Cour de Cassation, Chambre criminelle, du 14 décembre 1999, 99-80.104, Publié au bulletin
Cour de cassation - Chambre criminelle
- N° de pourvoi : 99-80.104
- Publié au bulletin
- Solution : Rejet
- Président
- Président : M. Gomez
Texte intégral
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
REJET du pourvoi formé par :
- la société Spie Citra Ile-de-France,
contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, 11e chambre, en date du 30 novembre 1998, qui, pour blessures involontaires, l'a condamnée à 250 000 francs d'amende et qui a prononcé sur les intérêts civils.
LA COUR,
Vu le mémoire produit ;
Sur le moyen unique de cassation, pris de la violation des articles 111-4, 121-2, 131-38, 131-39, 222-19 alinéa 1er, 222-21, 222-44 et 222-46 du Code pénal, 2, 427, 485, 512, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale :
" en ce que l'arrêt attaqué a déclaré la société Spie Citra France coupable du délit de blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à 3 mois sur la personne de Mohamed X... et, en répression, lui a infligé une peine de 250 000 francs d'amende ;
" aux motifs que, sur l'existence d'une faute pénale, les conseils de la société Spie Citra France soutiennent que celle-ci n'existe pas aux motifs que la commande de la machine de coffrage qui a été passée spécifiait que celle-ci devait être utilisée 400 fois et que, d'ailleurs, 39 déplacements ont été effectués sans qu'il y ait eu de difficultés ; ils relèvent également que l'inspection du Travail a elle-même reconnu dans un courrier qu'il y avait eu une réflexion collective et préalable sur la mise en place de la machine de coffrage ; cet argumentaire n'est pas pertinent au regard de la prévention qui vise la mise à disposition d'un matériel inapproprié aux travaux à réaliser ; les faits de la cause montrent que la manoeuvre consistant à déplacer en biais la machine à coffrer dans les courbes était bien connue puisqu'elle avait été mentionnée dans le plan d'hygiène et de sécurité ; pour y parvenir il fallait donc prévoir l'organisation d'une traction et les conditions de sécurité de celle-ci ; or, si par un panneau solidaire du coffrage lui-même cette manoeuvre avait fait l'objet d'une démarche de sécurité pour les tractions en ligne droite, c'est au cours du chantier qu'un système a été mis en place pour les tractions en biais ; mais à ce moment-là on n'a pas eu une démarche précise et rigoureuse ; en effet, si on savait qu'il suffisait d'une tension de 2 tonnes pour faire avancer la machine à coffrer on ignorait la force exercée par le lynx ; en outre, les incidents de parcours étaient aisément prévisibles sur un sol inégal ; dès lors, la question de la tension et de sa sécurisation aurait dû faire l'objet de calculs et de simulations qui n'ont pas été accomplis ; l'arrachement de l'oeillet à l'origine de l'accident est le résultat d'une tension excessive qui aurait pu être évitée si ces précautions avaient été prises ; il y a donc bien eu mise à disposition de matériel inapproprié ; que s'agissant de l'imputabilité, le chantier en cause était en charge d'un groupement d'entreprises composé de deux sous-groupements, l'un chargé des travaux de gros oeuvre, l'autre des travaux spéciaux ; c'est dans le cadre des activités du premier que l'accident est survenu ; le sous-groupement avait été constitué sous la forme d'une société en participation (SEP) entre les sociétés Spie Batignolles, Spie Citra, Fougerolle France, Muller TP et Bilfinger Berger ; selon la convention de groupement, chaque membre conservait la direction et la surveillance de son personnel sur le chantier et faisait son affaire des obligations d'hygiène et de sécurité découlant de la législation en vigueur et du marché ; par ailleurs, l'article 17 de l'acte créant la SEP indique que les sociétés sont convenues de " déléguer au directeur de chantier les pouvoirs nécessaires pour lui permettre de prendre toutes mesures destinées à assurer, sur le site, l'hygiène et la sécurité " et " qu'à cet effet, l'ensemble du personnel détaché sur le chantier sera placé sous son autorité " ; cette mission par l'article 2 de l'annexe 1 à l'acte de création à la SEP ;
dans ce cadre est intervenue une délégation de pouvoirs où les représentants des sociétés précitées dont M. Y..., directeur de la Citra après avoir rappelé la création du groupement, indiquent qu'ils constituent Bernard Z... comme délégataire pour " veiller au respect des dispositions concernant l'hygiène et la sécurité ", " assurer le respect des dispositions légales, réglementaires, en matière d'engins et de véhicule, de leur conduite, de leur entretien, de leur circulation et de leurs conditions d'utilisation... ", " engager les dépenses afférentes au chantier " ; la défense de la société Citra soutient d'une part que Bernard Z... n'était pas son délégataire et d'autre part qu'il avait lui-même délégué ses pouvoirs à MM. A... et B... ; sur le premier point, il est indiqué aux conclusions que la Cour de Cassation n'a admis la délégation de pouvoirs d'un dirigeant d'une société à quelqu'un qui n'en était pas membre que dans le cas d'un chef de groupe de société au dirigeant d'une autre société du groupe sur lequel il exerçait une autorité hiérarchique, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, la Citra n'étant pas dominante par rapport à Spie Batignolles à laquelle appartient Bernard Z... ; ainsi, celui-ci était le représentant de la société en participation qui échappe à l'article 121-2 du Code pénal sur la responsabilité pénale des personnes morales car ce type d'organisme n'a pas la personnalité morale ; ce raisonnement ne peut être retenu ; d'abord parce qu'il méconnaît les documents contractuels rappelés ci-dessus qui sont clairs et sans ambiguïté ; le directeur de chantier, Bernard Z..., a été institué délégataire par chacune des sociétés dont chacun des représentants a signé la délégation ; le mandat ainsi confié ne heurte aucune disposition légale ou tirée des principes généraux du droit et doit être reconnu comme valable ; ensuite il serait paradoxal que du fait de l'utilisation d'un dispositif qui n'a pas la personnalité morale, on puisse faire disparaître les personnalités morales qui l'ont créé et restent les seules titulaires et débitrices de droits dont la société en participation n'est qu'un outil de gestion ; les défenseurs de la société Citra font valoir que Bernard Z... disposait d'une possibilité de délégation et font état d'une note du 11 janvier 1994 qui confie une délégation à M. B... comme chef de travaux et à M. A... pour les travaux souterrains ; lors de sa propre audition, Bernard Z... indique qu'il n'a pas délivré de délégation de pouvoirs écrite et formelle mais que la compétence, la qualification et l'expérience permettaient de considérer qu'il y avait une délégation de fait à trois personnes : M. A... directeur de travaux, M. C... conducteur de travaux, M. D... chef de chantier ; une telle argumentation ne peut prospérer ; s'il existe bien une note du 8 février 1994 qui indique que M. A... a pris la direction des travaux souterrains et que M. B... est chargé des travaux sous-fluviaux, il est seulement indiqué que ceci comprend " le respect des consignes de prévention " ce qui ne pouvait pas être analysé comme une délégation précise mais seulement comme une indication générale ; le caractère vague de cette prescription par rapport au contenu défini de la délégation de Bernard Z... ne permet donc pas de considérer qu'il y ait eu une subdélégation ;
c'est dans le cadre de cette délégation aux règles d'hygiène et de sécurité que Bernard Z... doit se voir imputer de ne pas avoir mis à la disposition de Mohamed X... un instrument de travail approprié alors qu'il en avait la mission et le pouvoir ; s'agissant des conséquences du mandat pour la société Spie Citra, dans ses conclusions, la société Citra soutient que même si Bernard Z... pouvait être considéré comme délégataire, ceci ne peut emporter un statut de représentant au sens de l'article 121-2 sur la responsabilité pénale des personnes morales ; en effet, l'objet de la responsabilité pénale des personnes morales est d'amener celles-ci à adopter les structures et les politiques les plus favorables à l'application de la loi ; ceci ne peut concerner que des délégataires ayant des pouvoirs sur l'administration générale et non ceux délégués à un simple service ou fonction, ce qui était le cas de Bernard Z... ; la Cour relève que le texte de l'article 121-2 du Code pénal retient la responsabilité pénale des personnes morales pour les " infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou leurs représentants " sans faire de distinctions entre les statuts et fonctions remplies par ces représentants ; l'analyse de la défense repose sur la conception d'une délinquance " structurelle " des personnes morales, ce qui lui permet de ne retenir que les représentants ayant de vastes pouvoirs alors que, tout comme les personnes physiques, cette délinquance peut être occasionnelle et le fait de délégataires agissant dans un cadre spécifique dès lors qu'ils agissent pour leur compte ; Bernard Z... qui avait reçu des pouvoirs étendus de la société Citra pour l'exécution d'un chantier a bien commis un délit pour le compte de celle-ci (arrêt, pages 7 à 10) ;
" 1° alors qu'il ne peut être dérogé par convention aux conditions légales de la délégation de pouvoirs, dont la validité exige notamment l'existence d'un pouvoir hiérarchique exercé par le déléguant sur le délégataire et permettant au premier de transférer tout ou partie de ses pouvoirs au second ; qu'en l'espèce, pour admettre la validité de la délégation de pouvoirs consentie par le représentant de la société demanderesse à Bernard Z..., dont elle n'est pas l'employeur, et partant pour assigner au salarié la qualité de représentant de la société Spie Citra, au sens de l'article 121-2 du Code pénal, la cour d'appel s'est bornée à énoncer que les documents contractuels stipulant une telle délégation étaient clairs et sans ambiguïté et, partant, avaient force obligatoire entre les parties ; qu'en se déterminant par cette seule circonstance, sans répondre au chef péremptoire des conclusions de la demanderesse, qui démontrait qu'en l'absence de tout lien de droit entre la société Spie Citra et Bernard Z... et, partant, à défaut d'autorité hiérarchique de la première sur le second, le salarié ne pouvait fût-ce par convention être institué délégataire de la société demanderesse, la cour d'appel a violé l'article 593 du Code de procédure pénale ;
" 2° alors que l'employeur a nécessairement qualité pour déléguer ses pouvoirs à un salarié membre de son personnel ; qu'en l'espèce, pour décider que la société demanderesse, qui n'est pas l'employeur de Bernard Z..., avait pu valablement instituer ce dernier délégataire, la cour d'appel a considéré qu'il serait paradoxal que du fait de l'utilisation d'un dispositif qui n'a pas la personnalité morale, on puisse faire disparaître les personnalités morales qui l'ont créé et restent les seules titulaires et débitrices de droits dont la société en participation n'est qu'un outil de gestion ; qu'ainsi, en reprochant implicitement à la société Spie Citra de se retrancher derrière l'existence d'un groupement dépourvu de la personnalité morale pour tenter d'échapper à la responsabilité pénale qui lui incombe, tout en constatant que Bernard Z... était employé de la société Spie Batignolles qui quoique relaxée en première instance avait valablement institué son salarié délégataire, de sorte que la constitution dudit groupement n'avait eu ni pour objet ni pour effet de faire disparaître les personnalités morales justiciables des dispositions de l'article 121-2 du Code pénal, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision ;
" 3° alors que la loi pénale est d'interprétation stricte ; que pour écarter le moyen de défense de la demanderesse, qui soutenait que Bernard Z... était le représentant de la société en participation, laquelle dépourvue de la personnalité morale échappe à l'article 121-2 du Code pénal, la cour d'appel a énoncé qu'il serait " paradoxal " que du fait de l'utilisation d'un dispositif qui n'a pas la personnalité morale, on puisse faire disparaître les personnalités morales qui l'ont créé, et notamment la demanderesse, bien que celle-ci ne soit pas l'employeur de Bernard Z... ; qu'ainsi, en se déterminant par de telles considérations, la cour d'appel a méconnu le principe susvisé, ensemble l'article 111-4 du Code pénal ;
" 4° alors, subsidiairement, que seuls les pouvoirs d'administration générale de la personne morale sont de nature à conférer à son titulaire la qualité de représentant au sens de l'article 121-2 du Code pénal ; qu'ainsi, en estimant au contraire que la délinquance des personnes morales peut être le fait de délégataîres agissant dans un cadre spécifique lié à l'exécution d'une tâche, dès lors qu'ils agissent pour le compte d'une personne morale, pour en déduire que l'infraction commise par Bernard Z..., qui avait reçu des pouvoirs étendus de la société Citra pour l'exécution du chantier devait engager la responsabilité pénale de celle-ci, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision " ;
Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué, et du jugement qu'il confirme, que les cinq entreprises du bâtiment chargées des travaux de gros oeuvre du chantier de la ligne de métro Météor ont constitué une société en participation (SEP) et convenu de déléguer à un directeur de chantier les pouvoirs nécessaires pour lui permettre de prendre toutes mesures destinées à assurer, sur le site, l'hygiène et la sécurité de l'ensemble du personnel détaché sur le chantier ; que chaque dirigeant a donné, par écrit, délégation de pouvoirs à Bernard Z..., directeur de travaux, salarié de la société Spie Batignolles ; qu'aux termes de cet écrit, ce dernier a reçu le pouvoir d'engager les dépenses sur le chantier ;
Attendu qu'un salarié de la société Spie Citra, faisant partie de la SEP, a été blessé au cours d'une manoeuvre de translation de l'outil de coffrage ; qu'à la suite de ces faits, les cinq sociétés intervenant sur le chantier ont été poursuivies pour blessures involontaires ;
Attendu que, pour déclarer la société Spie Citra, employeur de la victime, coupable de ce délit, les juges relèvent qu'en ne mettant pas à la disposition des travailleurs un instrument de travail approprié, comme il en avait la mission et le pouvoir, Bernard Z... a enfreint les dispositions des articles L. 233-5-1 et R. 233-1 du Code du travail et constatent que ce manquement est à l'origine des blessures subies par la victime ; qu'ils énoncent, qu'ayant reçu une délégation de pouvoirs régulière en matière de sécurité du président du conseil d'administration de la société Spie Citra, Bernard Z... doit être considéré comme le représentant de cette personne morale au sens de l'article 121-2 du Code pénal ; qu'ils en déduisent qu'il a engagé la responsabilité pénale de cette personne morale en commettant l'infraction de blessures involontaires pour le compte de celle-ci ;
Attendu qu'en cet état, les juges ont justifié leur décision, dès lors que la délégation de pouvoirs en matière de sécurité a été consentie, par le représentant légal de chacune des entreprises intervenant sur le chantier, à un préposé de l'une d'entre elles qui disposait effectivement des pouvoirs, de la compétence et des moyens nécessaires à l'exécution de sa mission ; que, par ailleurs, le délégataire de pouvoirs représente la personne morale, au sens de l'article 121-2 du Code pénal, en matière d'hygiène et de sécurité ;
D'où il suit que le moyen ne saurait être accueilli ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE le pourvoi.