Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 18 septembre 2024, 22-17.746, Inédit

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :

CIV. 1

MY1



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 18 septembre 2024




Cassation


Mme CHAMPALAUNE, président



Arrêt n° 471 F-D

Pourvoi n° U 22-17.746




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 18 SEPTEMBRE 2024

1°/ M. [I] [W],

2°/ Mme [X] [T],

tous deux domiciliés [Adresse 1],

ont formé le pourvoi n° U 22-17.746 contre l'arrêt rendu le 23 février 2022 par la cour d'appel de Colmar (1re chambre civile, section A), dans le litige les opposant à la caisse de Crédit mutuel [Localité 3] Europe, association coopérative, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.

La caisse de Crédit mutuel [Localité 3] Europe a formé un pourvoi incident éventuel contre le même arrêt.

Les demandeurs au pourvoi principal invoquent, à l'appui de leur recours, deux moyens de cassation.

La demanderesse au pourvoi incident éventuel invoque, à l'appui de son recours, un moyen unique de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Bruyère, conseiller, les observations de la SCP Jean-Philippe Caston, avocat de M. [W] et de Mme [T], de la SCP Boucard-Maman, avocat de la caisse de Crédit mutuel [Localité 3] Europe, après débats en l'audience publique du 18 juin 2024 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Bruyère, conseiller rapporteur, Mme Guihal, conseiller doyen, et Mme Vignes, greffier de chambre,

la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Désistement partiel

1. Il est donné acte à la caisse de Crédit mutuel [Localité 3] Europe du désistement de son pourvoi incident éventuel.

Faits et procédure

2. Selon l'arrêt attaqué (Colmar, 23 février 2022), suivant offres acceptées les 18 décembre 2006 et 7 décembre 2007, la caisse de Crédit mutuel [Localité 3] Europe (la banque) a consenti à M. [W] et Mme [T] (les emprunteurs) trois prêts libellés en francs suisses et remboursables en euros, remboursables in fine, avec paiement des intérêts et cotisations d'assurance annuellement pour le premier prêt et mensuellement pour les deux autres, à des taux variables indexés sur le Libor trois mois.

3. Le 12 octobre 2017, les emprunteurs ont assigné la banque afin de voir déclarer abusives et réputées non écrites les clauses contenues aux articles 10.5 et 11.4 des contrats de prêt afférentes au risque de change ainsi qu'en responsabilité au titre d'un manquement à son obligation de mise en garde.

Examen des moyens

Sur le premier moyen

Enoncé du moyen

4. Les emprunteurs font grief à l'arrêt de déclarer recevables, mais mal fondées, leurs demandes visant le caractère abusif des clauses contenues aux articles 10.5 et 11.4 des contrats de prêt souscrits auprès de la banque et, en conséquence, de rejeter leurs demandes, alors « que dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ; qu'en retenant, pour rejeter les demandes des époux [W]-[T] visant le caractère abusif des contrats de prêt souscrits auprès du Crédit mutuel, que ces clauses, lesquelles alertaient clairement l'emprunteur sur l'existence d'un risque de change pouvant survenir pendant toute la durée du prêt, et même si elles ne permettaient pas, à elles seules d'apprécier le « caractère personnalisé des explications qui ont pu être fournies », devaient également être appréciées au regard des autres dispositions de l'acte de prêt, et plus particulièrement les articles 5.2 et 5.3, qu'elles étaient parfaitement compréhensibles par tout lecteur raisonnablement attentif et diligent, fût-ce en l'absence d'une simulation chiffrée alors non prévue par la réglementation en vigueur, étant précisé que le caractère de consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé des intéressés pouvait être retenu, outre que les emprunteurs s'étaient vus remettre par la banque, le 13 décembre 2006, soit avant même l'acceptation de la première offre de prêt, une attestation, qu'ils avaient signée, par laquelle ils certifiaient, notamment, « avoir pris connaissance des risques de change liés au franc suisse », ces termes, fussent-ils relativement généraux, venant cependant contribuer à appeler leur attention sur la spécificité de l'offre de prêt qu'ils s'apprêtaient à signer, et dans le cadre de laquelle ils avaient été mis à même d'appréhender les modalités de remboursement du prêt et, en particulier, les implications de la conversion en francs suisses de leurs règlements, sans rechercher, comme il lui incombait, si la banque avait fourni aux emprunteurs des informations suffisantes et exactes leur permettant de comprendre le fonctionnement concret du mécanisme financier en cause et d'évaluer ainsi le risque des conséquences économiques négatives, potentiellement significatives, de telles clauses sur leurs obligations financières pendant toute la durée du contrat, dans l'hypothèse d'une dépréciation importante de la monnaie dans laquelle ils percevaient leurs revenus par rapport à la monnaie de compte, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article L. 132-1 du code de la consommation, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-301 du 14 mars 2016. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 132-1 du code de la consommation, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 :

5. Selon ce texte, dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. L'appréciation du caractère abusif de ces clauses ne concerne pas celles qui portent sur l'objet principal du contrat, pour autant qu'elles soient rédigées de façon claire et compréhensible.

6. Par arrêt du 10 juin 2021 (C-776/19 à C- 782/19, BNP Paribas Personal Finance), la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l'article 4, § 2, de la directive 93/13 du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs doit être interprété en ce sens que, lorsqu'il s'agit d'un contrat de prêt libellé en devise étrangère, l'exigence de transparence des clauses de ce contrat qui prévoient que la devise étrangère est la monnaie de compte et que l'euro est la monnaie de paiement et qui ont pour effet de faire porter le risque de change sur l'emprunteur, est satisfaite lorsque le professionnel a fourni au consommateur des informations suffisantes et exactes permettant à un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, de comprendre le fonctionnement concret du mécanisme financier en cause et d'évaluer ainsi le risque des conséquences économiques négatives, potentiellement significatives, de telles clauses sur ses obligations financières pendant toute la durée de ce même contrat.

7. Pour rejeter la demande tendant à faire déclarer abusives les clauses critiquées, l'arrêt retient que ces clauses définissent l'objet principal des contrats de prêt et qu'elles sont compréhensibles par tout lecteur normalement attentif et diligent, en ce qu'elles alertent clairement l'emprunteur sur l'existence d'un risque de change pouvant survenir pendant toute la durée du prêt, qu'elles doivent également être appréciées au regard des autres dispositions de l'acte de prêt décrivant le coût du crédit et d'où il ressort qu'en l'absence de ressources d'origine suisses, et hors demande de conversion en euros, le paiement des échéances de remboursement doit nécessairement s'opérer par la conversion en francs suisses de règlements en euros, et qu'il avait été remis aux emprunteurs avant l'acceptation de la première offre de prêt, une attestation par laquelle ils certifiaient, notamment, "avoir pris connaissance des risques de change liés au franc suisse".

8. En statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé que ces clauses ne permettaient pas, à elles seules, d'apprécier le caractère personnalisé des explications qui avaient pu être fournies, que les emprunteurs n'avaient reçu aucune simulation chiffrée et que l'attestation était rédigée en termes relativement généraux, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé le texte susvisé.

Et sur le second moyen

Enoncé du moyen

9. Les emprunteurs font grief à l'arrêt de déclarer irrecevables comme prescrites leurs demandes fondées sur le manquement de la banque à son devoir de mise en garde, alors « que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ; qu'en considérant, pour déclarer irrecevables comme prescrites les demandes des époux [W]-[T] fondées sur le manquement du Crédit mutuel à son devoir de mise en garde, que les emprunteurs étaient, eu égard aux clauses des actes de prêt, de surcroît réitérés devant notaire, pleinement informés, dès la signature de ceux-ci, soit respectivement en décembre 2006 et décembre 2007, ou au plus tard janvier 2008 si l'on retient la date de l'acte notarié pour les deux derniers prêts, qu'ils supportaient un risque de change, outre, en tout état de cause, que le prélèvement des échéances d'intérêts avait débuté, s'agissant du premier prêt, le 31 décembre 2007, avec des prélèvements d'un montant significatif à tout le moins au titre de ce prêt, les deux autres prêts faisant l'objet de remboursements d'échéances mensuelles d'intérêt, par définition plus sensibles aux variations du taux de change qu'à celui du taux d'intérêt, au sujet duquel les emprunteurs ne fournissaient, au demeurant, aucun élément probant, de sorte que les conséquences de la dégradation de la parité entre l'euro et le franc suisse sur le remboursement de ces échéances s'était nécessairement manifestée, si ce n'est dès 2008, année durant laquelle le cours avait déjà connu des variations importantes, y compris à la baisse, et ce alors que les emprunteurs devaient verser des échéances au titre du premier prêt dès décembre 2006, à tout le moins dès l'année 2009, étant ajouté qu'en janvier 2011, la parité par rapport au mois d'octobre 2009 avait déjà connu une dégradation significative et que les emprunteurs avaient reçu chaque année, conformément à la loi, une lettre les informant de la contre-valeur en euro du capital restant dû, sans rechercher, comme il le lui incombait, la date à laquelle les emprunteurs avaient eu une connaissance effective du dommage résultant du manquement de la banque à son devoir de mise en garde, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard de l'article 2224 du code civil. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 2224 du code civil :

10. Il résulte de ce texte que l'action en responsabilité de l'emprunteur non averti à l'encontre du prêteur au titre d'un manquement à son devoir de mise en garde se prescrit par cinq ans à compter du jour de l'événement, permettant à l'emprunteur d'appréhender l'existence et les conséquences éventuelles d'un tel manquement.

11. Pour déclarer irrecevable comme prescrite l'action des emprunteurs fondée sur le manquement de la banque à son devoir de mise en garde, l'arrêt retient que ceux-ci étaient pleinement informés, dès la conclusion des prêts, qu'ils supportaient un risque de change et que, en tout état de cause, les conséquences de la dégradation de la parité entre le franc suisse et l'euro se sont nécessairement manifestées à tout le moins dès l'année 2009, une dégradation significative de cette parité étant constatée à partir de janvier 2011.

12. En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, la date à laquelle les emprunteurs avaient effectivement eu connaissance du dommage résultant du manquement qu'ils invoquaient, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 23 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Colmar ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Metz ;

Condamne la caisse de Crédit mutuel [Localité 3] Europe aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la caisse de Crédit mutuel [Localité 3] Europe et la condamne à payer à M. [W] et Mme [T] la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix-huit septembre deux mille vingt-quatre.ECLI:FR:CCASS:2024:C100471
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