Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 11 avril 2018, 16-24.653, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :



Sur le moyen unique :

Attendu, selon l'arrêt attaqué (Aix-en-Provence, 23 juin 2016), qu'après avoir obtenu l'exequatur en France d'un arrêt de la cour d'appel de La Haye (Pays-Bas) condamnant solidairement, avec exécution provisoire, l'Etat d'Irak et la société Central Bank of Irak à lui payer une certaine somme, la société Heerema Zwijndrecht (la société Heerema) a été autorisée, sur le fondement de ce titre, à inscrire une hypothèque judiciaire sur un bien immobilier situé en France ; que le service de la publicité foncière ayant refusé de publier le commandement aux fins de saisie immobilière au motif que le bien était inscrit au nom de la société suisse Logarchéo SA, la société Heerema a assigné l'Etat d'Irak, devant le tribunal de grande instance, à l'effet de le voir déclarer propriétaire du bien ;

Attendu que l'Etat d'Irak fait grief à l'arrêt de dire la juridiction française compétente, alors, selon le moyen :

1°/ que le juge saisi d'une action réelle immobilière qui ne peut prospérer qu'à la condition de démontrer qu'une société est fictive, n'a pas compétence pour statuer sur la fictivité, dès lors que cette question relève de la compétence exclusive d'une juridiction étrangère ; qu'en vertu de la Convention de Lugano, les juridictions de l'Etat sur le territoire duquel une société a son siège social bénéficient d'une compétence exclusive pour se prononcer sur le caractère fictif de la personne morale ; que, pour écarter la compétence des juridictions suisses pour statuer sur la fictivité d'une société ayant son siège en suisse, au profit des juridictions françaises, la cour d'appel a énoncé que la question de la fictivité ne pouvait avoir pour effet de priver de sa compétence le tribunal du lieu de situation de l'immeuble, même si elle impliquait l'examen de moyens relevant ou pas de la compétence exclusive d'autres juridictions ; qu'en retenant la compétence du juge français pour statuer sur une question nécessaire à la résolution du litige qui relève de la compétence exclusive de juridictions étrangères, la cour d'appel a violé l'article 22, 2, de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 ;

2°/ que l'appréciation de la fictivité d'une société dont le siège social est situé sur le territoire d'un Etat lié par la Convention de Lugano relève de la compétence exclusive des tribunaux de cet Etat ; qu'en déclarant le tribunal de grande instance de Grasse compétent pour se prononcer sur la fictivité de la société Logarchéo SA, dont le siège social est situé sur le territoire suisse, la cour a violé l'article 22, 2, de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 ;

3°/ qu'à supposer que le juge saisi soit compétent pour statuer sur un point du litige qui relève pourtant de la compétence exclusive des juridictions d'un autre Etat partie à la Convention de Lugano, c'est à la condition que le moyen considéré présente un caractère accessoire et ne détermine pas la solution du litige ; que l'appréciation du caractère fictif d'une société ayant son siège social en suisse relève de la compétence exclusive des juridictions suisses ; que, pour confirmer l'ordonnance entreprise et écarter l'exception d'incompétence territoriale du tribunal de grande instance de Grasse au profit des juridictions suisses, la cour a retenu que la fictivité de la société Logarchéo SA, dont le siège social est en suisse, ne pouvait avoir pour effet de priver de sa compétence le tribunal du lieu de situation de l'immeuble, même si elle impliquait l'examen de moyens relevant ou pas de la compétence exclusive d'autres juridictions ; qu'en statuant ainsi, sans distinguer les simples moyens accessoires et les moyens nécessaires à la résolution du litige et sans rechercher si l'appréciation du caractère fictif de la société Logarchéo SA ne constituait pas un préalable nécessaire à la résolution du litige, la cour a privé sa décision de base légale au regard des articles 22, 2, et 25 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 ;

Mais attendu qu'après avoir énoncé que les points 1 et 2 de l'article 22 de la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, disposent qu'en matière de droits réels immobiliers, sont seuls compétents les tribunaux de l'Etat où l'immeuble est situé, et qu'en matière de validité, de nullité ou de dissolution des sociétés ou personnes morales, cette compétence appartient seulement aux juridictions de l'Etat de leur siège social, l'arrêt retient qu'une action visant à déterminer le propriétaire d'un immeuble situé en France est une action réelle immobilière au sens de la Convention, qui relève des juridictions françaises, auxquelles il incombe d'examiner les moyens de défense relevant ou non de la compétence exclusive d'autres juridictions ; que de ces énonciations et appréciations, la cour d'appel, qui a effectué la recherche prétendument omise, a exactement déduit que la juridiction française était compétente pour se prononcer sur la qualité de propriétaire de la société suisse, ce qui n'impliquait pas nécessairement l'appréciation de la fictivité de celle-ci ; que le moyen ne peut être accueilli ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ;

Condamne l'Etat [...] aux dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette sa demande et le condamne à payer à la société Heerema Zwijndrecht la somme de 3 500 euros ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du onze avril deux mille dix-huit.

MOYEN ANNEXE au présent arrêt

Moyen produit par la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat aux Conseils, pour l'Etat d'Irak.

Il est fait grief à l'arrêt attaqué d'AVOIR confirmé dans toutes ses dispositions l'ordonnance entreprise, en ce qu'elle avait débouté l'Etat [...]de l'exception d'incompétence territoriale du tribunal de grande instance de Grasse au profit des juridictions suisses ;

AUX MOTIFS QUE : « l'action, dont la société Heerema a saisi le tribunal de grande instance de Grasse, tend à faire juger que l'Etat [...] est le véritable propriétaire du bien immobilier situé [...] et à voir publier le jugement à intervenir auprès du service de la publicité foncière, le but de cette société, détentrice d'une créance sur l'Etat [...] étant, au terme de cette procédure, de pratiquer une saisie immobilière sur le bien concerné ; que pour prétendre que le bien immobilier appartient en réalité à l'Etat [...] et non à la société Logarchéo, société de droit suisse ayant son siège à Genève, qui serait une société fictive, la société Heerema invoque essentiellement : - la résolution 1483 du Conseil de sécurité de l'ONU en date du 22 mai 2003, qui décide que tous les Etats membres où se trouvent des fonds ou d'autres avoirs financiers ou ressources économiques sortis [...] ou acquis par B... Y... ou d'autres hauts responsables de l'ancien régime [...] ou des membres de leur famille proche, y compris les entités appartenant à ces personnes ou à d'autres personnes agissant en leur nom ou selon leurs instructions, ou se trouvant sous leur contrôle direct ou indirect, sont tenus de geler sans retard ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques et, à moins que ces fonds ou autres avoirs financiers ou ressources économiques n'aient fait l'objet d'une mesure ou d'une décision judiciaire, administrative ou arbitrale, de les faire immédiatement transférer au Fonds de développement pour l'[...] (..) ; - la liste des entités établie par le Comité du Conseil de sécurité conformément à la résolution 1483, dont il résulte que Logarchéo SA est une société liée, créée pour gérer les avoirs du régime irakien précédent et de ses dignitaires officiels, que la société suisse Logarchéo serait la propriétaire et le gestionnaire de biens immobiliers dont le bénéficiaire effectif serait B... Y... et que X... C..., un directement d'investissements pour les services secrets irakiens, contrôle Logarchéo ; - la réponse du secrétaire d'Etat à la défense et aux anciens combattants (Jean-Marie Z...) à la question d'un parlementaire (publiée dans le JO Sénat du 17 décembre 2008), dont les termes sont les suivants : Pour les villas cannoises, c'est un problème résolu. La société suisse Logarchéo, propriétaire de deux villas à Cannes figure sur la liste établie par la résolution 1483. Sur cette base, les biens qu'elle détient ont été gelés aussi bien en Suisse qu'en France. E octobre 2007, la Suisse a rétrocédé la propriété des titres Logarchéo à l'ambassadeur [...]à Paris, visant ainsi à retirer Logarchéo de la liste des entités gelées ; - le procès-verbal de difficultés dressé le 9 mars 2012 par Me A..., huissier de justice, mentionnant la présence dans la [...],[...] à Cannes d'un gardien envoyé par l'ambassade [...] à Paris et les constatations faites le 21 février 2013 par ce même huissier de justice, qui relève l'apposition, sur la grille à côté de la boîte aux lettres, d'une plaque flambant neuve indiquant « Résidence de l'ambassadeur de la République [...] » ; qu'il appartiendra au tribunal, saisi du fond du litige, d'apprécier si ces éléments sont suffisants pour permettre de considérer l'Etat [...] comme le propriétaire effectif du bien immobilier en cause, en dépit du fait que la société Logarchéo en est le propriétaire « officiel », ainsi qu'il ressort des relevés de propriété cadastrale, produits aux débats, relatifs aux parcelles [...] et [...] ; que le tribunal est bien saisi d'une action réelle immobilière visant à faire juger que l'Etat [...] est le véritable propriétaire de la villa située [...], et qui, portant sur un immeuble situé dans son ressort, relève de sa compétence territoriale en vertu de l'article 44 du code de procédure civile ; que les règles du droit international privé soumettent d'ailleurs traditionnellement les immeubles à la loi de l'Etat dans lequel ils sont situés et aux tribunaux de cet Etat la connaissance des litiges afférents à la propriété de ces immeubles ; qu'ainsi, la Convention de Lugano du 30 octobre 2007 (concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale) dispose, dans son article 22, qu'en matière de droits réels immobiliers, sont seuls compétents les tribunaux de l'Etat lié par la présente Convention où l'immeuble est situé ; que la question de la fictivité de la société Logarchéo, qui n'aurait détenu la villa cannoise que pour le compte de l'Etat [...], et les conséquences à en tirer dans le cadre de l'action tendant à voir cet Etat reconnu comme son véritable propriétaire, ne sont pas de nature à exclure la compétence du tribunal de grande instance de Grasse pour connaître du litige ; que cette question de la fictivité de la société Logarchéo, dont il est soutenu qu'elle ne peut être appréciée que par les juridictions suisses conformément à l'article 22 de la Convention de Lugano donnant compétence exclusive en matière de validité, de nullité ou de dissolution des sociétés aux tribunaux de l'Etat où celles-ci ont leur siège, ne saurait, en effet, avoir pour effet de priver le tribunal du lieu de situation de l'immeuble de la connaissance d'une action de sa compétence, même s'il implique l'examen de moyens relevant ou pas de la compétence exclusive d'autres juridictions ; [...] ; que par ces motifs, substitués à ceux du premier juge, l'ordonnance entreprise doit être confirmée dans toutes ces dispositions ; que succombant sur son appel, l'Etat [...] doit être condamné aux dépens, ainsi qu'à payer à la société Heerema la somme de 1.500 € en remboursement des frais non taxables, que celle-ci a dû exposer dans cette procédure, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile » ;

ALORS 1/ QUE le juge saisi d'une action réelle immobilière qui ne peut prospérer qu'à la condition de démontrer qu'une société est fictive, n'a pas compétence pour statuer sur la fictivité, dès lors que cette question relève de la compétence exclusive d'une juridiction étrangère ; qu'en vertu de la convention de Lugano, les juridictions de l'Etat sur le territoire duquel une société a son siège social bénéficient d'une compétence exclusive pour se prononcer sur le caractère fictif de la personne morale ; que, pour écarter la compétence des juridictions suisses pour statuer sur la fictivité d'une société ayant son siège en suisse, au profit des juridictions françaises, la cour d'appel a énoncé que la question de la fictivité ne pouvait avoir pour effet de priver de sa compétence le tribunal du lieu de situation de l'immeuble, même si elle impliquait l'examen de moyens relevant ou pas de la compétence exclusive d'autres juridictions ; qu'en retenant la compétence du juge français pour statuer sur une question nécessaire à la résolution du litige relève de la compétence exclusive de juridictions étrangères, la cour d'appel a violé l'article 22.2 de la convention de Lugano du 30 octobre 2007 ;

ALORS 2/ QUE l'appréciation de la fictivité d'une société dont le siège social est situé sur le territoire d'un Etat lié par la convention de Lugano relève de la compétence exclusive des tribunaux de cet Etat ; qu'en déclarant le tribunal de grande instance de Grasse compétent pour se prononcer sur la fictivité de la société Logarchéo, dont le siège social est situé sur le territoire suisse, la cour a violé l'article 22.2 de la convention de Lugano du 30 octobre 2007 ;

ALORS 3/ SUBSIDIAIREMENT QU'à supposer que le juge saisi soit compétent pour statuer sur un point du litige qui relève pourtant de la compétence exclusive des juridictions d'un autre Etat partie à la convention de Lugano, c'est à la condition que le moyen considéré présente un caractère accessoire et ne détermine pas la solution du litige ; que l'appréciation du caractère fictif d'une société ayant son siège social en suisse relève de la compétence exclusive des juridictions suisses ; que, pour confirmer l'ordonnance entreprise et écarter l'exception d'incompétence territoriale du tribunal de grande instance de Grasse au profit des juridictions suisses, la cour a retenu que la fictivité de la société Logarchéo, dont le siège social est en suisse, ne pouvait avoir pour effet de priver de sa compétence le tribunal du lieu de situation de l'immeuble, même si elle impliquait l'examen de moyens relevant ou pas de la compétence exclusive d'autres juridictions ; qu'en statuant ainsi, sans distinguer les simples moyens accessoires et les moyens nécessaires à la résolution du litige et sans rechercher si l'appréciation du caractère fictif de la société Logarchéo ne constituait pas un préalable nécessaire à la résolution du litige, la cour a privé sa décision de base légale au regard des articles 22.2 et 25 de la convention de Lugano du 30 octobre 2007. ECLI:FR:CCASS:2018:C100409
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