Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 16 novembre 2016, 15-24.248, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :


Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société civile immobilière Vendôme bureaux (la SCI) a donné à bail à la société Galerie Enrico X... (la société), dont M. X... est le gérant, des locaux à usage commercial ; qu'après que cette dernière a quitté les lieux loués, un litige est né entre les parties sur le montant des sommes dont elles étaient mutuellement redevables au titre des indemnités d'éviction et d'occupation ; que, par jugement du 27 mars 2007, une expertise a été ordonnée aux fins d'évaluation de ces indemnités ; que, contestant la décision de l'expert de s'adjoindre un sapiteur, expert-comptable et commissaire aux comptes, la société a saisi le juge de la mise en état de conclusions d'incident ; que, le 28 février 2012, M. Brault, avocat, a déposé au nom de la SCI des conclusions en réponse comportant un passage ainsi rédigé : « au vu des premiers éléments communiqués, [la SCI] s'interrogeait en effet sur la fiabilité d'éléments comptables découlant des bilans versés aux débats, dès lors que la galerie Enrico X... fait partie du groupe X..., véritable nébuleuse financière au centre de laquelle se trouve M. X... lui-même » ; que le conseil de la société lui ayant demandé le retrait de cette phrase de ses conclusions, M. Brault, dans une lettre officielle du 14 mars 2012, lui a répondu dans les termes suivants : « à peine constitué dans ce dossier, vous m'interpellez à la suite de la récente notification de conclusions en réplique sur incident sur les termes d'un dire qui avait été adressé, voici plus d'un an, à l'expert le 18 janvier 2010 la bailleresse s'interrogeait sur la fiabilité des éléments comptables en raison de la présence d'un certain nombre de sociétés gravitant autour de M. Enrico X... et portant d'ailleurs son nom. Contrairement à vos insinuations, le terme « nébuleuse » n'a pas nécessairement le caractère déceptif que vous soulignez. [...] Votre cliente a déjà émis des vives protestations à l'encontre des remarques formulées dans le dire du 19 janvier 2010, ce dont je lui donne acte bien volontiers, en souhaitant que les investigations comptables préconisées par M. Bernard Y..., expert, soient de nature à éluder toute difficulté en rendant sans objet les interrogations initiales de la bailleresse. » ; qu'estimant que les propos précités portaient atteinte à son honneur et à sa considération, M. X... a assigné en diffamation M. Brault et la SCI aux fins d'obtenir réparation de son préjudice ; que ceux-ci ont invoqué le bénéfice de l'immunité prévue par l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;

Sur le premier moyen :

Attendu que M. X... fait grief à l'arrêt de déclarer ses demandes irrecevables, alors, selon le moyen :

1°/ que ne peuvent donner lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, les écrits produits devant les tribunaux ; que ne constitue toutefois pas un écrit produit devant les tribunaux un courrier officiel échangé entre avocats ; qu'en considérant, néanmoins, que la lettre officielle du 14 mars 2012 échangée entre l'avocat de la SCI et l'avocat de la société doit être considérée comme un écrit produit devant un tribunal, la cour d'appel a violé l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 ;

2°/ qu'en considérant que les propos incriminés ne peuvent être considérés comme étrangers au litige opposant la SCI et la société, après avoir pourtant constaté, d'une part, que le litige portait seulement sur la détermination du quantum d'une indemnité d'éviction due par la SCI, et, d'autre part, que les propos litigieux portaient une accusation envers M. X... qui serait au centre d'une « véritable nébuleuse financière », circonstance totalement étrangère à la détermination du quantum d'une indemnité d'éviction, la cour d'appel, qui n'a pas déduit les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Mais attendu, d'abord, qu'ayant relevé, par motifs propres et adoptés, que la lettre officielle du 14 mars 2012 avait été adressée, par le conseil de la SCI, tant à l'avocat de la partie adverse qu'au juge de la mise en état, afin qu'il soit informé des échanges entre les parties, et que celui-ci, chargé du contrôle de l'expertise judiciaire en cours, était compétent pour statuer sur l'incident soulevé par la société, la cour d'appel a retenu, à bon droit, que cette lettre devait être considérée comme ayant été produite devant les tribunaux, au sens de l'article 41, alinéa 4, de la loi du 29 juillet 1881 ;

Et attendu, ensuite, que l'arrêt constate que le litige a pour objet de déterminer le montant de l'indemnité d'éviction éventuellement due par la bailleresse, qu'un expert a été désigné en raison des difficultés liées à cette indemnisation et qu'au cours des opérations d'expertise, la SCI a émis des réserves sur la fiabilité de la comptabilité produite par la société pour justifier de la valeur de son fonds de commerce ; que la cour d'appel en a exactement déduit que les propos litigieux, dont la société avait elle-même soutenu qu'ils auraient conduit l'expert à s'adjoindre un sapiteur, n'étaient pas étrangers à la cause ;

D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;

Mais sur le second moyen :

Vu l'article 1382, devenu 1240 du code civil ;

Attendu que, pour condamner M. X... au paiement de dommages-intérêts, l'arrêt retient que celui-ci a interjeté appel bien que les motifs du tribunal aient fait clairement apparaître le caractère non seulement infondé mais abusif de la procédure qu'il a engagée ;

Qu'en statuant par de tels motifs, impropres à caractériser une faute faisant dégénérer en abus l'exercice de la voie de recours qui lui était ouverte, la cour d'appel a violé le texte susvisé ;

Et vu les articles L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire et 1015 du code de procédure civile ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il condamne M. X... à payer à M. Brault et à la SCI Vendôme bureaux la somme de 5 000 euros chacun à titre de dommages-intérêts ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

Rejette la demande reconventionnelle de dommages-intérêts pour procédure abusive formée par M. Brault et la SCI Vendôme bureaux ;

Dit que chacune des parties conservera la charge de ses propres dépens ;

Vu l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize novembre deux mille seize.
MOYENS ANNEXES au présent arrêt

Moyens produits par la SCP Spinosi et Sureau, avocat aux Conseils, pour M. X...

PREMIER MOYEN DE CASSATION

Il est reproché à l'arrêt attaqué d'avoir déclaré irrecevables les demandes formées par Monsieur Enrico X... ;

Aux motifs que « Sur l'immunité de l'article 41 de la loi sur la presse,

Considérant que selon l' alinéa 3 de cet article : « Ne donneront lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, ni le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, ni les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux. » ; que selon le dernier alinéa : « pourront toutefois les faits diffamatoires étrangers à la cause donner ouverture, soit à l'action publique, soit à l'action civile des parties, lorsque ces actions leur auront été réservées par les tribunaux, et, dans tous les cas, à l'action civile des tiers » ;

Considérant que l'appelant fait valoir devant la cour que l'immunité ne peut s'appliquer à la lettre du 14 mars 2012 puisqu'il s'agit d'une lettre officielle envoyée par un avocat à un autre avocat et qu'elle n'a pas été produite en justice au sens du code de procédure civile, puisqu'elle n'apparaît sur aucun des bordereaux de pièces produites , le fait qu'elle ait été adressée au président de la juridiction , qui n'en était pas le destinataire direct, ne consistant pas en une « production » en justice, au sens de l'article 41, soit d'un écrit dans l'intérêt de la défense ;

que pour le surplus les écrits ne peuvent bénéficier de l'immunité dans la mesure où ils visent un tiers à la procédure et sont étrangers à la cause ; qu'ainsi seul Monsieur Enrico X... ,à titre personnel, est visé par les propos qui ne sont poursuivis que pour le mettre personnellement en cause et mettre en doute son honnêteté ; qu'il est , d'une part, un tiers à la procédure opposant la Galerie Enrico X... à la SCI Vendôme bureaux, l'objet du litige étant d'évaluer le montant de l'indemnité d'éviction due par la bailleresse à la SARL Galerie Enrico X..., qui seule pourra en exiger le règlement; que, d'autre part, les faits diffamatoires poursuivis sont étrangers à la cause, en ce qu'il est inutile de mettre en cause Monsieur Enrico X..., qui n'est pas partie à la procédure, comme organisateur d'une nébuleuse financière et pour lui imputer des faits délictueux dans le cadre d'une question relative au montant d'une indemnité d'éviction pour un bail commercial, ces accusations n'ayant d'autre objet que de jeter le discrédit sur une tiers non partie à la cause ; que si la comptabilité de la société Galerie Enrico X... établissant son chiffre d'affaires est certes un élément permettant d'évaluer le montant de l'indemnité d'éviction due par la bailleresse, et si la fiabilité de la comptabilité de la société peut être considérée comme partie intégrante du litige, aucun lien ne peut être pour autant être effectué entre la comptabilité de la Galerie Enrico X... et celle de Monsieur Enrico X... et justifier de procéder à un amalgame entre la personnalité morale de la société et la personne de son ancien gérant ; que l'objectif clairement affirmé résultant des conclusions du 17 septembre 2012 est donc de jeter un doute conséquent sur la personnalité de Monsieur Enrico X... pour tenter de discréditer la société Galerie Enrico X... et par conséquent de porter atteinte à cette société par des allégations diffamatoires qui ne la vise pas et dont elle ne peut se défendre directement ;

Considérant toutefois qu'il n'est en premier lieu pas contesté que les conclusions signifiées le 28 février 2012 relèvent des « écrits produits devant les tribunaux » au sens de l'article 41 alinéa 3 de la loi sur la presse ; que la lettre officielle du 14 mars 2012, visant à ne pas faire droit à la demande de retrait des propos figurant dans les conclusions du 28 février 2012, qui a été adressée par le conseil de la société Vendôme Bureaux tant au conseil de la société Galerie Enrico X... qu'au magistrat chargé du contrôle de l'expertise judiciaire en cours , afin précisément de l'informer de ces échanges, doit, de même, ainsi que l'a estimé le tribunal, être considérée comme, produite devant le tribunal, au sens de l'article 41 précité ;

Considérant qu'au terme du dernier alinéa de l'article 41, l'action civile peut être exercée par un tiers à la procédure si les faits diffamatoires sont étrangers à la cause ; que la qualité de tiers d'Enrico X... à la procédure opposant la société Galerie Enrico X... à la société Vendôme bureau n'étant pas discutée, il convient de rechercher si les propos litigieux, abstraction faite de leur caractère éventuellement diffamatoire, sont étrangers au litige soit, en d'autres termes, ne sont pas utiles à l'exercice de la défense des droits de la société Vendôme Bureaux ;

Considérant qu'il résulte de la procédure que le litige a pour objet de déterminer le montant de l'indemnité d'éviction éventuellement due par la SCI Vendôme Bureaux et qu' un expert judiciaire a été désigné en raison des difficultés liées à cette indemnisation ; que dans le cadre de la contestation par la SCI Vendôme Bureaux de l'évaluation par un expert amiable du fonds de commerce de la société Enrico X... , des réserves , figurant dans les dires et conclusions dans les termes litigieux , ont été émises par la SCI Vendôme Bureaux sur la fiabilité de la comptabilité produite , visant à attirer l'attention de l'expert judiciaire sur la nécessité de différencier les sociétés apparentées au « groupe X... », des imbrications pouvant exister entre des sociétés dirigées ou détenues par une même personne ;

Considérant qu'il ne saurait être sérieusement contesté que propos litigieux dont la société Galerie Enrico X... a elle-même soutenu, dans le cadre de l'incident dont elle a saisi le juge de la mise en état, qu'ils auraient conduit indûment l'expert judiciaire à s'adjoindre un expert-comptable commissaire aux comptes en qualité de sapiteur, ne sont pas directement liés à l'objet du litige et à la défense des intérêts de la société Vendôme Bureaux ; que tant les conclusions du 28 février 2012, qui répondent aux conclusions d'incident du conseil de la partie adverse, que le courrier officiel du 14 mars 2012 qui répond à un courrier officiel adressé le 2 mars 2012, par son confrère, ne peuvent être considérés comme étrangers au litige opposant les parties ;

Considérant que le jugement sera en conséquence confirmé ce qu'il a le déclaré Enrico X... irrecevable en ses demandes » ;

Alors, d'une part, que ne peuvent donner lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage, les écrits produits devant les tribunaux ; que ne constitue toutefois pas un écrit produit devant les tribunaux un courrier officiel échangé entre avocats ; qu'en considérant néanmoins que la lettre officielle du 14 mars 2012 échangée entre l'avocat de la SCI VENDOME BUREAUX et l'avocat de la Galerie Enrico X... doit être considérée comme un écrit produit devant un tribunal, la Cour d'appel a violé l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Alors, de plus, qu'en considérant que les propos incriminés ne peuvent être considérés comme étrangers au litige opposant la SCI VENDOME BUREAUX et la Galerie Enrico X..., après avoir pourtant constaté, d'une part, que le litige portait seulement sur la détermination du quantum d'une indemnité d'éviction due par la société VENDOME BUREAUX, et d'autre part, que les propos litigieux portaient une accusation envers l'exposant qui serait au centre d'une « véritable nébuleuse financière », circonstance totalement étrangère à la détermination du quantum d'une indemnité d'éviction, la Cour d'appel, qui n'a pas déduit les conséquences légales de ses propres constatations, a violé l'article 41 de la loi du 29 juillet 1881.

SECOND MOYEN DE CASSATION

Il est reproché à l'arrêt attaqué d'avoir condamné Monsieur X... à payer, à titre de dommages et intérêts, la somme de 5000 € à la société VENDOME BUREAUX et la somme de 5000 € à Maître Philippe-Hubert BRAULT ;

Aux motifs que « l'appel interjeté, alors que les motifs du tribunal faisaient clairement apparaître le caractère non seulement infondé mais abusif de cette procédure, justifie de faire droit pour partie aux demandes reconventionnelles ; que l'appel interjeté de cette procédure exercée non seulement à l'encontre de la SCI Vendôme Bureaux mais également à l'encontre d'un avocat qui n'a fait que représenter les intérêts de sa cliente et n'avait sollicité devant le tribunal qu'un euro de dommages intérêts, justifie de condamner Enrico X... à des dommages-intérêts autres que symboliques qu'il convient de fixer à la somme de 5000 € » ;

Alors, d'une part, que en retenant, pour condamner Monsieur X... à la somme de 5.000 € à Maître Philippe-Hubert BRAUL au titre d'une action abusive que les motifs du tribunal faisaient clairement apparaître le caractère non seulement infondé mais abusif de cette procédure et que l'appel a été exercé à l'encontre d'un avocat qui n'a fait que représenter les intérêts de sa cliente et n'avait sollicité devant le tribunal qu'un euro de dommages intérêts, quand de telles circonstances sont impropres à établir une faute de nature à faire dégénérer en abus l'exercice de son droit de d'agir en justice, la Cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil ;

Alors, d'autre part, qu'en retenant, pour condamner Monsieur X... à la somme de 5.000 € à la SCI VENDOME BUREAUX au titre d'une action abusive que les motifs du tribunal faisaient clairement apparaître le caractère non seulement infondé mais abusif de cette procédure, quand de telles circonstances sont impropres à établir une faute de nature à faire dégénérer en abus l'exercice de son droit de d'agir en justice, la Cour d'appel a violé l'article 1382 du Code civil. ECLI:FR:CCASS:2016:C101301
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