. Son intervention est, par suite, recevable.

2. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ".

3. D'une part, aux termes de l'article 3-1 de la convention internationale des droits de l'enfant : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ". D'autre part, l'égal accès à l'instruction, garanti par le treizième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, auquel se réfère celui de la Constitution de 1958, est confirmé par l'article 2 du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. La privation pour un enfant, notamment s'il souffre d'isolement sur le territoire français, de toute possibilité de bénéficier d'une scolarisation ou d'une formation scolaire ou professionnelle adaptée, selon les modalités que le législateur a définies afin d'assurer le respect de l'exigence constitutionnelle d'égal accès à l'instruction, est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, au sens de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, pouvant justifier l'intervention du juge des référés sur le fondement de cet article, sous réserve qu'une urgence particulière rende nécessaire l'intervention d'une mesure de sauvegarde dans les quarante-huit heures. Le caractère grave et manifestement illégal d'une telle atteinte s'apprécie en tenant compte, d'une part, de l'âge de l'enfant, d'autre part, des diligences accomplies par l'autorité administrative compétente, au regard des moyens dont elle dispose.
4. Il résulte de l'instruction que M. A...B..., né le 24 juillet 1999, de nationalité malienne, a été confié aux services de l'aide sociale à l'enfance du département de la Haute-Garonne jusqu'à sa majorité par un jugement rendu le 17 mars 2016 par le juge des enfants de Toulouse. Par une ordonnance du 29 novembre 2016, le juge des tutelles du tribunal de grande instance de Toulouse a confié sa tutelle au conseil départemental de la Haute-Garonne et désigné Mme C...D...comme administrateur ad hoc. Entre temps, le 4 novembre 2016, M. B...avait déposé un dossier de pré-inscription auprès du (CFA) de Blagnac en vue de réaliser une formation de cuisinier dans le cadre d'un certificat d'aptitude professionnelle (CAP) d'une durée de deux ans. Le 5 décembre 2016, il a signé un contrat d'apprentissage avec la société Labac prévoyant une prise de poste le 9 décembre 2016. Ce contrat lui a permis de faire valider à titre temporaire son inscription auprès du centre de formation des apprentis (CFA) de Blagnac, l'administration du centre de formation étant en attente de son autorisation provisoire de travail délivrée par les services de la DIRECCTE, autorisation indispensable pour qu'il puisse occuper effectivement son poste. M. B...s'est présenté le 8 décembre 2016 dans les services de la DIRECCTE Unité territoriale Languedoc-Roussillon pour y déposer une demande de délivrance en urgence d'autorisation provisoire de travail pour activité salariée à titre accessoire. Il lui a été répondu que la délivrance d'une telle autorisation était subordonnée à l'octroi d'un titre de séjour. M. B...a donc été invité à prendre l'attache de la cellule de la préfecture de la Haute-Garonne dédiée à la gestion des dossiers des mineurs isolés étrangers. Par une ordonnance n° 1605562 du 13 décembre 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, saisi par M.B..., a enjoint à la DIRECCTE Unité territoriale Languedoc-Roussillon de lui délivrer dans les 24 heures l'autorisation de travail demandée. Le ministre de l'intérieur relève appel de cette ordonnance.
En ce qui concerne l'urgence :

5. En premier lieu, le ministre soutient que l'urgence à prendre la mesure de référé litigieuse n'était pas caractérisée, dès lors qu'il était loisible à M. B... de reporter la date de son engagement en qualité d'apprenti auprès de la société Labac. Toutefois, il résulte de l'instruction et des échanges intervenus lors de l'audience qu'alors que l'année scolaire 2017-2018 était déjà bien entamée, l'impossibilité pour M. B...de commencer à travailler immédiatement pour cette société, en l'absence de délivrance de l'autorisation de travail sollicitée, aurait eu pour conséquence de reporter d'une année le début de sa formation en alternance dans le cadre d'un CAP de cuisinier, alors que le suivi par l'intéressé d'une formation avant sa majorité est l'une des conditions de la délivrance ultérieure d'un titre de séjour sur le fondement de l'article L. 313-15 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

6. En second lieu, il résulte de l'instruction qu'il n'a pas fallu plus d'un mois à M. B..., à compter du dépôt de son dossier de préinscription au CFA de Blagnac, le 4 novembre 2016, pour conclure, le 5 décembre 2016, un contrat d'apprentissage avec la société Labac, avec date d'effet au 9 décembre 2016. Par suite, contrairement à ce que soutient le ministre, M. B... n'a pas contribué à organiser la situation d'urgence dont il se prévalait devant le premier juge des référés en se présentant le 8 décembre 2016 devant les services de la DIRECCTE pour solliciter la délivrance d'une autorisation provisoire de travail.

7. Il résulte de ce qui précède qu'ainsi que l'a jugé le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, M. B...justifiait d'une situation d'urgence.

En ce qui concerne l'atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale :

8. Le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a jugé qu'en refusant de délivrer à M.B..., mineur isolé de dix-sept ans, l'autorisation de travail sollicitée pour lui permettre de valider son inscription au CFA de Blagnac avant d'avoir atteint sa majorité, la DIRECCTE Unité territoriale Languedoc-Roussillon avait porté une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur de l'enfant et à l'exigence constitutionnelle d'égal accès à l'instruction.

9. D'une part, si l'article L. 5221-5 du code du travail prévoit, en son premier alinéa, qu'un étranger autorisé à séjourner en France ne peut exercer une activité professionnelle salariée en France sans avoir obtenu au préalable l'autorisation de travail mentionnée au 2° de l'article L. 5221-2, il résulte des termes même de son deuxième alinéa que l'autorisation de travail est accordée de droit à l'étranger autorisé à séjourner en France pour la conclusion d'un contrat d'apprentissage ou de professionnalisation à durée déterminée. D'autre part, l'article L. 311-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile impose à tout étranger âgé de plus de dix-huit ans qui souhaite séjourner en France pour une durée supérieure à trois mois d'être titulaire d'un titre de séjour. Si l'article L. 311-3 du même code détermine les conditions dans lesquelles les étrangers âgés de seize à dix-huit ans qui déclarent vouloir exercer une activité professionnelle reçoivent, de plein droit, un titre de séjour, ces dispositions ne couvrent pas le cas des mineurs étrangers de cet âge confiés au service de l'aide sociale à l'enfance mentionné à l'article L. 221-1 du code de l'action sociale et des familles. En revanche, l'article L. 313-15 du même code prévoit que, dans l'année qui suit son dix-huitième anniversaire, la carte de séjour temporaire prévue aux 1° et 2° de l'article L. 313-10 portant la mention "salarié" ou la mention "travailleur temporaire" peut être délivrée, à titre exceptionnel et sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, à l'étranger qui a été confié au service de l'aide sociale à l'enfance entre l'âge de seize ans et l'âge de dix-huit ans et qui justifie suivre depuis au moins six mois une formation destinée à lui apporter une qualification professionnelle, sous réserve du caractère réel et sérieux du suivi de cette formation, de la nature de ses liens avec sa famille restée dans le pays d'origine et de l'avis de la structure d'accueil sur l'insertion de cet étranger dans la société française. Il suit de là que, pour l'application des dispositions du deuxième alinéa de l'article L. 5221-5 du code du travail, les mineurs étrangers âgés de seize à dix-huit ans confiés au service de l'aide sociale à l'enfance doivent être regardés comme autorisés à séjourner en France lorsqu'ils sollicitent, pour la conclusion d'un contrat d'apprentissage ou de professionnalisation à durée déterminée, une autorisation de travail. En application de ces dispositions, cette autorisation doit leur être délivrée de plein droit, sans que puissent y faire obstacle les dispositions de l'article R. 5221-22 du même code, qui identifient certains cas dans lesquels la situation de l'emploi ne peut être opposée aux étrangers pris en charge par le service de l'aide sociale à l'enfance qui sollicitent une autorisation de travail. Par suite, contrairement à ce que soutient le ministre, la DIRECCTE Unité territoriale Languedoc-Roussillon ne pouvait légalement refuser l'autorisation de travail sollicitée pour la conclusion de son contrat d'apprentissage par M.B..., en le renvoyant vers la cellule de la préfecture de la Haute-Garonne chargée du traitement des dossiers des mineurs isolés étrangers, afin qu'il soit procédé à l'examen de sa situation au regard des conditions posées par l'article L. 313-15 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, relatives à la délivrance d'une carte de séjour temporaire, dans l'année qui suit son dix-huitième anniversaire, à l'étranger qui a été confié au service de l'aide sociale à l'enfance entre l'âge de seize ans et l'âge de dix-huit ans. En contraignant M.B..., âgé de dix-sept ans au moment de sa demande, à reporter d'une année le début de sa formation en alternance dans le cadre d'un CAP de cuisinier, alors que le suivi par l'intéressé d'une formation avant sa majorité est, au surplus, l'une des conditions de la délivrance ultérieure d'un titre de séjour sur le fondement de l'article L. 313-15 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, le refus opposé par la DIRECCTE Unité territoriale Languedoc-Roussillon a porté une atteinte grave et manifestement illégale à l'intérêt supérieur de l'enfant et à l'exigence constitutionnelle d'égal accès à l'instruction.

10. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de non recevoir opposée en défense, que le ministre de l'intérieur n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par l'ordonnance attaquée, le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse a enjoint à la DIRECCTE Unité territoriale Languedoc-Roussillon de délivrer à M. B... l'autorisation de travail mentionnée au 2° de l'article L. 5221-2 du code du travail. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à Mme D... en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention du Groupe d'information et de soutien des immigré-e-s (GISTI) est admise.
Article 2 : Le recours du ministre de l'intérieur est rejeté.
Article 3 : L'Etat versera une somme de 3 000 euros à Mme D...au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée au ministre de l'intérieur, à Mme C... D..., administrateur ad hoc de M. A... B...et au Groupe d'information et de soutien des immigré-e-s (GISTI).
Copie en sera adressée au Défenseur des droits.

ECLI:FR:CEORD:2017:407355.20170215
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