Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 5 juin 2024, 22-11.499, Inédit
Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 5 juin 2024, 22-11.499, Inédit
Cour de cassation - Chambre commerciale
- N° de pourvoi : 22-11.499
- ECLI:FR:CCASS:2024:CO00322
- Non publié au bulletin
- Solution : Renvoi devant la cour de justice de l'u.e.
Audience publique du mercredi 05 juin 2024
Décision attaquée : Cour d'appel de Paris, du 23 novembre 2021- Président
- M. Vigneau (président)
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, a rendu l'arrêt suivant :
COMM.
FM
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 5 juin 2024
Renvoi devant la Cour de justice de l'Union européenne et sursis à statuer
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 322 FS-D
Pourvoi n° D 22-11.499
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 5 JUIN 2024
1°/ La société Fauré Le Page Maroquinier, société par actions simplifiée,
2°/ la société Fauré Le Page [Localité 3], société par actions simplifiée,
ayant toutes deux leur siège [Adresse 2],
ont formé le pourvoi n° D 22-11.499 contre l'arrêt rendu le 23 novembre 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 1), dans le litige les opposant à la société Goyard ST-Honoré, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Sabotier, conseiller, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat des sociétés Fauré Le Page Maroquinier et Fauré Le Page [Localité 3], de la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat de la société Goyard ST-Honoré, et l'avis de Mme Texier, avocat général, à la suite duquel le président a demandé aux avocats s'ils souhaitaient présenter des observations complémentaires ; après débats en l'audience publique du 23 avril 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Sabotier, conseiller rapporteur, M. Mollard, conseiller doyen, Mme Poillot-Peruzzetto, Mme Michel-Amsellem, Mme Trefigny, conseillers, M. Le Masne de Chermont, Mme Comte, Mme Bessaud, Mme Bellino, M. Regis, conseillers référendaires, Mme Texier, avocat général, et Mme Labat, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 23 novembre 2021), rendu sur renvoi après cassation (Com., 27 juin 2018, rectifié par arrêt du 10 octobre 2018, pourvoi n° 16-27.856) et les productions, la société Maison Fauré Le Page, qui exerçait l'activité d'achat et de vente d'armes, de munitions et d'accessoires en cuir, exploitée à [Localité 3] depuis 1716 a fait l'objet d'une dissolution ayant entraîné le transfert universel de son patrimoine à son actionnaire unique, la société Saillard le 27 novembre 1992.
2. Le 5 juin 1989, la société Saillard avait déposé la marque française « Fauré Le Page » n° 134782, pour désigner notamment les produits « armes blanches ; armes à feu et leurs parties ; munitions et projectiles ; explosifs ; supports pour le tir ; cartoucheries ; cuir et imitations du cuir ; malles et valises ». Le 29 octobre 2009, la société Saillard a cédé cette marque à une société Fauré Le Page [Localité 3], nouvellement immatriculée au registre du commerce et des sociétés le 14 octobre précédent.
3. Le 17 juin 2011, la société Fauré Le Page [Localité 3] a déposé les marques françaises « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » n° 3839809 et 3839811 pour désigner, notamment, en classe 18 les produits « cuir et imitations du cuir ; malles et valises ; sacs de voyage ; sacs à main ».
4. Le 26 octobre 2012, la société Goyard ST-Honoré, qui fabrique et commercialise des articles de voyage et de maroquinerie, a assigné la société Fauré Le Page [Localité 3] ainsi que la société Fauré Le Page maroquinier (les sociétés Fauré Le Page), cette dernière en sa qualité d'exploitante des marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 », afin d'obtenir l'annulation de ces marques en raison de leur caractère trompeur.
5. Par un arrêt du 4 octobre 2016, la cour d'appel de Paris a rejeté cette demande. Cette décision a été cassée et annulée par un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 27 juin 2018. Saisie sur renvoi après cassation, la cour d'appel de Paris a, par l'arrêt attaqué du 23 novembre 2021, prononcé la nullité des marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » n° 3839809 et 3839811 en raison de leur caractère trompeur.
6. Cet arrêt retient que les termes « [Localité 3] 1717 » contenus dans les deux marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » évoquent les lieu et date de création de l'entreprise et amènent en particulier le public à croire à une continuité d'exploitation depuis 1717, ainsi qu'à une transmission de savoir-faire de l'ancienne Maison Fauré Le Page à la société Fauré Le Page [Localité 3], gage, dans l'esprit du public concerné, de qualité des produits sur lesquels ces marques sont apposées. L'arrêt ajoute que l'ancienne Maison Fauré Le Page, créée en 1716, a cessé son activité d'achat et de vente d'armes, munitions et accessoires en 1992, de sorte que la société Fauré Le Page [Localité 3], créée en 2009, n'a pas continué l'activité de l'ancienne Maison Fauré Le Page. L'arrêt fait enfin ressortir que le consommateur moyen des articles de maroquinerie de luxe, tels ceux commercialisés par les sociétés Fauré Le Page, fait de la mise en oeuvre d'un savoir-faire très ancien un élément déterminant de sa décision d'achat. L'arrêt en déduit que les marques sont de nature à entraîner un risque grave de tromperie du consommateur et doivent être annulées.
7. Les sociétés Fauré Le Page se sont pourvues en cassation contre cet arrêt.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
8. Les sociétés Fauré Le Page font grief à l'arrêt de prononcer la nullité des marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » n° 3839809 et 3839811 en raison de leur caractère trompeur, alors « qu'encourt l'annulation la marque de nature à tromper le public, non sur les qualités de son titulaire, mais sur les caractéristiques des produits ou des services désignés ; qu'en énonçant, pour retenir que les marques "Fauré Le Page 1717" étaient trompeuses, que la société Fauré Le Page [Localité 3], qui n'avait pas acquis l'activité de la maison Fauré Le Page fondée en 1717, ne pouvait se présenter comme son successeur, sans justifier d'une tromperie effective ou d'un risque de tromperie suffisamment grave, non sur les qualités de l'entreprise titulaire des marques litigieuses, mais sur les produits désignés par ces marques, la cour d'appel a violé l'article L. 711-3, c), du code de la propriété intellectuelle, interprété à la lumière de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques. »
Réponse de la Cour
9. Ce moyen pose la question de la conformité de l'arrêt de la cour d'appel avec les dispositions de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques, dont les dispositions figurent désormais à l'article 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques.
10. Par avis du 25 mars 2024, la rapporteure a, sur le fondement de l'article 1015 du code de procédure civile, informé les parties que la chambre commerciale de la Cour de cassation pourrait saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'un renvoi préjudiciel en interprétation de cet article.
Rappel des textes applicables
11. Selon l'article L. 711-3, c), du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction applicable au litige, ne peut être adopté comme marque ou élément de marque un signe de nature à tromper le public, notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service.
12. Ce texte a successivement assuré la transposition des dispositions de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 89/104/CEE rapprochant les législations des Etats membres sur les marques, de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008, puis de l'article 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436, en substance identiques.
13. Interprétant, dans son arrêt du 30 mars 2006, Emanuel (C-259/04), la directive 89/104/CEE du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, la Cour de justice de l'Union européenne, après avoir rappelé que les cas de refus d'enregistrement visés par l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 89/104 supposent que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur, a jugé que, quand bien même un consommateur moyen pourrait être influencé dans son acte d'achat en imaginant que la personne physique dont le nom est enregistré en tant que marque a participé à la création du produit revêtu de la marque, cette circonstance ne peut être, à elle seule, de nature à tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance dudit produit (points 47 à 49).
Motifs justifiant le renvoi préjudiciel
14. La cour d'appel de Paris a jugé les marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » déceptives.
15. Cette décision retient qu'est trompeuse la communication, par le signe déposé à titre de marque, d'informations fausses sur l'entreprise, dont le consommateur moyen des produits ou services pour lesquels la marque a été enregistrée déduit que ceux-ci jouissent d'une qualité ou d'un prestige particuliers.
16. Une telle interprétation paraît compatible avec le caractère exemplatif de la liste de l'article 3, paragraphe 1, sous g) de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008.
17. Un sondage produit aux débats devant la cour d'appel par la société Goyard ST-Honoré démontre également que l'ancienneté de l'entreprise revendiquée par une marque influence la décision d'achat du consommateur desdits produits, en particulier dans le secteur économique de la maroquinerie de luxe, de sorte que l'ancienneté de l'entreprise est une donnée importante pour le consommateur, dont la décision d'achat se trouve ainsi influencée par cette information. La mention de l'ancienneté de l'entreprise constitue par conséquent un facteur de ralliement de la clientèle et, partant, confère un avantage concurrentiel.
18. Or, il résulte des constatations souveraines de l'arrêt qu'en déposant les marques « Fauré Le Page » contenant la date 1717, les sociétés Fauré Le Page se présentent de manière mensongère comme étant les « successeurs » de l'ancienne maison Fauré Le Page.
19. Il est à cet égard rappelé que le précédent arrêt de la Cour de cassation dans cette affaire reprochait précisément à la cour d'appel de Paris de retenir cette qualité de « successeur » sans constater que la société Fauré Le Page [Localité 3] avait continué ou repris les activités de la société Saillard ou qu'elle serait aux droits de cette dernière, ni caractériser en quoi la seule cession de la marque « Fauré Le Page », déposée en 1989, donnait le droit à cette société de se prévaloir auprès du public de l'ancienneté de la Maison Fauré Le Page.
20. La Cour de cassation considère en effet que le caractère déceptif d'une marque ne se limite pas à un message trompeur sur les seules caractéristiques du produit ou du service ou certains d'entre eux, mais peut concerner les caractéristiques de l'entreprise titulaire de la marque elle-même, et en particulier son ancienneté, dès lors que le consommateur est susceptible de déduire de l'information fausse ainsi communiquée par la marque que le produit qui en est revêtu possède certaines qualités ou jouit d'un certain prestige, qualités et prestige pouvant influencer sa décision d'acquérir le produit.
21. Il est également rappelé que, dans son arrêt du 23 avril 2009, Copad (C-59/08), la Cour de justice de l'Union européenne a retenu, s'agissant de l'atteinte à la qualité des produits susceptible d'être reprochée à un licencié par le titulaire de la marque, que la qualité des produits de prestige ne résulte pas uniquement de leurs caractéristiques matérielles mais également de l'allure et de l'image de prestige que leur confère une sensation de luxe (points 24 à 26). On peut dès lors se demander si, à tout le moins dans le domaine des produits de luxe, lorsque la marque ou l'un de ses éléments confère aux produits qu'elle désigne une image de prestige influant sur la décision d'achat du consommateur de ces produits, il n'y a pas lieu à annulation de la marque si cet élément est faux.
22. Les sociétés Fauré Le Page soutiennent quant à elles que, pour être considérée comme déceptive, la marque doit être de nature à tromper le consommateur, non sur l'entreprise, mais sur la nature et les caractéristiques des produits ou des services désignés à l'enregistrement.
23. Elles font valoir que c'est ainsi que doit être compris l'arrêt Emanuel.
24. Elles ajoutent que, appliquant les dispositions de l'article 7, paragraphe 1, sous g), du règlement (CE) n° 207/2009 du 26 février 2009 sur la marque de l'Union européenne, identiques, en substance, à celles de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008, le Tribunal de l'Union européenne (TUE) juge que l'appréciation du motif absolu de refus tiré du caractère trompeur d'une marque ne peut être portée que par rapport aux produits ou aux services concernés, que la mise en oeuvre de ce motif implique une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services couverts par la marque et que ce n'est que lorsque le consommateur visé est amené à croire que les produits ou les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité, qu'il est trompé par la marque [TUE, arrêts du 29 novembre 2018, Khadi and Village Industries Commission / EUIPO - BNP Best Natural Products (Khadi Ayurveda), T-683/17, point 53 ; du 29 juin 2022, Hijos de Moisés Rodríguez González / EUIPO - Irlande et Ornua (La Irlandesa 1943), T-306/20, points 56 et 57, et du 29 novembre 2023, Myforest Foods / EUIPO (MYBACON), T-107/23, points 29 et 30].
25. Il doit également être relevé que, tirant les conséquences de ces principes à propos d'une marque « Longwy [Localité 3] Maîtres artisans depuis 1798 » déposée par une société créée en 2000 pour désigner, notamment, les « articles de bijouterie-joaillerie ; articles de bijouterie semi-précieux ; articles de bijouterie-joaillerie avec pierres décoratives ; articles de bijouterie-joaillerie en alliage de métaux précieux », une division d'annulation de l'Office européen de la propriété intellectuelle (décision du 27 novembre 2019, n° 19646 C) a rejeté la demande d'annulation de cette marque en énonçant que le fait que le titulaire possède le titre de maître artisan depuis 1798, voire que son entreprise ait été créée en 1798, ne confère aucune caractéristique particulière aux produits et services et par conséquent ne crée aucune attente spécifique de la part du consommateur qui impliquerait l'existence d'une tromperie effective. Cette décision ajoute que la marque peut être perçue comme laudative tout au plus et, dans la mesure où la référence à cette date n'entre pas en contradiction avec la façon dont la liste des produits et services contestée est rédigée, elle est acceptable.
26. Les sociétés Fauré Le Page en déduisent que, ne décrivant aucune caractéristique spécifique des articles de maroquinerie désignés à l'enregistrement, les marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 », qui tout au plus véhiculent une idée générale de qualité, ne peuvent être regardées comme trompeuses au sens de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE.
27. L'avocate générale est d'avis de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. Elle expose que la solution retenue par le TUE suscite des interrogations au regard des incidences que peut avoir la référence faite par une marque à l'ancienneté de l'entreprise. Elle évoque ainsi une étude relative à la perception de l'ancienneté de l'entreprise véhiculée par la marque d'où il résulte que, dans certains secteurs, l'ancienneté confère un avantage concurrentiel au fournisseur des produits ou des services et une survaleur à la marque pouvant revendiquer une telle ancienneté, en raison du savoir-faire et de la qualité attendus d'une continuité de l'entreprise par le consommateur des produits ou services concernés.
28. Il ne semble pas que la Cour de justice ait eu l'occasion d'approuver la jurisprudence du Tribunal de l'Union selon laquelle le motif de nullité tenant au caractère trompeur d'une marque implique une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services couverts par la marque et ce n'est que lorsque le consommateur visé est amené à croire que les produits et les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité, qu'il est trompé par la marque.
29. Si son arrêt Emanuel, précité, est susceptible d'être interprété, ainsi que le font les requérantes, en ce sens que n'est pas trompeuse la marque qui induit le consommateur en erreur sur les qualités de l'entreprise qui fabrique les produits revêtus de la marque, il a néanmoins été rendu dans l'hypothèse particulière d'une marque constituée d'un nom de créateur, de sorte que des considérations propres à ce contexte peuvent expliquer la solution retenue.
30. En l'espèce, il résulte des appréciations souveraines des juges du fond que les marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » sont perçues comme revendiquant faussement, pour leur titulaire, une ancienneté de plusieurs siècles dans l'activité de maroquinier et que l'information erronée ainsi véhiculée est susceptible d'influencer la décision d'achat des consommateurs des produits qui sont revêtus de l'une de ces marques, dès lors que les consommateurs des articles de maroquinerie de luxe attachent de l'importance à l'histoire et à l'ancienneté de l'entreprise qui les commercialise.
31. La solution du litige dépend donc du point de savoir si ce constat suffit à retenir le caractère trompeur desdites marques, au sens de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008.
32. A cet égard, il convient, d'abord, de déterminer si le fait qu'une marque communique une information erronée concernant son titulaire de nature à influencer le consommateur moyen des produits et services couverts par cette marque suffit pour conclure à son caractère trompeur, ou si l'erreur provoquée doit porter sur des caractéristiques desdits produits ou services.
33. Ensuite, à supposer qu'une marque ne soit trompeuse que si elle porte sur des caractéristiques des produits ou services couverts par cette marque, le constat de sa déceptivité suppose-t-il que la marque constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits ou des services couverts par la marque ?
34. Enfin, s'il est répondu à cette question par l'affirmative, il y a lieu de se demander si, notamment dans le domaine des produits de luxe, où l'histoire associée à la marque est un élément important d'attractivité des produits qui en sont revêtus, le fait que la marque attribue à son titulaire une importante ancienneté, et donc un savoir-faire éprouvé, dans la fabrication des produits couverts par la marque, constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits couverts par la marque, que ceux-ci ne posséderaient pas.
Les questions préjudicielles
35. Se posent ainsi les questions suivantes :
1°) L'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive n° 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques doit-il être interprété en ce sens que la mention d'une date de fantaisie dans une marque communiquant une information fausse sur l'ancienneté, le sérieux et le savoir-faire du fabricant des produits et, partant, sur une des caractéristiques non matérielles desdits produits, permet de retenir l'existence d'une tromperie effective ou un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur ?
2°) En cas de réponse négative à la première question, cet article doit-il être interprété en ce sens :
a) qu'une marque peut être considérée comme déceptive lorsqu'il existe un risque que le consommateur des produits et services qu'elle désigne croie que le titulaire de cette marque jouit d'une ancienneté séculaire dans la production de ces produits, leur conférant une image de prestige, alors que tel n'est pas le cas ?
b) que, pour que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur, dont dépend le constat du caractère déceptif d'une marque, il faut que la marque constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services pour lesquels elle est enregistrée, de sorte que le consommateur visé soit amené à croire que les produits et les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité ?
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Vu l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
RENVOIE à la Cour de justice de l'Union européenne les questions suivantes :
1°) L'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive n° 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques doit-il être interprété en ce sens que la mention d'une date de fantaisie dans une marque communiquant une information fausse sur l'ancienneté, le sérieux et le savoir-faire du fabricant des produits et, partant, sur une des caractéristiques non matérielles desdits produits, permet de retenir l'existence d'une tromperie effective ou un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur ?
2°) En cas de réponse négative à la première question, cet article doit-il être interprété en ce sens :
a) qu'une marque peut être considérée comme déceptive lorsqu'il existe un risque que le consommateur des produits et services qu'elle désigne croie que le titulaire de cette marque jouit d'une ancienneté séculaire dans la production de ces produits, leur conférant une image de prestige, alors que tel n'est pas le cas ?
b) que, pour que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur, dont
dépend le constat du caractère déceptif d'une marque, il faut que la marque constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services pour lesquels elle est enregistrée, de sorte que le consommateur visé soit amené à croire que les produits et les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité ?
SURSOIT à statuer sur les moyens du pourvoi jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ;
RENVOIE la cause et les parties à l'audience de formation de section du 3 décembre 2024 ;
RÉSERVE les dépens ;
DIT qu'une expédition du présent arrêt ainsi que le dossier de l'affaire seront transmis par le directeur de greffe de la Cour de cassation au greffe de la Cour de justice de l'Union européenne.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du cinq juin deux mille vingt-quatre.ECLI:FR:CCASS:2024:CO00322
COMM.
FM
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 5 juin 2024
Renvoi devant la Cour de justice de l'Union européenne et sursis à statuer
M. VIGNEAU, président
Arrêt n° 322 FS-D
Pourvoi n° D 22-11.499
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 5 JUIN 2024
1°/ La société Fauré Le Page Maroquinier, société par actions simplifiée,
2°/ la société Fauré Le Page [Localité 3], société par actions simplifiée,
ayant toutes deux leur siège [Adresse 2],
ont formé le pourvoi n° D 22-11.499 contre l'arrêt rendu le 23 novembre 2021 par la cour d'appel de Paris (pôle 5, chambre 1), dans le litige les opposant à la société Goyard ST-Honoré, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.
Les demanderesses invoquent, à l'appui de leur pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Sabotier, conseiller, les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat des sociétés Fauré Le Page Maroquinier et Fauré Le Page [Localité 3], de la SCP Le Guerer, Bouniol-Brochier, avocat de la société Goyard ST-Honoré, et l'avis de Mme Texier, avocat général, à la suite duquel le président a demandé aux avocats s'ils souhaitaient présenter des observations complémentaires ; après débats en l'audience publique du 23 avril 2024 où étaient présents M. Vigneau, président, Mme Sabotier, conseiller rapporteur, M. Mollard, conseiller doyen, Mme Poillot-Peruzzetto, Mme Michel-Amsellem, Mme Trefigny, conseillers, M. Le Masne de Chermont, Mme Comte, Mme Bessaud, Mme Bellino, M. Regis, conseillers référendaires, Mme Texier, avocat général, et Mme Labat, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 23 novembre 2021), rendu sur renvoi après cassation (Com., 27 juin 2018, rectifié par arrêt du 10 octobre 2018, pourvoi n° 16-27.856) et les productions, la société Maison Fauré Le Page, qui exerçait l'activité d'achat et de vente d'armes, de munitions et d'accessoires en cuir, exploitée à [Localité 3] depuis 1716 a fait l'objet d'une dissolution ayant entraîné le transfert universel de son patrimoine à son actionnaire unique, la société Saillard le 27 novembre 1992.
2. Le 5 juin 1989, la société Saillard avait déposé la marque française « Fauré Le Page » n° 134782, pour désigner notamment les produits « armes blanches ; armes à feu et leurs parties ; munitions et projectiles ; explosifs ; supports pour le tir ; cartoucheries ; cuir et imitations du cuir ; malles et valises ». Le 29 octobre 2009, la société Saillard a cédé cette marque à une société Fauré Le Page [Localité 3], nouvellement immatriculée au registre du commerce et des sociétés le 14 octobre précédent.
3. Le 17 juin 2011, la société Fauré Le Page [Localité 3] a déposé les marques françaises « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » n° 3839809 et 3839811 pour désigner, notamment, en classe 18 les produits « cuir et imitations du cuir ; malles et valises ; sacs de voyage ; sacs à main ».
4. Le 26 octobre 2012, la société Goyard ST-Honoré, qui fabrique et commercialise des articles de voyage et de maroquinerie, a assigné la société Fauré Le Page [Localité 3] ainsi que la société Fauré Le Page maroquinier (les sociétés Fauré Le Page), cette dernière en sa qualité d'exploitante des marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 », afin d'obtenir l'annulation de ces marques en raison de leur caractère trompeur.
5. Par un arrêt du 4 octobre 2016, la cour d'appel de Paris a rejeté cette demande. Cette décision a été cassée et annulée par un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 27 juin 2018. Saisie sur renvoi après cassation, la cour d'appel de Paris a, par l'arrêt attaqué du 23 novembre 2021, prononcé la nullité des marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » n° 3839809 et 3839811 en raison de leur caractère trompeur.
6. Cet arrêt retient que les termes « [Localité 3] 1717 » contenus dans les deux marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » évoquent les lieu et date de création de l'entreprise et amènent en particulier le public à croire à une continuité d'exploitation depuis 1717, ainsi qu'à une transmission de savoir-faire de l'ancienne Maison Fauré Le Page à la société Fauré Le Page [Localité 3], gage, dans l'esprit du public concerné, de qualité des produits sur lesquels ces marques sont apposées. L'arrêt ajoute que l'ancienne Maison Fauré Le Page, créée en 1716, a cessé son activité d'achat et de vente d'armes, munitions et accessoires en 1992, de sorte que la société Fauré Le Page [Localité 3], créée en 2009, n'a pas continué l'activité de l'ancienne Maison Fauré Le Page. L'arrêt fait enfin ressortir que le consommateur moyen des articles de maroquinerie de luxe, tels ceux commercialisés par les sociétés Fauré Le Page, fait de la mise en oeuvre d'un savoir-faire très ancien un élément déterminant de sa décision d'achat. L'arrêt en déduit que les marques sont de nature à entraîner un risque grave de tromperie du consommateur et doivent être annulées.
7. Les sociétés Fauré Le Page se sont pourvues en cassation contre cet arrêt.
Examen des moyens
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Enoncé du moyen
8. Les sociétés Fauré Le Page font grief à l'arrêt de prononcer la nullité des marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » n° 3839809 et 3839811 en raison de leur caractère trompeur, alors « qu'encourt l'annulation la marque de nature à tromper le public, non sur les qualités de son titulaire, mais sur les caractéristiques des produits ou des services désignés ; qu'en énonçant, pour retenir que les marques "Fauré Le Page 1717" étaient trompeuses, que la société Fauré Le Page [Localité 3], qui n'avait pas acquis l'activité de la maison Fauré Le Page fondée en 1717, ne pouvait se présenter comme son successeur, sans justifier d'une tromperie effective ou d'un risque de tromperie suffisamment grave, non sur les qualités de l'entreprise titulaire des marques litigieuses, mais sur les produits désignés par ces marques, la cour d'appel a violé l'article L. 711-3, c), du code de la propriété intellectuelle, interprété à la lumière de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques. »
Réponse de la Cour
9. Ce moyen pose la question de la conformité de l'arrêt de la cour d'appel avec les dispositions de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques, dont les dispositions figurent désormais à l'article 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436 du 16 décembre 2015 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques.
10. Par avis du 25 mars 2024, la rapporteure a, sur le fondement de l'article 1015 du code de procédure civile, informé les parties que la chambre commerciale de la Cour de cassation pourrait saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'un renvoi préjudiciel en interprétation de cet article.
Rappel des textes applicables
11. Selon l'article L. 711-3, c), du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction applicable au litige, ne peut être adopté comme marque ou élément de marque un signe de nature à tromper le public, notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou du service.
12. Ce texte a successivement assuré la transposition des dispositions de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 89/104/CEE rapprochant les législations des Etats membres sur les marques, de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008, puis de l'article 20, sous b), de la directive (UE) 2015/2436, en substance identiques.
13. Interprétant, dans son arrêt du 30 mars 2006, Emanuel (C-259/04), la directive 89/104/CEE du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, la Cour de justice de l'Union européenne, après avoir rappelé que les cas de refus d'enregistrement visés par l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 89/104 supposent que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur, a jugé que, quand bien même un consommateur moyen pourrait être influencé dans son acte d'achat en imaginant que la personne physique dont le nom est enregistré en tant que marque a participé à la création du produit revêtu de la marque, cette circonstance ne peut être, à elle seule, de nature à tromper le public sur la nature, la qualité ou la provenance dudit produit (points 47 à 49).
Motifs justifiant le renvoi préjudiciel
14. La cour d'appel de Paris a jugé les marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » déceptives.
15. Cette décision retient qu'est trompeuse la communication, par le signe déposé à titre de marque, d'informations fausses sur l'entreprise, dont le consommateur moyen des produits ou services pour lesquels la marque a été enregistrée déduit que ceux-ci jouissent d'une qualité ou d'un prestige particuliers.
16. Une telle interprétation paraît compatible avec le caractère exemplatif de la liste de l'article 3, paragraphe 1, sous g) de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008.
17. Un sondage produit aux débats devant la cour d'appel par la société Goyard ST-Honoré démontre également que l'ancienneté de l'entreprise revendiquée par une marque influence la décision d'achat du consommateur desdits produits, en particulier dans le secteur économique de la maroquinerie de luxe, de sorte que l'ancienneté de l'entreprise est une donnée importante pour le consommateur, dont la décision d'achat se trouve ainsi influencée par cette information. La mention de l'ancienneté de l'entreprise constitue par conséquent un facteur de ralliement de la clientèle et, partant, confère un avantage concurrentiel.
18. Or, il résulte des constatations souveraines de l'arrêt qu'en déposant les marques « Fauré Le Page » contenant la date 1717, les sociétés Fauré Le Page se présentent de manière mensongère comme étant les « successeurs » de l'ancienne maison Fauré Le Page.
19. Il est à cet égard rappelé que le précédent arrêt de la Cour de cassation dans cette affaire reprochait précisément à la cour d'appel de Paris de retenir cette qualité de « successeur » sans constater que la société Fauré Le Page [Localité 3] avait continué ou repris les activités de la société Saillard ou qu'elle serait aux droits de cette dernière, ni caractériser en quoi la seule cession de la marque « Fauré Le Page », déposée en 1989, donnait le droit à cette société de se prévaloir auprès du public de l'ancienneté de la Maison Fauré Le Page.
20. La Cour de cassation considère en effet que le caractère déceptif d'une marque ne se limite pas à un message trompeur sur les seules caractéristiques du produit ou du service ou certains d'entre eux, mais peut concerner les caractéristiques de l'entreprise titulaire de la marque elle-même, et en particulier son ancienneté, dès lors que le consommateur est susceptible de déduire de l'information fausse ainsi communiquée par la marque que le produit qui en est revêtu possède certaines qualités ou jouit d'un certain prestige, qualités et prestige pouvant influencer sa décision d'acquérir le produit.
21. Il est également rappelé que, dans son arrêt du 23 avril 2009, Copad (C-59/08), la Cour de justice de l'Union européenne a retenu, s'agissant de l'atteinte à la qualité des produits susceptible d'être reprochée à un licencié par le titulaire de la marque, que la qualité des produits de prestige ne résulte pas uniquement de leurs caractéristiques matérielles mais également de l'allure et de l'image de prestige que leur confère une sensation de luxe (points 24 à 26). On peut dès lors se demander si, à tout le moins dans le domaine des produits de luxe, lorsque la marque ou l'un de ses éléments confère aux produits qu'elle désigne une image de prestige influant sur la décision d'achat du consommateur de ces produits, il n'y a pas lieu à annulation de la marque si cet élément est faux.
22. Les sociétés Fauré Le Page soutiennent quant à elles que, pour être considérée comme déceptive, la marque doit être de nature à tromper le consommateur, non sur l'entreprise, mais sur la nature et les caractéristiques des produits ou des services désignés à l'enregistrement.
23. Elles font valoir que c'est ainsi que doit être compris l'arrêt Emanuel.
24. Elles ajoutent que, appliquant les dispositions de l'article 7, paragraphe 1, sous g), du règlement (CE) n° 207/2009 du 26 février 2009 sur la marque de l'Union européenne, identiques, en substance, à celles de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008, le Tribunal de l'Union européenne (TUE) juge que l'appréciation du motif absolu de refus tiré du caractère trompeur d'une marque ne peut être portée que par rapport aux produits ou aux services concernés, que la mise en oeuvre de ce motif implique une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services couverts par la marque et que ce n'est que lorsque le consommateur visé est amené à croire que les produits ou les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité, qu'il est trompé par la marque [TUE, arrêts du 29 novembre 2018, Khadi and Village Industries Commission / EUIPO - BNP Best Natural Products (Khadi Ayurveda), T-683/17, point 53 ; du 29 juin 2022, Hijos de Moisés Rodríguez González / EUIPO - Irlande et Ornua (La Irlandesa 1943), T-306/20, points 56 et 57, et du 29 novembre 2023, Myforest Foods / EUIPO (MYBACON), T-107/23, points 29 et 30].
25. Il doit également être relevé que, tirant les conséquences de ces principes à propos d'une marque « Longwy [Localité 3] Maîtres artisans depuis 1798 » déposée par une société créée en 2000 pour désigner, notamment, les « articles de bijouterie-joaillerie ; articles de bijouterie semi-précieux ; articles de bijouterie-joaillerie avec pierres décoratives ; articles de bijouterie-joaillerie en alliage de métaux précieux », une division d'annulation de l'Office européen de la propriété intellectuelle (décision du 27 novembre 2019, n° 19646 C) a rejeté la demande d'annulation de cette marque en énonçant que le fait que le titulaire possède le titre de maître artisan depuis 1798, voire que son entreprise ait été créée en 1798, ne confère aucune caractéristique particulière aux produits et services et par conséquent ne crée aucune attente spécifique de la part du consommateur qui impliquerait l'existence d'une tromperie effective. Cette décision ajoute que la marque peut être perçue comme laudative tout au plus et, dans la mesure où la référence à cette date n'entre pas en contradiction avec la façon dont la liste des produits et services contestée est rédigée, elle est acceptable.
26. Les sociétés Fauré Le Page en déduisent que, ne décrivant aucune caractéristique spécifique des articles de maroquinerie désignés à l'enregistrement, les marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 », qui tout au plus véhiculent une idée générale de qualité, ne peuvent être regardées comme trompeuses au sens de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE.
27. L'avocate générale est d'avis de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. Elle expose que la solution retenue par le TUE suscite des interrogations au regard des incidences que peut avoir la référence faite par une marque à l'ancienneté de l'entreprise. Elle évoque ainsi une étude relative à la perception de l'ancienneté de l'entreprise véhiculée par la marque d'où il résulte que, dans certains secteurs, l'ancienneté confère un avantage concurrentiel au fournisseur des produits ou des services et une survaleur à la marque pouvant revendiquer une telle ancienneté, en raison du savoir-faire et de la qualité attendus d'une continuité de l'entreprise par le consommateur des produits ou services concernés.
28. Il ne semble pas que la Cour de justice ait eu l'occasion d'approuver la jurisprudence du Tribunal de l'Union selon laquelle le motif de nullité tenant au caractère trompeur d'une marque implique une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services couverts par la marque et ce n'est que lorsque le consommateur visé est amené à croire que les produits et les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité, qu'il est trompé par la marque.
29. Si son arrêt Emanuel, précité, est susceptible d'être interprété, ainsi que le font les requérantes, en ce sens que n'est pas trompeuse la marque qui induit le consommateur en erreur sur les qualités de l'entreprise qui fabrique les produits revêtus de la marque, il a néanmoins été rendu dans l'hypothèse particulière d'une marque constituée d'un nom de créateur, de sorte que des considérations propres à ce contexte peuvent expliquer la solution retenue.
30. En l'espèce, il résulte des appréciations souveraines des juges du fond que les marques « Fauré Le Page [Localité 3] 1717 » sont perçues comme revendiquant faussement, pour leur titulaire, une ancienneté de plusieurs siècles dans l'activité de maroquinier et que l'information erronée ainsi véhiculée est susceptible d'influencer la décision d'achat des consommateurs des produits qui sont revêtus de l'une de ces marques, dès lors que les consommateurs des articles de maroquinerie de luxe attachent de l'importance à l'histoire et à l'ancienneté de l'entreprise qui les commercialise.
31. La solution du litige dépend donc du point de savoir si ce constat suffit à retenir le caractère trompeur desdites marques, au sens de l'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive 2008/95/CE du 22 octobre 2008.
32. A cet égard, il convient, d'abord, de déterminer si le fait qu'une marque communique une information erronée concernant son titulaire de nature à influencer le consommateur moyen des produits et services couverts par cette marque suffit pour conclure à son caractère trompeur, ou si l'erreur provoquée doit porter sur des caractéristiques desdits produits ou services.
33. Ensuite, à supposer qu'une marque ne soit trompeuse que si elle porte sur des caractéristiques des produits ou services couverts par cette marque, le constat de sa déceptivité suppose-t-il que la marque constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits ou des services couverts par la marque ?
34. Enfin, s'il est répondu à cette question par l'affirmative, il y a lieu de se demander si, notamment dans le domaine des produits de luxe, où l'histoire associée à la marque est un élément important d'attractivité des produits qui en sont revêtus, le fait que la marque attribue à son titulaire une importante ancienneté, et donc un savoir-faire éprouvé, dans la fabrication des produits couverts par la marque, constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits couverts par la marque, que ceux-ci ne posséderaient pas.
Les questions préjudicielles
35. Se posent ainsi les questions suivantes :
1°) L'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive n° 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques doit-il être interprété en ce sens que la mention d'une date de fantaisie dans une marque communiquant une information fausse sur l'ancienneté, le sérieux et le savoir-faire du fabricant des produits et, partant, sur une des caractéristiques non matérielles desdits produits, permet de retenir l'existence d'une tromperie effective ou un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur ?
2°) En cas de réponse négative à la première question, cet article doit-il être interprété en ce sens :
a) qu'une marque peut être considérée comme déceptive lorsqu'il existe un risque que le consommateur des produits et services qu'elle désigne croie que le titulaire de cette marque jouit d'une ancienneté séculaire dans la production de ces produits, leur conférant une image de prestige, alors que tel n'est pas le cas ?
b) que, pour que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur, dont dépend le constat du caractère déceptif d'une marque, il faut que la marque constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services pour lesquels elle est enregistrée, de sorte que le consommateur visé soit amené à croire que les produits et les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité ?
PAR CES MOTIFS, la Cour :
Vu l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
RENVOIE à la Cour de justice de l'Union européenne les questions suivantes :
1°) L'article 3, paragraphe 1, sous g), de la directive n° 2008/95/CE du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques doit-il être interprété en ce sens que la mention d'une date de fantaisie dans une marque communiquant une information fausse sur l'ancienneté, le sérieux et le savoir-faire du fabricant des produits et, partant, sur une des caractéristiques non matérielles desdits produits, permet de retenir l'existence d'une tromperie effective ou un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur ?
2°) En cas de réponse négative à la première question, cet article doit-il être interprété en ce sens :
a) qu'une marque peut être considérée comme déceptive lorsqu'il existe un risque que le consommateur des produits et services qu'elle désigne croie que le titulaire de cette marque jouit d'une ancienneté séculaire dans la production de ces produits, leur conférant une image de prestige, alors que tel n'est pas le cas ?
b) que, pour que l'on puisse retenir l'existence d'une tromperie effective ou d'un risque suffisamment grave de tromperie du consommateur, dont
dépend le constat du caractère déceptif d'une marque, il faut que la marque constitue une désignation suffisamment spécifique des caractéristiques potentielles des produits et des services pour lesquels elle est enregistrée, de sorte que le consommateur visé soit amené à croire que les produits et les services possèdent certaines caractéristiques, qu'ils ne possèdent pas en réalité ?
SURSOIT à statuer sur les moyens du pourvoi jusqu'à la décision de la Cour de justice de l'Union européenne ;
RENVOIE la cause et les parties à l'audience de formation de section du 3 décembre 2024 ;
RÉSERVE les dépens ;
DIT qu'une expédition du présent arrêt ainsi que le dossier de l'affaire seront transmis par le directeur de greffe de la Cour de cassation au greffe de la Cour de justice de l'Union européenne.
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du cinq juin deux mille vingt-quatre.