Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 10 octobre 2019, 18-21.871, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :



Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Angers, 26 juin 2018), que la société France télévisions a diffusé, le 13 octobre 2016, dans l'émission "Envoyé spécial", un reportage consacré à la crise de la production laitière intitulé "Sérieusement ?! Lactalis : le beurre et l'argent du beurre" ; que, soutenant qu'une séquence de ce reportage faisait mention du nom de sa résidence secondaire, de sa localisation précise et en présentait des vues aériennes, et invoquant l'atteinte portée à sa vie privée, M. C..., président du conseil de surveillance de la société Lactalis, l'a assignée, sur le fondement des articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 9 du code civil, aux fins d'obtenir réparation de son préjudice, ainsi que des mesures d'interdiction et de publication judiciaire ;

Attendu que M. C... fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors, selon le moyen :

1°/ que le conflit entre les droits fondamentaux d'égale valeur garantis par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales au titre de la protection de la vie privée et l'article 10 de la même Convention relatif à la liberté d'expression, impose aux juridictions de mettre en balance les intérêts en présence au regard de six critères tenant à la contribution à un débat d'intérêt général, à la notoriété de la personne visée et à l'objet du reportage, au comportement antérieur de la personne visée, au contenu, à la forme et aux répercussions de la publication, aux circonstances des prises de vue, enfin, à la gravité de la sanction requise ou imposée à l'organe de presse ; que ces critères ne sont pas alternatifs mais cumulatifs ; qu'en se fondant en l'espèce sur les trois premiers critères à l'exclusion des suivants qui n'ont pas été examinés par l'arrêt (répercussion de la publication, circonstance des prises de vue et mesure de la sanction requise), la cour d'appel ne peut passer comme ayant établi avec la précision nécessaire la balance des intérêts en présence, violant ainsi l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que la liberté de divulguer des éléments de la vie privée qui seraient déjà disponibles dans le « domaine public » n'est pas en principe absolue ; que, sur le terrain de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la cour d'appel devait examiner, d'une part, le contexte particulier de la divulgation incriminée, laquelle associait en l'espèce, à une heure de grande écoute, le nom et les qualités du requérant, la localisation de sa propriété privée et le chemin d'accès à cette dernière, d'autre part, le comportement antérieur du demandeur, lequel, loin d'avoir été volontairement à l'origine des divulgations antécédentes dans des conditions excluant qu'il puisse s'en plaindre ultérieurement, faisait valoir qu'il avait toujours au contraire entendu préserver sa vie privée ; qu'en se bornant à l'affirmation inopérante selon laquelle les éléments litigieux eussent déjà été disponibles dans le domaine public sans opposition du requérant, la cour d'appel, qui ne s'est pas davantage expliquée sur la portée de l'ingérence contestée sous le rapport de la vie privée de M. C..., dans le contexte précis de la cause, a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ que la justification d'une atteinte constatée à la vie privée du requérant par l'existence d'un débat général sur la « crise du lait » dans le cadre d'un conflit de droits entre les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui sont d'égale valeur, commande a minima de la part des juges du fond une appréciation concrète de la nécessité d'une ingérence dans la vie privée prétendant s'autoriser de la liberté d'expression ; qu'en se bornant à relever que la divulgation contestée « s'inscrivait » dans le contexte d'un débat d'intérêt public sans autrement s'expliquer sur la nécessité corrélative d'une atteinte à la vie privée du requérant, la cour d'appel a derechef privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu que, le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d'expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l'intérêt le plus légitime ; que, pour effectuer cette mise en balance des droits en présence, il y a lieu de prendre en considération la contribution de la publication incriminée à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de ladite publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies (CEDH, arrêt du 10 novembre 2015, I... et Hachette Filipacchi associés c. France [GC], n° 40454/07, § 93) ; qu'il incombe au juge de procéder, de façon concrète, à l'examen de chacun de ces critères (1re Civ., 21 mars 2018, pourvoi n° 16-28.741, publié) ;

Et attendu qu'après avoir retenu que les indications fournies dans la séquence litigieuse, qui permettent une localisation exacte du domicile de M. C..., caractérisent une atteinte à sa vie privée, l'arrêt relève, d'abord, que le reportage en cause évoque, notamment, la mobilisation des producteurs laitiers contre le groupe Lactalis, accusé de pratiquer des prix trop bas, et compare la situation financière desdits producteurs à celle du dirigeant du premier groupe laitier mondial ; qu'il ajoute que l'intégralité du patrimoine immobilier de M. C... n'est pas détaillée, les informations délivrées portant exclusivement sur le bien que ce dernier possède en Mayenne, où résident les fermiers présentés dans le reportage, de sorte que ces informations s'inscrivent dans le débat d'intérêt général abordé par l'émission ; qu'il énonce, ensuite, par motifs propres et adoptés, que M. C..., en sa qualité de dirigeant du groupe Lactalis, est un personnage public et que, bien que le nom et la localisation de sa résidence secondaire aient été à plusieurs reprises divulgués dans la presse écrite, il n'a pas, par le passé, protesté contre la diffusion de ces informations ; qu'il constate, enfin, que la vue d'ensemble de la propriété de M. C... peut être visionnée grâce au service de cartographie en ligne Google maps et que, pour réaliser le reportage incriminé, le journaliste n'a pas pénétré sur cette propriété privée ; que la cour d'appel, qui a ainsi examiné, de façon concrète, chacun des critères à mettre en oeuvre pour procéder à la mise en balance entre le droit à la protection de la vie privée et le droit à la liberté d'expression et qui n'avait pas à effectuer d'autres recherches, a légalement justifié sa décision de retenir que l'atteinte portée à la vie privée de M. C... était légitimée par le droit à l'information du public ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne M. C... aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette sa demande et le condamne à payer à la société France télévisions la somme de 3 000 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du dix octobre deux mille dix-neuf.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par Me Bouthors, avocat aux Conseils, pour M. C...

Le moyen reproche à l'arrêt confirmatif attaqué d'avoir débouté le requérant de ses demandes en réparation de l'atteinte à l'intimité de sa vie privée procédant d'une courte séquence d'un reportage télévisé « Lactalis : le beurre et l'argent du beurre ? » ayant associé à son nom, l'adresse et l'accès de sa propriété, ainsi que la représentation aérienne de cette dernière, et d'avoir, en conséquence, rejeté ses demandes tendant à voir la société France télévisions condamnée à lui verser 50.000 € de dommages et intérêts, recevoir interdiction sous astreinte de diffuser ou d'exploiter directement ou indirectement la séquence incriminée, outre une obligation de publier un communiqué judiciaire dans le cadre de la prochaine émission « Envoyé spécial » et de deux journaux ou magazines au choix du demandeur ;

aux motifs propres que dans la séquence litigieuse, la société France télévisions ne se contente pas de décrire les aménagements marquants de la résidence secondaire de Monsieur C... ou d'en préciser la superficie, toutes informations de nature à permettre d'apprécier la consistance du patrimoine du président du conseil de surveillance du Groupe Lactalis et de le valoriser. La société de programme donne également le nom de cette propriété, de la commune où elle est située et filme la route qui en permet l'accès. Ainsi, l'information délivrée le 13 octobre 2016 n'est-elle pas purement patrimoniale. Tant au travers du commentaire que par la diffusion des images, les indications fournies permettent une localisation exacte du domicile de Monsieur C.... Ceci caractérise une atteinte à l'intimité de sa vie privée ;

Toutefois, la prétendue révélation faite par la société France télévisions ne constitue en réalité que la relation de faits publics. En effet, nombre d'articles de presse publiés auparavant avaient déjà mentionné le fait que Monsieur C... était propriétaire d'un château sur la commune d'[...], le nom précis de château du [...] étant parfois même mentionné. Dès lors que [...] est une localité rurale qui ne compte qu'environ deux mille habitants, les informations contenues dans les articles de différents journaux, listés par les premiers juges, fournissaient une localisation précise de l'immeuble du dirigeant du groupe Lactalis. Par suite, il apparaît que la société France télévisions n'a fait que reprendre une information qui se trouvait dans le domaine public. Au surplus, il n'est ni justifié ni allégué que, par le passé, l'appelant ait une seule fois protesté contre la diffusion réitérée de l'information relative à sa résidence secondaire. Certes, le reportage incriminé propose des séquences où le domicile de Monsieur C... est filmé depuis l'extérieur de la propriété. Mais, cette illustration est inhérente au média qu'est la télévision. L'image et le film sont les vecteurs qui distinguent la télévision de la presse écrite. Dans sa substance, l'information délivrée est la même que celle déjà diffusée dans des journaux écrits ;

Que les précisions relatives au domicile de Monsieur C... ont été apportées à l'occasion d'une émission sur la crise de la production laitière. Dans le reportage, est notamment comparée la situation, présentée comme difficile, de producteurs laitiers de Mayenne à celle, regardée comme plus enviable, du dirigeant du premier groupe laitier mondial, dont la résidence secondaire est située à proximité immédiate du siège des exploitations choisies. Cette séquence apparaît s'insérer sans difficulté dans le sujet traité. La société France télévisions a respecté le cadre ainsi fixé. En effet, elle n'a pas détaillé l'intégralité du patrimoine immobilier de Monsieur C.... Elle s'est exclusivement intéressée au bien que le responsable du Groupe Lactalis possède en Mayenne, là où résident les fermiers auxquels le reportage s'est intéressé. Dès lors, les informations délivrées, parfaitement circonscrites, participent du débat d'intérêt général abordé par l'émission ;

1°) alors, d'une part, que le conflit entre les droits fondamentaux d'égale valeur garantis par l'article 8 de la Convention de sauvegarde au titre de la protection de la vie privée et l'article 10 de la même Convention relatif à la liberté d'expression, impose aux juridictions de mettre en balance les intérêts en présence au regard de six critères tenant à la contribution à un débat d'intérêt général (1), à la notoriété de la personne visée et à l'objet du reportage (2), au comportement antérieur de la personne visée (3), au contenu, à la forme et aux répercussions de la publication (4), aux circonstances des prises de vue (5), enfin, à la gravité de la sanction requise ou imposée à l'organe de presse (6) ; que ces critères ne sont pas alternatifs mais cumulatifs ; qu'en se fondant en l'espèce sur les trois premiers critères à l'exclusion des suivants qui n'ont pas été examinés par l'arrêt (répercussion de la publication, circonstance des prises de vue et mesure de la sanction requise), la cour ne peut passer comme ayant établi avec la précision nécessaire la balance des intérêts en présence, violant ainsi l'article 9 du code civil ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde ;

2°) alors, d'autre part, que la liberté de divulguer des éléments de la vie privée qui seraient déjà disponibles dans le « domaine public » n'est pas en principe absolue ; que, sur le terrain de l'article 8 de la Convention, la cour devait examiner, d'une part, le contexte particulier de la divulgation incriminée, laquelle associait en l'espèce, à une heure de grande écoute, le nom et les qualités du requérant, la localisation de sa propriété privée et le chemin d'accès à cette dernière, d'autre part, le comportement antérieur du demandeur, lequel, loin d'avoir été volontairement à l'origine des divulgations antécédentes dans des conditions excluant qu'il puisse s'en plaindre ultérieurement, faisait valoir qu'il avait toujours au contraire entendu préserver sa vie privée ; qu'en se bornant à l'affirmation inopérante selon laquelle les éléments litigieux eussent déjà été disponibles dans le domaine public sans opposition du requérant, la cour, qui ne s'est pas davantage expliquée sur la portée de l'ingérence contestée sous le rapport de la vie privée de M. C..., dans le contexte précis de la cause, a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°) alors, de troisième part, que la justification d'une atteinte constatée à la vie privée du requérant par l'existence d'un débat général sur la « crise du lait » dans le cadre d'un conflit de droits entre les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde, qui sont d'égale valeur, commande a minima de la part des juge du fond une appréciation concrète de la nécessité d'une ingérence dans la vie privée prétendant s'autoriser de la liberté d'expression ; qu'en se bornant à relever que la divulgation contestée « s'inscrivait » dans le contexte d'un débat d'intérêt public sans autrement s'expliquer sur la nécessité corrélative d'une atteinte à la vie privée du requérant, la cour a derechef privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 9 du code civil, ensemble les articles 8 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. ECLI:FR:CCASS:2019:C100822
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