Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 2 juillet 2020, 19-16.501, Publié au bulletin
Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 2 juillet 2020, 19-16.501, Publié au bulletin
Cour de cassation - Chambre civile 2
- N° de pourvoi : 19-16.501
- ECLI:FR:CCASS:2020:C200634
- Publié au bulletin
- Solution : Cassation
Audience publique du jeudi 02 juillet 2020
Décision attaquée : Cour d'appel de Nîmes, du 14 mars 2019- Président
- M. Pireyre
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
FB
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 2 juillet 2020
Cassation
M. PIREYRE, président
Arrêt n° 634 F-P+B+I
Pourvoi n° D 19-16.501
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 2 JUILLET 2020
1°/ M. H... K..., domicilié [...] ,
2°/ la société Filia-Maif, société anonyme, dont le siège est [...] ,
ont formé le pourvoi n° D 19-16.501 contre l'arrêt rendu le 14 mars 2019 par la cour d'appel de Nîmes (chambre civile, 1re chambre), dans le litige les opposant :
1°/ à M. Y... P..., domicilié [...] ,
2°/ à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Vaucluse, dont le siège est [...] ,
défendeurs à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Jollec, conseiller référendaire, les observations de la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat de M. K... et de la société Filia-Maif, de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. P..., et l'avis de M. Girard, avocat général, après débats en l'audience publique du 27 mai 2020 où étaient présents M. Pireyre, président, Mme Jollec, conseiller référendaire rapporteur, Mme Martinel, conseiller doyen, et Mme Thomas, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Nîmes, 14 mars 2019), M. P... a été victime d'un accident de la circulation, impliquant le véhicule conduit par M. K..., assuré auprès de la société Filia-Maif.
2. Par ordonnance du 6 mars 2017, rectifiée le 13 mars 2017, le juge des référés d'un tribunal de grande instance a ordonné une mesure d'expertise médicale et a condamné in solidum M. K... et la société Filia-Maif à payer à M. P... une certaine somme à titre de provision.
3. L'expert a déposé son rapport le 31 janvier 2018.
4. Contestant ce rapport sur certains points relatifs notamment à l'incidence professionnelle de l'accident, M. P... a saisi le juge des référés d'un tribunal de grande instance afin de voir ordonner une nouvelle mesure d'expertise médicale judiciaire.
5. Par ordonnance du 22 juin 2018, le juge des référés a dit n'y avoir lieu à référé et a débouté M. P... de ses demandes.
6. M. P... a interjeté appel de cette ordonnance.
Sur le moyen
Enoncé du moyen
7. M. K... fait grief à l'arrêt, infirmant l'ordonnance, d'ordonner une expertise judiciaire et de désigner pour y procéder : le docteur N... E..., médecin spécialiste en médecine physique et réadaptation [...], Tél. : [...], mail : [...] – [...], assisté d'un professeur de trombone émérite ou d'un tromboniste de l'Opéra de Paris de son choix, avec pour mission de : 1° – convoquer les parties et procéder à l'examen de M. P..., prendre avec son autorisation connaissance de tous les documents médicaux le concernant, y compris le dossier du médecin traitant, 2° – décrire la nature, la gravité et les conséquences des blessures ou infirmités occasionnées par les faits dommageables en date du 23 juillet 2015, en précisant si ces lésions sont bien en relation directe et certaine avec les faits, 3° – déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. P... en relation directe avec ces faits, les soins prodigués, les séquelles présentées, 4° – préciser ainsi : * la durée et le taux de l'incapacité temporaire totale ou partielle, * la durée des arrêts de travail au regard des organismes sociaux, si elle est supérieure à l'incapacité temporaire retenue, dire si ces arrêts sont imputables au fait dommageable, * si malgré son incapacité, M. P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraînent une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet, donner toutes les précisions disponibles dans le cadre des compétences de l'expert pour chiffrer l'éventuel préjudice professionnel de M. P..., 5° – donner tout autre élément qui paraîtra utile à la solution d'un éventuel litige sur le fond ; d'avoir dit que l'expert pourra en cas de besoin avoir recours à un technicien autrement qualifié ; d'avoir dit que M. P... versera par chèque libellé à l'ordre du régisseur d'avances de la cour d'appel de Nîmes une consignation de 1 700 euros à valoir sur la rémunération de l'expert et ce avant le 14 avril 2019 et que ce chèque sera adressé, avec les références du dossier (n° RG. 18/2619) au greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés, de rappeler qu'à défaut de consignation dans ce délai, la désignation de l'expert sera caduque selon les modalités fixées par l'article 271 du code de procédure civile, de dire que l'expert devra déposer auprès du greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés, un rapport détaillé de ses opérations dans les quatre mois de sa saisine et qu'il adressera copie complète de ce rapport, y compris la demande de fixation de rémunération à chacune des parties, conformément aux dispositions de l'article 173 du code de procédure civile, alors « que lorsqu'un expert judiciaire a déposé son rapport et a répondu à toutes les questions qui lui étaient posées, le juge des référés ne peut ordonner une nouvelle expertise, identique à la première, au prétexte que la pertinence des conclusions du premier expert pourrait être discutée ; qu'en l'espèce, l'ordonnance du 6 mars 2017 ayant fait droit à la première demande d'expertise de M. P... avait confié au docteur L... la mission d'« indiquer, notamment au vu des justificatifs produits, si le déficit fonctionnel permanent entraîne l'obligation pour la victime de cesser totalement ou partiellement son activité professionnelle ou de changer d'activité professionnelle » ou s'il « entraîne d'autres répercussions sur son activité professionnelle actuelle ou future (obligation de formation pour un reclassement professionnel, pénibilité accrue dans son activité, dévalorisation sur la marché du travail, etc.) » ; que le docteur L... a transmis son rapport le 30 janvier 2018, dans lequel il concluait que « le déficit fonctionnel permanent n'entraîne pas l'obligation de cesser totalement son activité de tromboniste. Une reprise d'activité professionnelle sera possible, après une période de préparation technique. » et que « le déficit fonctionnel permanent entraîne une pénibilité, non susceptible de s'aggraver dans le temps » ; que la cour d'appel a relevé que le « docteur L... a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée » ; qu'en ordonnant néanmoins une nouvelle expertise ayant pour objet de « déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. P... » et de préciser « si malgré son incapacité, M. P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraîne une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet », au prétexte qu' « un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité » de la situation professionnelle de M. P..., la cour d'appel a méconnu l'étendue de ses pouvoirs et violé l'article 145 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 145 du code de procédure civile :
8. Il résulte de ce texte que la demande de désignation d'un nouvel expert, motivée par l'insuffisance des diligences accomplies par l'expert précédemment commis en référé, relève de la seule appréciation du juge du fond.
9. Pour ordonner une nouvelle expertise médicale, l'arrêt, statuant en référé, retient que s'il n'est pas contesté que l'expert judiciaire a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée, les conclusions de son rapport n'en demeurent pas moins insuffisantes au regard des spécificités de la profession de M. P... et de l'incidence professionnelle qui peut découler de ses séquelles, l'activité professionnelle de la victime, virtuose du trombone, nécessitant des gestes techniques très spécifiques, mobilisant son épaule avec un port de charge d'environ 6 kg plusieurs heures par jour.
10. L'arrêt retient encore qu'un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité de cette situation à sa juste mesure et que la mesure d'expertise ordonnée ne saurait s'analyser en une contre-expertise.
11. En statuant ainsi, la cour d'appel a méconnu les pouvoirs que le juge des référés tient de l'article 145 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 14 mars 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Nîmes ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier ;
Condamne M. P... aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. P... et le condamne à payer la somme globale de 3 000 euros à M. K... et à la société Filia-Maif ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, prononcé par le président en son audience publique du deux juillet deux mille vingt, et signé par lui et Mme Martinel, conseiller doyen, en remplacement du conseiller référendaire rapporteur empêché, conformément aux dispositions des articles 452 et 456 du code de procédure civile.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt
Moyen produit par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat aux Conseils, pour M. K... et la société Filia-Maif.
Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR ordonné une mesure d'expertise judiciaire ; d'AVOIR désigné pour y procéder : le docteur N... E..., médecin spécialiste en médecine physique et réadaptation [...], Tél. : [...], mail : [...] – [...], assisté d'un professeur de trombone émérite ou d'un tromboniste de l'Opéra de Paris de son choix, avec pour mission de : 1° – convoquer les parties et procéder à l'examen de M. Y... P..., prendre avec son autorisation connaissance de tous les documents médicaux le concernant, y compris le dossier du médecin traitant, 2° – décrire la nature, la gravité et les conséquences des blessures ou infirmités occasionnées par les faits dommageables en date du 23 juillet 2015, en précisant si ces lésions sont bien en relation directe et certaine avec les faits, 3° – déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. Y... P... en relation directe avec ces faits, les soins prodigués, les séquelles présentées, 4° – préciser ainsi : * la durée et le taux de l'incapacité temporaire totale ou partielle, * la durée des arrêts de travail au regard des organismes sociaux, si elle est supérieure à l'incapacité temporaire retenue, dire si ces arrêts sont imputables au fait dommageable, * si malgré son incapacité, M. Y... P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraînent une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet, donner toutes les précisions disponibles dans le cadre des compétences de l'expert pour chiffrer l'éventuel préjudice professionnel de M. Y... P..., 5° – donner tout autre élément qui paraîtra utile à la solution d'un éventuel litige sur le fond ; d'AVOIR dit que l'expert pourra en cas de besoin avoir recours à un technicien autrement qualifié ; d'AVOIR dit que M. Y... P... versera par chèque libellé à l'ordre du régisseur d'avances de la cour d'appel de Nîmes une consignation de mille sept cents euros (1.700€) à valoir sur la rémunération de l'expert et ce avant le 14 avril 2019 et que ce chèque sera adressé, avec les références du dossier (n° R.G. 18/2619) au greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés ; d'AVOIR rappelé qu'à défaut de consignation dans ce délai, la désignation de l'expert sera caduque selon les modalités fixées par l'article 271 du code de procédure civile ; d'AVOIR dit que l'expert devra déposer auprès du greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés, un rapport détaillé de ses opérations dans les quatre mois de sa saisine et qu'il adressera copie complète de ce rapport, y compris la demande de fixation de rémunération à chacune des parties, conformément aux dispositions de l'article 173 du code de procédure civile ; d'AVOIR précisé qu'une photocopie du rapport sera adressée à l'avocat de chaque partie ; et d'AVOIR précisé que l'expert doit mentionner dans son rapport l'ensemble des destinataires à qui il l'aura adressé ;
AUX MOTIFS QUE selon l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé ; que M. Y... P... produit des documents médicaux desquels il ressort qu'à la suite l'accident de la circulation dont il a été victime le 23 juillet 2015, il a présenté une fracture isolée de la clavicule gauche de type comminutif, immobilisée par anneaux pour une période de 40 jours, et aujourd'hui parfaitement consolidée ; que pour solliciter une nouvelle mesure d'expertise judiciaire, l'appelant fait valoir que le rapport d'expertise L... présente des insuffisances et n'a pas tenu compte de son inaptitude totale à pouvoir exercer sa profession de tromboniste de haut niveau, malgré les lettres valant dire qui ont été adressées à l'expert les 16 mai et 26 juin 2017 ; que M. Y... P... précise notamment que si son incapacité n'est pas énorme, l'incidence de cette incapacité, notamment professionnelle, elle, est énorme ; qu'il ajoute que ce paramètre n'a pas pu être justement évalué lors de l'expertise, aucun sapiteur musicien qualifié n'ayant pu apporter son analyse technique ; qu'or, s'il n'est pas contesté que le docteur L... a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée, les conclusions de son rapport n'en demeurent pas moins insuffisantes au regard des spécificités de la profession de M. Y... P... et de l'incidence professionnelle qui peut découler de ses séquelles ; qu'en effet, l'activité professionnelle de la victime, à haut niveau de compétence pour être virtuose du trombone, nécessite des gestes techniques très spécifiques, mobilisant son épaule avec un port de charge d'environ 6 kg plusieurs heures par jour ; qu'un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité de cette situation à sa juste mesure ; qu'il convient dès lors de considérer que l'appelant justifie d'un motif légitime au sens du texte susvisé pour faire établir avant tout procès la preuve de faits pouvant être utiles à la solution du litige, cette preuve ne pouvant être rapportée qu'après avoir mis en perspective l'avis d'un technicien médecin à celui d'un technicien tromboniste ; que l'ordonnance déférée sera ainsi infirmée et l'expertise réclamée, qui ne saurait s'analyser en une contre-expertise, sera ordonnée ; qu'il convient de préciser toutefois que la mesure d'instruction complémentaire portera uniquement sur l'incidence professionnelle subie par M. Y... P... du fait de l'accident du 23 juillet 2015, les autres points de l'expertise ne donnant lieu à aucune contestation, et qu'elle sera faite aux frais avancés de l'appelant ; que l'expert désigné se verra adjoindre un sapiteur professeur de trombone afin de pouvoir appréhender plus justement les contraintes fonctionnelles liées à la pratique de cet instrument ;
ALORS QUE lorsqu'un expert judiciaire a déposé son rapport et a répondu à toutes les questions qui lui étaient posées, le juge des référés ne peut ordonner une nouvelle expertise, identique à la première, au prétexte que la pertinence des conclusions du premier expert pourrait être discutée ; qu'en l'espèce, l'ordonnance du 6 mars 2017 ayant fait droit à la première demande d'expertise de M. P... avait confié au docteur L... la mission d'« indiquer, notamment au vu des justificatifs produits, si le déficit fonctionnel permanent entraîne l'obligation pour la victime de cesser totalement ou partiellement son activité professionnelle ou de changer d'activité professionnelle » ou s'il « entraîne d'autres répercussions sur son activité professionnelle actuelle ou future (obligation de formation pour un reclassement professionnel, pénibilité accrue dans son activité, dévalorisation sur la marché du travail, etc.) » ; que le docteur L... a transmis son rapport le 30 janvier 2018, dans lequel il concluait que « le déficit fonctionnel permanent n'entraîne pas l'obligation de cesser totalement son activité de tromboniste. Une reprise d'activité professionnelle sera possible, après une période de préparation technique. » et que « le déficit fonctionnel permanent entraîne une pénibilité, non susceptible de s'aggraver dans le temps » ; que la cour d'appel a relevé que le « docteur L... a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée » ; qu'en ordonnant néanmoins une nouvelle expertise ayant pour objet de « déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. Y... P... » et de préciser « si malgré son incapacité, M. Y... P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraîne une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet », au prétexte qu'« un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité » de la situation professionnelle de M. P..., la cour d'appel a méconnu l'étendue de ses pouvoirs et violé l'article 145 du code de procédure civile.ECLI:FR:CCASS:2020:C200634
CIV. 2
FB
COUR DE CASSATION
______________________
Audience publique du 2 juillet 2020
Cassation
M. PIREYRE, président
Arrêt n° 634 F-P+B+I
Pourvoi n° D 19-16.501
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 2 JUILLET 2020
1°/ M. H... K..., domicilié [...] ,
2°/ la société Filia-Maif, société anonyme, dont le siège est [...] ,
ont formé le pourvoi n° D 19-16.501 contre l'arrêt rendu le 14 mars 2019 par la cour d'appel de Nîmes (chambre civile, 1re chambre), dans le litige les opposant :
1°/ à M. Y... P..., domicilié [...] ,
2°/ à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) du Vaucluse, dont le siège est [...] ,
défendeurs à la cassation.
Les demandeurs invoquent, à l'appui de leur pourvoi, le moyen unique de cassation annexé au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Jollec, conseiller référendaire, les observations de la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat de M. K... et de la société Filia-Maif, de la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat de M. P..., et l'avis de M. Girard, avocat général, après débats en l'audience publique du 27 mai 2020 où étaient présents M. Pireyre, président, Mme Jollec, conseiller référendaire rapporteur, Mme Martinel, conseiller doyen, et Mme Thomas, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Nîmes, 14 mars 2019), M. P... a été victime d'un accident de la circulation, impliquant le véhicule conduit par M. K..., assuré auprès de la société Filia-Maif.
2. Par ordonnance du 6 mars 2017, rectifiée le 13 mars 2017, le juge des référés d'un tribunal de grande instance a ordonné une mesure d'expertise médicale et a condamné in solidum M. K... et la société Filia-Maif à payer à M. P... une certaine somme à titre de provision.
3. L'expert a déposé son rapport le 31 janvier 2018.
4. Contestant ce rapport sur certains points relatifs notamment à l'incidence professionnelle de l'accident, M. P... a saisi le juge des référés d'un tribunal de grande instance afin de voir ordonner une nouvelle mesure d'expertise médicale judiciaire.
5. Par ordonnance du 22 juin 2018, le juge des référés a dit n'y avoir lieu à référé et a débouté M. P... de ses demandes.
6. M. P... a interjeté appel de cette ordonnance.
Sur le moyen
Enoncé du moyen
7. M. K... fait grief à l'arrêt, infirmant l'ordonnance, d'ordonner une expertise judiciaire et de désigner pour y procéder : le docteur N... E..., médecin spécialiste en médecine physique et réadaptation [...], Tél. : [...], mail : [...] – [...], assisté d'un professeur de trombone émérite ou d'un tromboniste de l'Opéra de Paris de son choix, avec pour mission de : 1° – convoquer les parties et procéder à l'examen de M. P..., prendre avec son autorisation connaissance de tous les documents médicaux le concernant, y compris le dossier du médecin traitant, 2° – décrire la nature, la gravité et les conséquences des blessures ou infirmités occasionnées par les faits dommageables en date du 23 juillet 2015, en précisant si ces lésions sont bien en relation directe et certaine avec les faits, 3° – déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. P... en relation directe avec ces faits, les soins prodigués, les séquelles présentées, 4° – préciser ainsi : * la durée et le taux de l'incapacité temporaire totale ou partielle, * la durée des arrêts de travail au regard des organismes sociaux, si elle est supérieure à l'incapacité temporaire retenue, dire si ces arrêts sont imputables au fait dommageable, * si malgré son incapacité, M. P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraînent une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet, donner toutes les précisions disponibles dans le cadre des compétences de l'expert pour chiffrer l'éventuel préjudice professionnel de M. P..., 5° – donner tout autre élément qui paraîtra utile à la solution d'un éventuel litige sur le fond ; d'avoir dit que l'expert pourra en cas de besoin avoir recours à un technicien autrement qualifié ; d'avoir dit que M. P... versera par chèque libellé à l'ordre du régisseur d'avances de la cour d'appel de Nîmes une consignation de 1 700 euros à valoir sur la rémunération de l'expert et ce avant le 14 avril 2019 et que ce chèque sera adressé, avec les références du dossier (n° RG. 18/2619) au greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés, de rappeler qu'à défaut de consignation dans ce délai, la désignation de l'expert sera caduque selon les modalités fixées par l'article 271 du code de procédure civile, de dire que l'expert devra déposer auprès du greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés, un rapport détaillé de ses opérations dans les quatre mois de sa saisine et qu'il adressera copie complète de ce rapport, y compris la demande de fixation de rémunération à chacune des parties, conformément aux dispositions de l'article 173 du code de procédure civile, alors « que lorsqu'un expert judiciaire a déposé son rapport et a répondu à toutes les questions qui lui étaient posées, le juge des référés ne peut ordonner une nouvelle expertise, identique à la première, au prétexte que la pertinence des conclusions du premier expert pourrait être discutée ; qu'en l'espèce, l'ordonnance du 6 mars 2017 ayant fait droit à la première demande d'expertise de M. P... avait confié au docteur L... la mission d'« indiquer, notamment au vu des justificatifs produits, si le déficit fonctionnel permanent entraîne l'obligation pour la victime de cesser totalement ou partiellement son activité professionnelle ou de changer d'activité professionnelle » ou s'il « entraîne d'autres répercussions sur son activité professionnelle actuelle ou future (obligation de formation pour un reclassement professionnel, pénibilité accrue dans son activité, dévalorisation sur la marché du travail, etc.) » ; que le docteur L... a transmis son rapport le 30 janvier 2018, dans lequel il concluait que « le déficit fonctionnel permanent n'entraîne pas l'obligation de cesser totalement son activité de tromboniste. Une reprise d'activité professionnelle sera possible, après une période de préparation technique. » et que « le déficit fonctionnel permanent entraîne une pénibilité, non susceptible de s'aggraver dans le temps » ; que la cour d'appel a relevé que le « docteur L... a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée » ; qu'en ordonnant néanmoins une nouvelle expertise ayant pour objet de « déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. P... » et de préciser « si malgré son incapacité, M. P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraîne une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet », au prétexte qu' « un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité » de la situation professionnelle de M. P..., la cour d'appel a méconnu l'étendue de ses pouvoirs et violé l'article 145 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
Vu l'article 145 du code de procédure civile :
8. Il résulte de ce texte que la demande de désignation d'un nouvel expert, motivée par l'insuffisance des diligences accomplies par l'expert précédemment commis en référé, relève de la seule appréciation du juge du fond.
9. Pour ordonner une nouvelle expertise médicale, l'arrêt, statuant en référé, retient que s'il n'est pas contesté que l'expert judiciaire a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée, les conclusions de son rapport n'en demeurent pas moins insuffisantes au regard des spécificités de la profession de M. P... et de l'incidence professionnelle qui peut découler de ses séquelles, l'activité professionnelle de la victime, virtuose du trombone, nécessitant des gestes techniques très spécifiques, mobilisant son épaule avec un port de charge d'environ 6 kg plusieurs heures par jour.
10. L'arrêt retient encore qu'un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité de cette situation à sa juste mesure et que la mesure d'expertise ordonnée ne saurait s'analyser en une contre-expertise.
11. En statuant ainsi, la cour d'appel a méconnu les pouvoirs que le juge des référés tient de l'article 145 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 14 mars 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Nîmes ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Montpellier ;
Condamne M. P... aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par M. P... et le condamne à payer la somme globale de 3 000 euros à M. K... et à la société Filia-Maif ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, prononcé par le président en son audience publique du deux juillet deux mille vingt, et signé par lui et Mme Martinel, conseiller doyen, en remplacement du conseiller référendaire rapporteur empêché, conformément aux dispositions des articles 452 et 456 du code de procédure civile.
MOYEN ANNEXE au présent arrêt
Moyen produit par la SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat aux Conseils, pour M. K... et la société Filia-Maif.
Il est fait grief à l'arrêt infirmatif attaqué d'AVOIR ordonné une mesure d'expertise judiciaire ; d'AVOIR désigné pour y procéder : le docteur N... E..., médecin spécialiste en médecine physique et réadaptation [...], Tél. : [...], mail : [...] – [...], assisté d'un professeur de trombone émérite ou d'un tromboniste de l'Opéra de Paris de son choix, avec pour mission de : 1° – convoquer les parties et procéder à l'examen de M. Y... P..., prendre avec son autorisation connaissance de tous les documents médicaux le concernant, y compris le dossier du médecin traitant, 2° – décrire la nature, la gravité et les conséquences des blessures ou infirmités occasionnées par les faits dommageables en date du 23 juillet 2015, en précisant si ces lésions sont bien en relation directe et certaine avec les faits, 3° – déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. Y... P... en relation directe avec ces faits, les soins prodigués, les séquelles présentées, 4° – préciser ainsi : * la durée et le taux de l'incapacité temporaire totale ou partielle, * la durée des arrêts de travail au regard des organismes sociaux, si elle est supérieure à l'incapacité temporaire retenue, dire si ces arrêts sont imputables au fait dommageable, * si malgré son incapacité, M. Y... P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraînent une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet, donner toutes les précisions disponibles dans le cadre des compétences de l'expert pour chiffrer l'éventuel préjudice professionnel de M. Y... P..., 5° – donner tout autre élément qui paraîtra utile à la solution d'un éventuel litige sur le fond ; d'AVOIR dit que l'expert pourra en cas de besoin avoir recours à un technicien autrement qualifié ; d'AVOIR dit que M. Y... P... versera par chèque libellé à l'ordre du régisseur d'avances de la cour d'appel de Nîmes une consignation de mille sept cents euros (1.700€) à valoir sur la rémunération de l'expert et ce avant le 14 avril 2019 et que ce chèque sera adressé, avec les références du dossier (n° R.G. 18/2619) au greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés ; d'AVOIR rappelé qu'à défaut de consignation dans ce délai, la désignation de l'expert sera caduque selon les modalités fixées par l'article 271 du code de procédure civile ; d'AVOIR dit que l'expert devra déposer auprès du greffe de la cour d'appel de Nîmes, service des référés, un rapport détaillé de ses opérations dans les quatre mois de sa saisine et qu'il adressera copie complète de ce rapport, y compris la demande de fixation de rémunération à chacune des parties, conformément aux dispositions de l'article 173 du code de procédure civile ; d'AVOIR précisé qu'une photocopie du rapport sera adressée à l'avocat de chaque partie ; et d'AVOIR précisé que l'expert doit mentionner dans son rapport l'ensemble des destinataires à qui il l'aura adressé ;
AUX MOTIFS QUE selon l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé sur requête ou en référé ; que M. Y... P... produit des documents médicaux desquels il ressort qu'à la suite l'accident de la circulation dont il a été victime le 23 juillet 2015, il a présenté une fracture isolée de la clavicule gauche de type comminutif, immobilisée par anneaux pour une période de 40 jours, et aujourd'hui parfaitement consolidée ; que pour solliciter une nouvelle mesure d'expertise judiciaire, l'appelant fait valoir que le rapport d'expertise L... présente des insuffisances et n'a pas tenu compte de son inaptitude totale à pouvoir exercer sa profession de tromboniste de haut niveau, malgré les lettres valant dire qui ont été adressées à l'expert les 16 mai et 26 juin 2017 ; que M. Y... P... précise notamment que si son incapacité n'est pas énorme, l'incidence de cette incapacité, notamment professionnelle, elle, est énorme ; qu'il ajoute que ce paramètre n'a pas pu être justement évalué lors de l'expertise, aucun sapiteur musicien qualifié n'ayant pu apporter son analyse technique ; qu'or, s'il n'est pas contesté que le docteur L... a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée, les conclusions de son rapport n'en demeurent pas moins insuffisantes au regard des spécificités de la profession de M. Y... P... et de l'incidence professionnelle qui peut découler de ses séquelles ; qu'en effet, l'activité professionnelle de la victime, à haut niveau de compétence pour être virtuose du trombone, nécessite des gestes techniques très spécifiques, mobilisant son épaule avec un port de charge d'environ 6 kg plusieurs heures par jour ; qu'un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité de cette situation à sa juste mesure ; qu'il convient dès lors de considérer que l'appelant justifie d'un motif légitime au sens du texte susvisé pour faire établir avant tout procès la preuve de faits pouvant être utiles à la solution du litige, cette preuve ne pouvant être rapportée qu'après avoir mis en perspective l'avis d'un technicien médecin à celui d'un technicien tromboniste ; que l'ordonnance déférée sera ainsi infirmée et l'expertise réclamée, qui ne saurait s'analyser en une contre-expertise, sera ordonnée ; qu'il convient de préciser toutefois que la mesure d'instruction complémentaire portera uniquement sur l'incidence professionnelle subie par M. Y... P... du fait de l'accident du 23 juillet 2015, les autres points de l'expertise ne donnant lieu à aucune contestation, et qu'elle sera faite aux frais avancés de l'appelant ; que l'expert désigné se verra adjoindre un sapiteur professeur de trombone afin de pouvoir appréhender plus justement les contraintes fonctionnelles liées à la pratique de cet instrument ;
ALORS QUE lorsqu'un expert judiciaire a déposé son rapport et a répondu à toutes les questions qui lui étaient posées, le juge des référés ne peut ordonner une nouvelle expertise, identique à la première, au prétexte que la pertinence des conclusions du premier expert pourrait être discutée ; qu'en l'espèce, l'ordonnance du 6 mars 2017 ayant fait droit à la première demande d'expertise de M. P... avait confié au docteur L... la mission d'« indiquer, notamment au vu des justificatifs produits, si le déficit fonctionnel permanent entraîne l'obligation pour la victime de cesser totalement ou partiellement son activité professionnelle ou de changer d'activité professionnelle » ou s'il « entraîne d'autres répercussions sur son activité professionnelle actuelle ou future (obligation de formation pour un reclassement professionnel, pénibilité accrue dans son activité, dévalorisation sur la marché du travail, etc.) » ; que le docteur L... a transmis son rapport le 30 janvier 2018, dans lequel il concluait que « le déficit fonctionnel permanent n'entraîne pas l'obligation de cesser totalement son activité de tromboniste. Une reprise d'activité professionnelle sera possible, après une période de préparation technique. » et que « le déficit fonctionnel permanent entraîne une pénibilité, non susceptible de s'aggraver dans le temps » ; que la cour d'appel a relevé que le « docteur L... a correctement exécuté la mission qui lui avait été confiée » ; qu'en ordonnant néanmoins une nouvelle expertise ayant pour objet de « déterminer les éléments de l'incidence professionnelle subie par M. Y... P... » et de préciser « si malgré son incapacité, M. Y... P... est médicalement apte à reprendre dans les conditions antérieures l'activité professionnelle exercée avant les faits, et préciser si les séquelles constatées entraîne une simple gêne, un changement d'emploi ou un reclassement complet », au prétexte qu'« un médecin, a priori non doté de capacités techniques musicales particulières, ne saurait évaluer seul la spécificité » de la situation professionnelle de M. P..., la cour d'appel a méconnu l'étendue de ses pouvoirs et violé l'article 145 du code de procédure civile.