Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 11 octobre 2023, 22-15.138, Inédit

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :

SOC.

CZ



COUR DE CASSATION
______________________


Audience publique du 11 octobre 2023




Cassation partielle


Mme CAPITAINE, conseiller doyen
faisant fonction de président



Arrêt n° 1006 F-D

Pourvoi n° J 22-15.138




R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E

_________________________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, DU 11 OCTOBRE 2023

Mme [H] [G], épouse [Y], domiciliée [Adresse 1], a formé le pourvoi n° J 22-15.138 contre l'arrêt rendu le 15 février 2022 par la cour d'appel de Nîmes (5e chambre sociale prud'homale), dans le litige l'opposant à la société Anhydritec, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 2], anciennement dénommée La Chape liquide, défenderesse à la cassation.

La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, trois moyens de cassation.

Le dossier a été communiqué au procureur général.

Sur le rapport de M. Chiron, conseiller référendaire, les observations de la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat de Mme [Y], de Me Haas, avocat de la société Anhydritec, après débats en l'audience publique du 12 septembre 2023 où étaient présents Mme Capitaine, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Chiron, conseiller référendaire rapporteur, Mme Lacquemant, conseiller, et Mme Piquot, greffier de chambre,

la chambre sociale de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Selon l'arrêt attaqué (Nîmes, 15 février 2022), Mme [G] épouse [Y] a été engagée en qualité de « Controller Floor Europe and Paper Activity » le 11 avril 2005 par la société Lafarge plâtres. Elle exerçait en dernier lieu les fonctions de « Supply Chain Manager ».

2. Le contrat de travail a été transféré le 1er août 2013 à la société La Chape liquide, devenue Anhydritec.

3. La salariée a été licenciée par courrier du 3 février 2014 pour cause réelle et sérieuse et a saisi la juridiction prud'homale.

Examen des moyens

Sur les premier et troisième moyens

4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

5. La salariée fait grief à l'arrêt de dire justifié son licenciement par l'employeur, alors « que sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression et encourt la nullité le licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice par le salarié de sa liberté d'expression, liberté fondamentale ; que l'écrit ou le propos oral ne comportant aucun propos injurieux, diffamatoire ou excessif ne caractérise pas un abus de la liberté d'expression du salarié ; que pour regarder comme caractérisés les griefs faits à la salariée et pris, d'une part, d'une "remise en cause polémique des décisions de la société", d'autre part, d'un "manque de respect à l'égard de la hiérarchie", la cour d'appel a retenu, s'agissant du premier grief, que les pièces versées aux débats, notamment les courriels et courriers adressés par la salariée à l'employeur" parfois sur une seule journée [?] pour faire changer d'avis le président et revenir sur l'accord pris concernant les congés payés", "permett[ai]ent de démontrer que Mme [Y] a[vait] manifesté un désaccord persistant malgré l'accord d'entreprise concernant les congés et les nombreuses réponses claires de l'employeur pour l'expliquer, ce qui a[vait] eu un impact sur le fonctionnement de la société. En effet, la salariée a[vait] volontairement refusé d'appliquer l'organisation en revendiquant des droits pour prendre ses congés non prévus dans l'accord d'entreprise, et ce de manière récurrente et insistante", et, s'agissant du second grief, que les documents produits, dont des courriers échangés entre la salariée et le président de la société Anhydritec "au sujet des congés fin 2013", "permett[ai]ent d'établir que Mme [Y] s'[était] montrée particulièrement insistante envers son président sur la question des reports de congés alors qu'elle connaissait l'accord d'entreprise à ce sujet, ce qui ne l'a[vait] pas empêchée de poser des ultimatums à son supérieur hiérarchique. / Il [était] également démontré un positionnement discutable vis-à-vis de son président comme en témoign[ait] le courriel qu'elle lui a[vait] envoyé le 20 décembre 2013 indiquant : "dans la mesure où j'ai pu, malgré de grandes réticences et incompréhensions, prendre mes congés je considère que l'incident est clos", après que ce dernier ait finalement accepté de déroger à l'accord d'entreprise concernant le report des congés sur l'année 2014" et, par ailleurs, que Mme [Y] avait "pris à partie le président en lui posant des questions sur sa vie privée en mentionnant que si le président refusait le report de ses congés, c'était certainement car sa femme ne travaillait pas" ; que la cour d'appel a donc imputé à la salariée un abus de sa liberté d'expression dans ses échanges avec son employeur, sans constater la présence dans ces échanges d'un quelconque propos injurieux, diffamatoire ou excessif ; qu'en statuant ainsi, cependant qu'une insistance, des questions et un ton polémiques et même une âpreté de la salariée à défendre ses intérêts sur la question de ses congés payés ne pouvaient en tant que tels être abusifs et que Mme [Y] avait établi l'absence de tout abus de sa liberté d'expression et avait fourni à cet égard une démonstration particulièrement détaillée, notamment par une analyse précise et exhaustive, citations à l'appui, de l'ensemble de ses échanges avec son employeur advenus à la fin de l'année 2013, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article L. 1121-1 du code du travail et de l'article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Vu l'article L. 1121-1 du code du travail :

6. Il résulte de ce texte que sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression. Il ne peut être apporté à celle-ci que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

7. Le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.

8. Pour dire le licenciement de la salariée justifié, l'arrêt retient que celle-ci a manifesté un désaccord persistant malgré l'accord d'entreprise concernant les congés et les nombreuses réponses claires de l'employeur pour l'expliquer, ce qui a eu un impact sur le fonctionnement de la société, qu'elle a volontairement refusé d'appliquer l'organisation en revendiquant des droits pour prendre ses congés non prévus dans l'accord d'entreprise, et ce de manière récurrente et insistante.

9. L'arrêt ajoute qu'elle s'est montrée particulièrement insistante envers son président sur la question des reports de congés alors qu'elle connaissait l'accord d'entreprise à ce sujet, ce qui ne l'a pas empêchée de poser des ultimatums à son supérieur hiérarchique, et qu'il est démontré un positionnement discutable vis-à-vis de son président comme en témoigne le courriel qu'elle lui a envoyé le 20 décembre 2013 indiquant : « dans la mesure où j'ai pu, malgré de grandes réticences et incompréhensions, prendre mes congés je considère que l'incident est clos », après que ce dernier avait finalement accepté de déroger à l'accord d'entreprise concernant le report des congés sur l'année 2014.

10. Il conclut que les griefs de remise en cause polémique des décisions de la société et de manque de respect à l'égard de la hiérarchie sont caractérisés.

11. En se déterminant ainsi, sans caractériser en quoi les propos tenus par la salariée comportaient des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs, la cour d'appel a privé sa décision de base légale.

Et sur le deuxième moyen, pris en sa seconde branche

Enoncé du moyen

12. La salariée fait le même grief à l'arrêt, alors « qu'aucun salarié ne peut être licencié pour avoir témoigné d'agissements répétés de harcèlement moral ou les avoir relatés, et encourt la nullité le licenciement prononcé par la considération qu'un salarié aurait relaté des faits de harcèlement, même s'ils ne sont pas établis, sauf preuve par l'employeur de la mauvaise foi du salarié, laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce et ne peut donc être valablement déduite de la seule circonstance que le salarié aurait fait état d'une simple impression ou d'un simple sentiment éprouvé par lui ; que pour regarder comme caractérisé le troisième grief formulé par la lettre de licenciement à l'encontre de la salariée, pris d'une "dénonciation mensongère de harcèlement et discrimination", la cour d'appel s'est fondée sur les conclusions par lesquelles Mme [Y]" admet[tait] avoir fait état de "sentiment", de "sensation" ou d'"interprétation" l'amenant à en conclure qu'elle faisait l'objet de discrimination et de harcèlement" et a purement et simplement déduit, de la prétendue absence de faits laissant présumer une discrimination ou un harcèlement de la part de l'employeur, que la dénonciation faite par la salariée aurait été mensongère; qu'en déduisant un prétendu mensonge de Mme [Y] de la circonstance qu'elle avait fait état d'un sentiment ou d'une sensation, considération pourtant impropre à caractériser la connaissance par la salariée de la fausseté des faits dénoncés ni donc sa mauvaise foi, la cour d'appel a violé les articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du code du travail :

13. Selon le premier texte visé, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, notamment en matière de rémunération, de formation, de reclassement, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement de contrat, pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés.

14. Aux termes du second texte visé, toute rupture de contrat de travail intervenue en méconnaissance des articles L. 1152-1 et L. 1152-2 du code du travail, toute disposition ou tout acte contraire est nul.

15. Il s'en déduit que le salarié qui relate des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce, et que le grief énoncé dans la lettre de licenciement tiré de la relation par le salarié de faits de harcèlement moral emporte à lui seul la nullité du licenciement.

16. Pour dire justifié le licenciement de la salariée, l'arrêt retient, par motifs propres et adoptés, qu'il ne peut être retenu de faits laissant présumer de la discrimination et du harcèlement de la part de l'employeur, que la salariée n'avait évoqué aucun fait de harcèlement ou de discrimination à l'encontre de celui-ci lors de son entretien préalable, affirmait a posteriori dans ses conclusions qu'il ne s'agissait que d'un « sentiment » et d'une « sensation », et tentait de minimiser ses accusations envers son président, accusations pourtant explicitement formulées.

17. En statuant ainsi, alors qu'il résultait de ses constatations que la lettre de licenciement faisait référence à la relation par la salariée d'agissements de harcèlement, la cour d'appel, qui s'est prononcée par des motifs impropres à caractériser la mauvaise foi de la salariée, a violé les textes susvisés.

Portée et conséquences de la cassation

18. En application de l'article 624 du code de procédure civile, la cassation du chef de dispositif de l'arrêt disant justifié le licenciement de la salariée entraîne la cassation des chefs de dispositif rejetant ses demandes de nullité du licenciement et de dommages-intérêts pour licenciement nul qui s'y rattachent par un lien de dépendance nécessaire.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il dit le licenciement de Mme [Y] justifié, et rejette les demandes de la salariée aux fins de dire le licenciement nul et de condamner la société Anhydritec à lui payer la somme de 82.352,28 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul et sans cause réelle et sérieuse, et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 15 février 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Nîmes ;

Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier ;

Condamne la société Anhydritec aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Anhydritec et la condamne à payer à Mme [Y] la somme de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre sociale, et prononcé par le président en son audience publique du onze octobre deux mille vingt-trois.ECLI:FR:CCASS:2023:SO01006
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