Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 5 mars 2013, 12-80.891, Publié au bulletin

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :

Statuant sur le pourvoi formé par :

- Mme Hind X...,

contre le jugement de la juridiction de proximité de PARIS, en date du 12 décembre 2011, qui, pour port d'une tenue destinée à la dissimulation du visage dans l'espace public, l'a condamnée à un stage de citoyenneté d'une durée de quinze jours ;

La COUR, statuant après débats en l'audience publique du 5 février 2013 où étaient présents : M. Louvel président, M. Finidori conseiller rapporteur, Mme Guirimand, MM. Beauvais, Guérin, Straehli, Monfort, Buisson conseillers de la chambre, Mme Divialle, MM. Maziau, Barbier, Talabardon conseillers référendaires ;

Avocat général : M. Liberge ;

Greffier de chambre : Mme Téplier ;

Sur le rapport de M. le conseiller FINIDORI, les observations de Me BOUTHORS, avocat en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général LIBERGE ;

Vu le mémoire et les observations complémentaires produits ;

Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 9, 10 et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, des articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et de l'article 66 de la Constitution, des articles 1 à 3 de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

" en ce que le jugement a déclaré Mme X...coupable d'avoir, dans l'espace public, porté une tenue destinée à dissimuler son visage, et de l'avoir condamnée, à titre de peine principale, à effectuer un stage de citoyenneté d'une durée de quinze jours ;

" aux motifs que selon les conclusions déposées et soutenues à l'audience par le représentant de la prévenue, celle-ci non seulement reconnaît les faits qui lui sont reprochés mais encore revendique la violation de la loi, la défense de la prévenue étant « une attaque de la loi car cette loi viole le droit » ; que la formule ci-dessus rapportée est totalement dépourvue de sens au regard de la terminologie juridique universellement retenue, qu'elle ne prend une signification que lorsqu'on comprend que ce que la prévenue appelle « le droit » désigne la Convention européenne des droits de l'homme, qui appartient, certes au droit, mais ni plus ni moins que la loi interne, la seule question qui mérite d'être posée étant celle de savoir lequel de ces deux textes doit prévaloir, en cas de contrariété dans une situation donnée ; que personne ne songe à nier que la Convention européenne des droits de l'homme puisse avoir une valeur supérieure à celle de la loi interne, qu'il est de ce point de vue surprenant de lire dans les conclusions de la prévenue que ce serait la chambre criminelle de la Cour de cassation qui aurait posé ce principe, dans un arrêt du 15 avril 2011 alors que le dit principe résulte de l'article 55 de la Constitution ; qu'encore faut-il, pour qu'une loi interne soit mise en sommeil qu'elle soit contraire à la Convention en elle-même ou dans l'interprétation qu'en donne la cour européenne des droits de l'homme, que tel n'est aucunement le cas de l'article 3 de la loi du 11 octobre 2011 ; que l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme protège l'exercice de la liberté religieuse « par le culte, l'enseignement, et l'accomplissement des rites » et encore à la condition que ces manifestations ne portent pas atteinte à l'ordre public ; qu'une manifestation clairement politique, devant la Présidence de la République en compagnie de personnes portant des masques de carnaval ne peut prétendre remplir ces conditions ; que la cour européenne des droits de l'homme n'a pas dit autre chose dans son arrêt A... c/ Turquie du 20 février 2010 auquel les conclusions se réfèrent sans être capables d'en donner les références ; que, en effet, si cette décision a estimé que le demandeur avait raison contre son Etat, alors qu'il portait dans un espace public, un costume religieux, c'est parce qu'il se trouvait, devant une mosquée dans l'intention de participer à une cérémonie de caractère religieux et que la cour prend bien soin de réserver l'hypothèse où l'attitude des intéressés menacerait l'ordre public ; qu'il ne peut guère être sérieusement soutenu qu'une manifestation devant un lieu protégé par les exigences des secrets de la Défense nationale et le maintien d'une dissimulation du visage dans un commissariat de police ne concernent pas l'ordre public ; que rien ne fait obstacle à ce que les faits, constatés par une enquête de police régulière et dépourvue de toute ambigüité, soient retenus à la charge de la prévenue ;

" 1°) alors qu'aux termes de l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme, toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, ce qui implique, en particulier, la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites ; que cette disposition, dont la portée et l'interprétation par la Cour européenne des droits de l'homme doivent être respectées par les Etats membres, sans attendre d'être attaqués devant elle, s'oppose à ce qu'une loi nationale interdise de façon générale et absolue le port du voile intégral dans l'espace public ; que la référence à un ordre public immatériel constitué de valeurs communes reste trop indéfini pour justifier une telle restriction à l'exercice de droits fondamentaux ; qu'en l'absence en l'espèce d'atteinte constatée à l'ordre public matériel, les poursuites pénales contre la requérante ont porté une atteinte disproportionnée à l'exercice d'une liberté protégée par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme dont il appartenait au juge interne d'assurer directement l'effectivité ;

" 2°) alors que nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu qu'elles ne troublent pas l'ordre public ; que l'entretien accordé à des journalistes par la requérante revêtue de son niqab pour critiquer sur la place publique à proximité du palais présidentiel une loi récente portant obligation de se découvrir ne pouvait donner lieu à des poursuites pénales sans violer les dispositions de l'article 10 de la convention européenne des droits de l'homme ;

" 3°) alors, enfin, que l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme interdit toute forme de discrimination fondée notamment sur la religion ; que les poursuites contre la requérante fondées sur la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public étaient discriminatoires en ce qu'elles visaient spécifiquement la pratique religieuse de certaines femmes musulmanes, consistant à se couvrir intégralement le visage par le port du niqab ; que les dispositions de l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme ont derechef été méconnues " ;

Attendu qu'il résulte du jugement attaqué et des pièces de procédure que Mme X..., le visage dissimulé, a été interpellée par les forces de police, à proximité du palais de l'Elysée, où elle s'était rendue en compagnie d'autres personnes portant des masques, et de journalistes ; que, conduite au commissariat, l'intéressée a refusé de dévoiler son visage ;

Attendu que, poursuivie pour avoir enfreint les dispositions de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public, la prévenue, représentée par un avocat, a soutenu qu'elle avait agi dans l'exercice paisible de ses convictions religieuses et qu'elle entendait attaquer ladite loi qui, selon elle, violait le droit et, plus précisément, l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme garantissant la liberté de pensée, de conscience et de religion ;

Attendu que, pour écarter cette argumentation, le jugement énonce qu'une manifestation politique devant la Présidence de la République, en compagnie de personnes portant des masques de carnaval ne peut entrer dans l'exercice de la liberté religieuse et qu'une telle manifestation ainsi que le maintien de la dissimulation du visage dans un commissariat de police, portent nécessairement atteinte à l'ordre public ;

Attendu que, si c'est à tort que la juridiction de proximité a ignoré la motivation religieuse de la manifestation considérée, le jugement n'encourt pas la censure dès lors que, si l'article 9 de la Convention susvisée garantit l'exercice de la liberté de pensée, de conscience et de religion, l'alinéa 2 de ce texte dispose que cette liberté peut faire l'objet de restrictions prévues par la loi et constituant, dans une société démocratique, des mesures nécessaires à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publics, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ; que tel est le cas de la loi interdisant la dissimulation intégrale du visage dans l'espace public en ce qu'elle vise à protéger l'ordre et la sécurité publics en imposant à toute personne circulant dans un espace public, de montrer son visage ;

D'où il suit que le moyen, nouveau et comme tel irrecevable en ses deuxième et troisième branches en ce qu'il invoque pour la première fois devant la Cour de cassation la méconnaissance des articles 10 et 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, ne peut être accueilli ;

Mais sur le second moyen de cassation, pris de la violation des articles 131-3 et suivants du code pénal et 131-16 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale ;

" en ce que le jugement a condamné Mme X..., à titre de peine principale, à effectuer un stage de citoyenneté d'une durée de quinze jours ;

" aux motifs que la juridiction croit devoir prononcer à titre de peine principale un stage de citoyenneté ; que l'absence de la prévenue à l'audience ne fait pas obstacle a cette peine puisque l'exigence de la présence et de l'acceptation du condamné n'est prévue que pour le stage de citoyenneté figurant au titre des peines complémentaires des délits ; que l'article 131-16 8° du code pénal relatif aux peines contraventionnelles se borne a prévoir la possibilité d'un stage de citoyenneté sans autre exigence, rédaction d'autant plus certaine que lorsque cet article souhaite un alignement de son régime sur celui des peines correctionnelles, il y renvoie expressément ; que le stage de citoyenneté de la condamnée sera d'une durée de quinze jours, qu'il s'effectuera avec la participation financière de la condamnée dans la limite de 150 euros et qu'il se fera sous le contrôle du service pénitentiaire d'insertion ou de probation du domicile de la condamnée ;

" alors que la peine contraventionnelle consistant à effectuer un stage de citoyenneté prévue à l'article 131-16 du code pénal ne peut être décidée par la juridiction sans l'accord de la personne condamnée ; qu'en effet, par sa nature même, un tel stage nécessite l'adhésion de la personne condamnée ; que Mme X..., qui n'a pas assisté à l'audience ayant conduit à son jugement, n'a pu donner son accord pour effectuer un stage de citoyenneté ; que dès lors, la peine prononcée viole les articles 131-3 et suivants du code pénal ainsi que l'article 131-16 du code pénal " ;

Vu l'article 131-5-1 du code pénal ;

Attendu qu'aux termes de ce texte, la peine de stage de citoyenneté ne peut être prononcée contre le prévenu qui la refuse ou n'est pas présent à l'audience ;

Attendu que, pour condamner Mme X..., non comparante à l'audience mais représentée par un avocat muni d'un pouvoir, déclarée coupable de la contravention susvisée, à accomplir un stage de citoyenneté, le jugement énonce que la présence de la prévenue n'est exigée que lorsque cette peine est prononcée en matière correctionnelle, l'article 131-16 8° du code pénal, applicable en matière contraventionnelle, n'imposant pas la présence de la prévenue à l'audience ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, alors qu'elle ne pouvait, en l'absence de la prévenue, condamner celle-ci à accomplir un stage de citoyenneté, fût-ce pour une contravention, la juridiction de proximité a méconnu le texte susvisé ;

D'où il suit que la cassation est encourue de ce chef ;

Par ces motifs :

CASSE et ANNULE le jugement susvisé de la juridiction de proximité de Paris, en date du 12 décembre 2011, mais en ses seules dispositions relatives à la peine, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;

Et pour qu'il soit à nouveau statué, conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée,

RENVOIE la cause et les parties devant la juridiction de proximité de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la juridiction de proximité de Paris et sa mention en marge ou à la suite du jugement partiellement annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le cinq mars deux mille treize ;

En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre.

ECLI:FR:CCASS:2013:CR00790
Retourner en haut de la page