(M. ANDREY P.)
Le Conseil Constitutionnel a été saisi le 19 mars 2024 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 457 du 13 mars 2024), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Andrey P. par Me César Ghrénassia, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1096 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du 4 de l'article 459 du code des douanes, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2020-1342 du 4 novembre 2020 renforçant le dispositif de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code des douanes ;
- la loi n° 69-1161 du 24 décembre 1969 de finances pour 1970 ;
- l'ordonnance n° 2020-1342 du 4 novembre 2020 renforçant le dispositif de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par Me Ghrénassia, enregistrées le 9 avril 2024 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour le requérant par Me Ghrénassia, enregistrées le 23 avril 2024 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Ghrénassia, pour le requérant, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 4 juin 2024 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil Constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
1. Le 4 de l'article 459 du code des douanes, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 4 novembre 2020 mentionnée ci-dessus, prévoit :
1. « Les personnes condamnées pour infractions à la législation et à la réglementation relatives aux relations financières avec l'étranger sont, en outre, déclarées incapables d'exercer les fonctions d'agents de change, d'être électeurs ou élus aux chambres de commerce, tribunaux de commerce et conseils de prud'hommes, tant et aussi longtemps qu'elles n'auront pas été relevées de cette incapacité ».
2. Le requérant reproche à ces dispositions d'instituer une peine complémentaire d'incapacité qui s'appliquerait automatiquement et sans que le juge pénal puisse en moduler la durée, en méconnaissance du principe d'individualisation des peines.
- Sur le fond :
3. Selon l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires… ». Le principe d'individualisation des peines qui découle de cet article implique qu'une sanction pénale ne puisse être appliquée que si le juge l'a expressément prononcée, en tenant compte des circonstances propres à chaque espèce. Il ne saurait toutefois faire obstacle à ce que le législateur fixe des règles assurant une répression effective des infractions.
4. L'article 459 du code des douanes réprime le fait de contrevenir ou de tenter de contrevenir à la législation relative aux relations financières avec l'étranger ou aux mesures de restriction des relations économiques et financières prévues par la réglementation de l'Union européenne ou par certaines conventions internationales.
5. Les dispositions contestées prévoient que les personnes condamnées pour ces infractions sont déclarées incapables d'exercer les fonctions d'agents de change, d'être électeurs ou élus aux chambres de commerce, tribunaux de commerce et conseils de prud'hommes, tant et aussi longtemps qu'elles n'auront pas été relevées de cette incapacité.
6. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 24 décembre 1969 mentionnée ci-dessus, dont sont issues ces dispositions, qu'elles instituent une sanction ayant le caractère d'une punition. Il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, telle qu'elle ressort de l'arrêt de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, que la peine complémentaire d'incapacité prévue par ces dispositions doit obligatoirement être prononcée par le juge pénal en cas de condamnation.
7. Si, en vertu du f de l'article 369 du code des douanes, le juge peut dispenser le coupable de cette peine complémentaire ou l'assortir du sursis, cette faculté ne saurait, à elle seule, permettre que soit assuré le respect des exigences qui découlent du principe d'individualisation des peines, dès lors qu'il ne peut en moduler la durée pour tenir compte des circonstances propres à chaque espèce.
8. Par conséquent, les dispositions contestées méconnaissent le principe d'individualisation des peines et doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
9. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'Etat du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.
10. En l'espèce, aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision. Elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.
Le Conseil Constitutionnel décide :Liens relatifs
Le 4 de l'article 459 du code des douanes, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2020-1342 du 4 novembre 2020 renforçant le dispositif de gel des avoirs et d'interdiction de mise à disposition, est contraire à la Constitution.Liens relatifs
La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 10 de cette décision.
Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.Liens relatifs
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 12 juin 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
Rendu public le 12 juin 2024.
Décision n° 2024-1096 QPC du 12 juin 2024