Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 19 février 2019, 18-83.268, Inédit

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :

Statuant sur les pourvois formés par :







- L'association européenne contre les violences faites aux femmes,

- Mme Q... G..., parties civiles,





contre l'arrêt de la cour d'appel d'ANGERS, chambre correctionnelle, en date du 25 janvier 2018, qui les a déboutées de leurs demandes après relaxe de M. R... T... du chef de harcèlement moral ;













La COUR, statuant après débats en l'audience publique du 8 janvier 2019 où étaient présents dans la formation prévue à l'article 567-1-1 du code de procédure pénale : M. Soulard, président, Mme Durin-Karsenty, conseiller rapporteur, M. Straehli, conseiller de la chambre ;



Greffier de chambre : Mme Hervé ;



Sur le rapport de Mme le conseiller DURIN-KARSENTY, les observations de la société civile professionnelle MONOD, COLIN et STOCLET, avocat en la Cour, et les conclusions de Mme l'avocat général référendaire CABY ;



Joignant les pourvois en raison de la connexité ;



I- Sur le pourvoi de l'association européenne contre les violences faites aux femmes :



Attendu que la demanderesse n'ayant pas constitué avocat ou déposé son mémoire dans le délai prévu à l'article 584 du code de procédure pénale, il y a lieu, en conséquence, de la déclarer déchue de son pourvoi par application de l'article 590-1 du même code ;



II- Sur le pourvoi de Mme G... :



Vu le mémoire produit ;



Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 222-33-2 du code pénal (dans sa version applicable au litige), L. 1152-1 du code du travail et 591 et 593 du code de procédure pénale ;



"en ce que l'arrêt attaqué a rejeté la demande d'indemnisation de Mme G... de la faute commise par M. T..., dans la limite des faits objets de la poursuite, relatifs au délit de harcèlement moral ;



"aux motifs que Mme G... faisait mention d'autres employées de la même entreprise qui auraient subi des agissements semblables ; que deux de ces employées ont été entendues, Mmes E... J... et H... U... ; qu'elles ont confirmé les assiduités verbales de M. T..., avec des sous-entendus permanents, Mme U... indiquant de plus qu'une fois, il l'avait emmenée en voiture pour un prétendu déplacement professionnel et qu'il lui avait mis la main sur la cuisse, précisant qu'il l'avait retirée sur sa demande et s'était excusé le lendemain ; que M. T... était entendu le 17 septembre 2012, qu'il contestait toutes les accusations à son encontre, sauf la photographie et reconnaissait avoir posé une main par mégarde sur le genou de Mme U... ; que la preuve n'est pas rapportée de ce qu'il y aurait eu des contacts physiques entre M. T... et Mme G... ; que l'affaire a été classée par le parquet d'Angers le 10 décembre 2012 ; que l'enquête était reprise d'une part sur établissement d'un rapport de l'inspection du travail, d'autre part sur intervention de l'avocat de Mme G... ; qu'une tentative de confrontation échouait, du fait de M. T... ; que le tribunal correctionnel a retenu d'une part que lors de la présentation à cette salariée au personnel, au mois de février 2012, M. T... avait déclaré qu'il disposait sur elle d'un droit de cuissage, d'autre part ses déplacements réguliers au domicile de Mme G... au cours desquels il s'était ouvert à elle de sa vie personnelle y compris sexuelle ; que le tribunal a considéré que les accusations de Mme G... étaient confortées par l'existence de précédents avec d'autres employés ; que M. T... n'a pas formellement nié avoir parlé de droit de cuissage, en indiquant notamment devant les agents de l'inspection du travail que c'était possible, ce qui ne constitue pas pour autant un aveu ; que, pour ces propos qui auraient été tenus devant plusieurs personnes, il n'a été recueilli aucun témoignage confortant les déclarations de Mme G..., ce qui ne permet pas de vérifier la teneur des propos et de déterminer s'ils visaient bien Mme G... personnellement ; que les visites au domicile de Mme G... n'impliquent pas des actes ou propositions à caractère sexuel et l'évocation de problèmes personnels, même au niveau sexuel, et même répétée, si elle peut viser à susciter un intérêt ou une commisération, ne constitue pas plus un acte de harcèlement ; que les témoignages de Mme J... et Mme U... établissent que M. T... s'était déjà livré à des assiduités verbales et même à des gestes, faisant apparaître qu'il avait l'intention de parvenir à une relation intime avec ces personnes ; qu'il faut constater que lorsque des refus lui ont été clairement exposés, il n'a pas poursuivi et s'est même excusé à l'égard de Mme U... ; qu'il ne ressort pas de toute ce qui précède que le délit de harcèlement moral soit constitué ;



"1°) alors que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ; qu'ayant retenu que M. T... avait reconnu avoir pris une photographie du décolleté de Mme G... contre son gré et que deux salariées avaient confirmé la propension de M. T... à tenir des propos déplacés à caractère sexuel avec des sous-entendus, que ces témoignages établissaient que « M. T... s'était déjà livré à des assiduités verbales et même à des gestes, faisant apparaître qu'il avait l'intention de parvenir à une relation intime avec ces personnes », la cour d'appel ne pouvait refuser d'en déduire que le harcèlement moral était constitué sur la seule considération que M. T... n'avait pas poursuivi ses agissements lorsque « des refus lui avaient été clairement exposés », dès lors que ces agissements, qui étaient en eux-mêmes inadaptés pour un employeur, de sorte qu'ils caractérisaient le harcèlement moral ; qu'elle a violé les textes susvisés ;



"2°) alors que le harcèlement moral est caractérisé par des agissements répétés ayant pour effet une dégradation des conditions de travail du salarié susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ; qu'en refusant d'admettre un harcèlement moral de la salariée par son employeur du fait des agissements inadaptés et répétés de celui-ci ayant abouti à l'altération de la santé mentale de Mme G..., celle-ci ayant été licenciée ensuite pour inaptitude médicale, et le caractère professionnel de la maladie ayant été reconnu par la sécurité sociale, à défaut de démonstration d'une manifestation de refus clairement exposée, c'est-à-dire en se fondant sur le comportement de la victime, la cour d'appel a violé les textes visés au moyen ;



"3°) alors que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties ; que Mme G... avait fait valoir qu'elle avait été isolée des autres salariés en raison de la demande de son employeur de travailler chez elle en télétravail, en contradiction avec sa fiche de poste, ce qui a permis à M. T... d'agir sans témoin ; qu'en ne répondant pas à ce moyen, la cour d'appel n'a pas motivé sa décision" ;



Vu l'article 593 du code de procédure pénale ;



Attendu que tout jugement ou arrêt doit comporter les motifs propres à justifier la décision et répondre aux chefs péremptoires des conclusions des parties ; que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;



Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué, que Mme G... a été embauchée par M. T... au poste de déléguée commerciale à compter du 20 février 2012 ; que, le 1er juin 2012, elle a déposé plainte à la gendarmerie en exposant que M. T... n'avait cessé de la poursuivre de ses assiduités, que lors de sa présentation au personnel de l'entreprise, il avait dit qu'il disposait d'un droit de cuissage, qu'il avait fait plusieurs tentatives pour l'embrasser dans le cou et sur les lèvres, lui avait fait un attouchement sur les fesses et l'avait prise en photo alors qu'elle se trouvait en tenue de nuit, sans son accord ; qu'elle indiquait que tous ces faits se produisaient hors la présence de témoins, du fait notamment qu'elle ne travaillait pas au sein de l'entreprise mais à son domicile, où M. T... venait la voir, notamment le matin ; qu'à la suite d'une enquête de l'inspection du travail et de l'audition de plusieurs salariées, notamment Mmes J... et U..., M. T... a été cité par le procureur de la République devant le tribunal correctionnel du chef de harcèlement moral envers Mme G... ; que le tribunal l'a déclaré coupable et a statué sur l'action civile, à l'égard de Mme G... et de l'association précitée, constituées parties civiles ; que le prévenu a relevé appel et le ministère public appel incident ;



Attendu que, pour infirmer le jugement, dire que M. T... n'avait pas commis de faute civile et débouter les parties civiles de leurs demandes, l'arrêt attaqué énonce notamment que le prévenu n'a pas formellement nié avoir parlé de droit de cuissage, au sujet de Mme G... nouvellement recrutée, en indiquant notamment devant les agents de l'inspection du travail que c'était possible, ce qui ne constitue pas pour autant un aveu ; que les juges retiennent que, pour ces propos qui auraient été tenus devant plusieurs personnes, il n'a été recueilli aucun témoignage confortant les déclarations de Mme G..., ce qui ne permet pas de vérifier leur teneur et de déterminer s'ils visaient bien Mme G... personnellement ; qu'ils relèvent que les visites au domicile de Mme G... n'impliquent pas des actes ou propositions à caractère sexuel et l'évocation de problèmes personnels, même au niveau sexuel, et même répétée, si elle peut viser à susciter un intérêt ou une commisération, ne constitue pas un acte de harcèlement ; qu'ils ajoutent que les témoignages de Mme J... et Mme U... établissent que M. T... s'était déjà livré à des assiduités verbales et même à des gestes, faisant apparaître qu'il avait l'intention de parvenir à une relation intime avec ces personnes mais que lorsque des refus lui ont été clairement exposés, il n'a pas poursuivi et s'est même excusé à l'égard de Mme U... ; que les juges concluent que les faits ne sont pas établis ;



Mais attendu qu'en se déterminant ainsi, d'une part, sans répondre aux conclusions de la partie civile soutenant qu'elle avait été isolée des autres salariés en raison de la demande de son employeur de travailler chez elle en télétravail, en contradiction avec sa fiche de poste, d'autre part, sans rechercher si les faits poursuivis, dont les juges avaient admis qu'ils constituaient un comportement inadapté, n'outrepassaient pas, quelle qu'ait été la manière de servir de la partie civile, les limites du pouvoir de direction du prévenu et ne caractérisaient pas des agissements au sens de l'article 222-33-2 du code pénal, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision ;



D'où il suit que la cassation est encourue ;



Par ces motifs :



I- Sur le pourvoi de l'association :



La DÉCLARE déchue de son pourvoi ;



II- Sur le pourvoi de Mme G... :



CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel d'Angers, en date du 25 janvier 2018, mais en ses seules dispositions civiles, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;



Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,



RENVOIE la cause et les parties devant la cour d'appel d'Orléans, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;



DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;



ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la cour d'appel d'Angers et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;



Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le dix-neuf février deux mille dix-neuf ;



En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.ECLI:FR:CCASS:2019:CR00004
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