Conseil d'État, Assemblée, 23/12/2011, 303678, Publié au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le pourvoi sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 13 mars et 13 juin 2007 au secrétariat du contentieux du Conseil d'État, présentés pour M. Eduardo José A,demeurant Evenida Rovisco Pais 16-3° Esq 1000-268 à Lisbonne (Portugal demeurant ... ; M. A demande au Conseil d'État :

1°) d'annuler l'arrêt n° 03PA04248 du 18 octobre 2006 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté sa requête tendant à l'annulation du jugement du 20 juin 2003 du tribunal administratif de Paris rejetant sa demande tendant, d'une part, à l'annulation de la décision du 17 mai 1999 du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie rejetant son recours hiérarchique dirigé contre la décision du 15 décembre 1998 du trésorier principal du 8ème arrondissement de Paris lui refusant l'enregistrement d'une déclaration de créances en application du décret du 3 juillet 1998 et, d'autre part, à ce qu'il soit enjoint à l'administration d'enregistrer sa déclaration de créances ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;

3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu les pièces dont il résulte que le pourvoi a été communiqué au ministre de l'économie, de l'industrie et de l'emploi, qui n'a pas produit de mémoire ;

Vu la Constitution, notamment son Préambule et son article 55 ;

Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et le premier protocole additionnel à cette convention ;

Vu les accords des 26 novembre 1996 et 27 mai 1997 entre la République française et la Fédération de Russie ;

Vu la loi nº 98-546 du 2 juillet 1998, notamment son article 73 ;

Vu le décret n° 98-552 du 3 juillet 1998, notamment son article 6 ;

Vu le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Aurélien Rousseau, Auditeur-rapporteur,

- les observations de la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. Eduardo José A ;

- les conclusions de M. Julien Boucher, rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de M. Eduardo José A ;




Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A, ressortissant portugais, a demandé au trésorier principal du 8ème arrondissement de Paris d'enregistrer les obligations et actions russes au porteur dont il est devenu propriétaire à l'issue de la succession de son grand-oncle, qui était ressortissant français, afin de bénéficier d'une indemnisation au titre de l'accord du 27 mai 1997 conclu entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Fédération de Russie sur le règlement définitif des créances réciproques financières et réelles apparues antérieurement au 9 mai 1945 ; que, par une décision du 17 mai 1999 rendue sur recours hiérarchique de l'intéressé, le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie a confirmé la décision du 15 décembre 1998 du trésorier principal du 8ème arrondissement de Paris refusant l'enregistrement de ces créances, en raison de l'absence de nationalité française de l'intéressé ; que le recours pour excès de pouvoir introduit par M. A à l'encontre de la décision ministérielle a été rejeté par un jugement du 20 juin 2003 du tribunal administratif de Paris ; que ce jugement a été confirmé par un arrêt du 18 octobre 2006 de la cour administrative d'appel de Paris, contre lequel l'intéressé se pourvoit en cassation ;

Considérant que l'article 1er de l'accord du 27 mai 1997 entre la France et la Russie stipule que les créances dont il prévoit le règlement concernent : " A. - Les revendications relatives à tous emprunts et obligations émis ou garantis avant le 7 novembre 1917 par le Gouvernement de l'Empire de Russie ou par des autorités qui administraient une partie quelconque de l'Empire de Russie, et appartenant au Gouvernement de la République française ou à des personnes physiques ou morales françaises (...) " ; qu'en vertu de l'article 73 de la loi du 2 juillet 1998 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier : " Les opérations de recensement des personnes titulaires des créances mentionnées à l'article 1er de l'accord du 27 mai 1997 (...) se dérouleront selon des modalités fixées par décret. / A défaut d'avoir déclaré leurs créances dans un délai de six mois à compter de l'entrée en vigueur du décret prévu à l'alinéa précédent, ces créanciers ne seront plus admis au bénéfice des opérations de recensement et ne pourront prétendre à une indemnisation au titre de l'accord précité. (...) " ; qu'en application de cette loi, le décret du 3 juillet 1998 fixant les conditions de recensement des personnes titulaires de créances mentionnées à l'article 73 de la loi a prévu, en son article 3, que " les valeurs représentatives de créances, telles que les titres et certificats d'emprunts ou de rentes, les obligations, les bons, les lettres de gage et les actions sont déclarées et déposées aux guichets du Trésor public " et, en son article 6, que " pour les personnes physiques détentrices des valeurs visées à l'article 3, l'identité et la qualité de porteur français du déclarant sont établies par la présentation de la carte nationale d'identité ou du passeport " ;

Considérant que, lorsque le juge administratif est saisi d'un recours dirigé contre un acte portant publication d'un traité ou d'un accord international, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la validité de ce traité ou de cet accord au regard d'autres engagements internationaux souscrits par la France ; qu'en revanche, sous réserve des cas où serait en cause l'ordre juridique intégré que constitue l'Union européenne, peut être utilement invoqué, à l'appui de conclusions dirigées contre une décision administrative qui fait application des stipulations inconditionnelles d'un traité ou d'un accord international, un moyen tiré de l'incompatibilité des stipulations, dont il a été fait application par la décision en cause, avec celles d'un autre traité ou accord international ; qu'il incombe dans ce cas au juge administratif, après avoir vérifié que les stipulations de cet autre traité ou accord sont entrées en vigueur dans l'ordre juridique interne et sont invocables devant lui, de définir, conformément aux principes du droit coutumier relatifs à la combinaison entre elles des conventions internationales, les modalités d'application respectives des normes internationales en débat conformément à leurs stipulations, de manière à assurer leur conciliation, en les interprétant, le cas échéant, au regard des règles et principes à valeur constitutionnelle et des principes d'ordre public ; que dans l'hypothèse où, au terme de cet examen, il n'apparaît possible ni d'assurer la conciliation de ces stipulations entre elles, ni de déterminer lesquelles doivent dans le cas d'espèce être écartées, il appartient au juge administratif de faire application de la norme internationale dans le champ de laquelle la décision administrative contestée a entendu se placer et pour l'application de laquelle cette décision a été prise et d'écarter, en conséquence, le moyen tiré de son incompatibilité avec l'autre norme internationale invoquée, sans préjudice des conséquences qui pourraient en être tirées en matière d'engagement de la responsabilité de l'Etat tant dans l'ordre international que dans l'ordre interne ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'en écartant le moyen tiré de la contrariété avec la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de la condition de nationalité prévue par le décret du 3 juillet 1998 en application de l'accord du 27 mai 1997 présenté devant elle par M. A, au seul motif qu'il n'appartient pas au juge administratif de se prononcer sur la validité des stipulations d'un engagement international au regard d'autres engagements internationaux souscrits par la France, sans rechercher, après s'être assuré que cette convention était entrée en vigueur dans l'ordre juridique interne et était invocable devant lui, s'il était possible de regarder comme conciliables les stipulations de cette convention et celles de l'accord susmentionné du 27 mai 1997, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de droit ; que, par suite, son arrêt du 18 octobre 2006 doit être annulé, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi ;

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application de l'article L. 821 - 2 du code de justice administrative ;

Sur le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'accord du 27 mai 1997 par les dispositions de l'article 73 de la loi du 2 juillet 1998 et celles de l'article 6 du décret du 3 juillet 1998 :

Considérant d'une part, qu'il résulte des dispositions précédemment citées de la loi du 2 juillet 1998, éclairées par les débats parlementaires, dont l'article 6 du décret du 3 juillet 1998 a fait une juste application, que s'agissant des titres relevant du § A de l'article 1er de l'accord du 27 mai 1997 signé entre la France et la Russie, auquel la loi renvoie, seuls les ressortissants de nationalité française peuvent déposer leurs titres à fin de recensement ; que, d'autre part, l'accord du 27 mai 1997 tend à permettre le règlement définitif des créances réciproques, financières et réelles, apparues antérieurement au 9 mai 1945 entre la France et la Russie ; que l'article 1er de cet accord réserve la possibilité d'enregistrement des créances aux personnes disposant de la nationalité française ; qu'il résulte tant de l'objet que des termes des stipulations de l'accord conclu entre la France et la Russie que ce dernier a entendu apurer un contentieux financier entre ces deux Etats, le règlement des litiges liés aux créances entre les particuliers et chacun de ces Etats demeurant exclusivement de la compétence nationale ; qu'ainsi ces stipulations ne produisent pas d'effet direct à l'égard des particuliers ; que le requérant ne peut par conséquent utilement invoquer, à l'appui de ses conclusions tendant à l'annulation de la décision administrative contestée, un moyen tiré de la méconnaissance par la loi du 2 juillet 1998 et le décret du 3 juillet 1998 des stipulations de l'accord du 27 mai 1997 signé entre la France et la Russie ;

Sur le moyen tiré de la méconnaissance de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales :

Considérant que M. A soutient que les dispositions précitées de la loi du 2 juillet 1998 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, ainsi que celles du décret du 3 juillet 1998 qui subordonnent l'enregistrement des créances des porteurs de valeurs mobilières à la justification de leur nationalité française lors de cet enregistrement sont incompatibles avec les stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention, en ce qu'elles instaurent une discrimination fondée sur la nationalité ;

Considérant qu'aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes " ; qu'aux termes de l'article 14 de cette convention : " La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation " ;

Considérant que les dispositions critiquées prévoient les modalités d'indemnisation des porteurs de titres russes au titre de l'accord du 27 mai 1997 ; que, ainsi qu'il a été dit, M. A est propriétaire de titres entrant dans le champ de l'indemnisation prévue ; que, dès lors, le requérant peut se prévaloir d'un droit patrimonial, qui doit être regardé comme un bien au sens des stipulations précitées de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et peut demander au juge d'écarter l'application des dispositions de l'article 73 de la loi du 2 juillet 1998 et de l'article 6 du décret du 3 juillet 1998 en invoquant leur incompatibilité avec les stipulations de l'article 14 de la convention ;

Considérant qu'une distinction entre des personnes placées dans une situation analogue ne peut être regardée comme discriminatoire, au sens de ces stipulations, que si elle n'est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d'utilité publique, ou si elle n'est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la disposition applicable ; qu'en l'espèce en signant avec la Fédération de Russie l'accord du 27 mai 1997, la France a mis un terme à un contentieux entre États ; qu'il était matériellement impossible de déterminer, pour l'ensemble des titres indemnisés, la nationalité de leurs porteurs à la date où est intervenue la dépossession ; que la France a obtenu le versement d'une indemnisation au profit des ressortissants français porteurs de titres d'emprunts russes en échange de l'abandon de sa protection diplomatique au soutien de la revendication de ces créances ; qu'eu égard à l'objet de cet accord, à la contrepartie qu'il comporte, aux modalités pratiques de sa mise en oeuvre et à l'impossibilité d'identifier les porteurs de titres à la date de leur dépossession, la limitation de l'indemnisation aux seuls ressortissants français par l'article 1er de l'accord du 27 mai 1997 n'est, en tout état de cause, pas incompatible avec les stipulations de l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 1er du premier protocole additionnel à cette convention ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que M. A n'est pas fondé à soutenir à l'appui de ses conclusions tendant à l'annulation de la décision du trésorier du 8ème arrondissement de Paris, que les dispositions du décret du 3 juillet 1998, ainsi que celles de la loi du 2 juillet 1998 pour l'application de laquelle elles ont été prises, qui imposent la preuve de la nationalité française des porteurs de titres et sur le fondement desquelles a été prise la décision contestée, auraient méconnu le principe d'égalité, garanti notamment par l'article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Considérant que ne peut être regardée que comme sans incidence la circonstance que les titres litigieux auraient été acquis avant le 7 novembre 1917 par un ressortissant français dont M. A est l'ayant droit ; que, du fait de sa qualité de porteur des titres litigieux, M. A ne pouvait davantage prétendre à leur recensement comme ayant droit d'un ressortissant français spolié ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. A n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande ; que, par voie de conséquence, ses conclusions à fin d'injonction présentées devant la cour administrative d'appel de Paris doivent être rejetées ;

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'État qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement à M. A des sommes qu'il demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;





D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 18 octobre 2006 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé.
Article 2 : La requête présentée par M. A devant la cour administrative d'appel de Paris ainsi que ses conclusions présentées devant le Conseil d'État au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Eduardo José A et au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Copie en sera adressée pour information au ministre d'Etat, ministre des affaires étrangères et européennes.


ECLI:FR:CEASS:2011:303678.20111223
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