Décision n° 2023-1051 QPC du 1er juin 2023

Version initiale


  • (MME CATHERINE R. ET AUTRE)


    Le Conseil constitutionnel a été saisi le 5 avril 2023 par la Cour de cassation (chambre commerciale, arrêt n° 384 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mmes Catherine R. et Jocelyne R. par Mes Jérôme Chapus et Laure Géniteau, avocats au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2023-1051 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du premier alinéa de l'article 724 du code civil ainsi que des articles 641 et 1701 du code général des impôts.
    Au vu des textes suivants :


    - la Constitution ;
    - l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
    - le code civil ;
    - le code général des impôts ;
    - la loi n° 69-1168 du 26 décembre 1969 portant simplifications fiscales ;
    - la loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral ;
    - le décret n° 72-685 du 4 juillet 1972 mettant en harmonie le code général des impôts avec les dispositions de la loi n° 69‐1168 du 26 décembre 1969 portant simplifications fiscales et incorporant à ce code diverses dispositions d'ordre financier ;
    - le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;


    Au vu des pièces suivantes :


    - les observations présentées pour les requérantes par Mes Chapus, Géniteau et Anne-Claire Remanjon, avocate au barreau de Paris, enregistrées le 19 avril 2023 ;
    - les observations présentées pour M. Patrick R., partie au litige à l'occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Claire Leduc et Solange Vigand, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
    - les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;
    - les secondes observations présentées pour les requérantes par Me Chapus, Géniteau et Remanjon, enregistrées le 2 mai 2023 ;
    - les secondes observations présentées pour M. Patrick R. par la SCP Claire Leduc et Solange Vigand, enregistrées le 3 mai 2023 ;
    - les secondes observations présentées par la Première ministre, enregistrées le 4 mai 2023 ;
    - les autres pièces produites et jointes au dossier ;


    Après avoir entendu Me Chapus, pour les requérantes, Me Claire Leduc, avocate au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour la partie au litige à l'occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, et M. Benoît Camguilhem, désigné par la Première ministre, à l'audience publique du 23 mai 2023 ;
    Et après avoir entendu le rapporteur ;
    Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :


    1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi du premier alinéa de l'article 724 du code civil dans sa rédaction résultant de la loi du 3 décembre 2001 mentionnée ci-dessus, de l'article 641 du code général des impôts dans sa rédaction issue du décret du 4 juillet 1972 mentionné ci-dessus et de l'article 1701 du même code dans sa rédaction résultant de la loi du 26 décembre 1969 mentionnée ci-dessus.
    2. Le premier alinéa de l'article 724 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi du 3 décembre 2001, prévoit :


    « Les héritiers désignés par la loi sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt ».


    3. L'article 641 du code général des impôts, dans sa rédaction issue du décret du 4 juillet 1972, prévoit :


    « Les délais pour l'enregistrement des déclarations que les héritiers, donataires ou légataires ont à souscrire des biens à eux échus ou transmis par décès sont :
    « De six mois, à compter du jour du décès, lorsque celui dont on recueille la succession est décédé en France métropolitaine ;
    « D'une année, dans tous les autres cas ».


    4. L'article 1701 du même code, dans sa rédaction résultant de la loi du 2 décembre 1969, prévoit :


    « Les droits des actes et ceux des mutations par décès sont payés avant l'exécution de l'enregistrement, de la publicité foncière ou de la formalité fusionnée, aux taux et quotités réglés par le présent code.
    « Nul ne peut en atténuer ni différer le paiement sous le prétexte de contestation sur la quotité, ni pour quelque autre motif que ce soit, sauf à se pourvoir en restitution s'il y a lieu.
    « A défaut de paiement préalable de la taxe de publicité foncière, le dépôt est refusé ».


    5. Les requérantes, rejointes par la partie au litige à l'occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, reprochent à ces dispositions d'obliger les héritiers réservataires à s'acquitter de droits de succession alors même qu'ils n'auraient pas encore perçu les sommes imposables, en méconnaissance du principe d'égalité devant les charges publiques. Au soutien de ce grief, elles font valoir que, dans le cas où un légataire universel du défunt a également la qualité d'héritier légal et est ainsi tenu de verser aux héritiers réservataires une indemnité correspondant à la portion du legs excédant leur réserve, le versement de cette somme dépend de la seule diligence du légataire universel. Ainsi, les héritiers réservataires ne seraient pas toujours en mesure d'en disposer au moment où ils doivent s'acquitter des droits de succession.
    6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « les héritiers » figurant au premier alinéa de l'article 641 du code général des impôts.
    7. Selon l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». En vertu de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de déterminer, dans le respect des principes constitutionnels et compte tenu des caractéristiques de chaque impôt, les règles selon lesquelles doivent être appréciées les facultés contributives. En particulier, pour assurer le respect du principe d'égalité, il doit fonder son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en fonction des buts qu'il se propose. Cette appréciation ne doit cependant pas entraîner de rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.
    8. L'exigence de prise en compte des facultés contributives, qui résulte du principe d'égalité devant les charges publiques, implique qu'en principe, lorsque la perception d'un revenu ou d'une ressource est soumise à une imposition, celle-ci doit être acquittée par celui qui dispose de ce revenu ou de cette ressource. S'il peut être dérogé à cette règle, notamment pour des motifs de lutte contre la fraude ou l'évasion fiscales, de telles dérogations doivent être adaptées et proportionnées à la poursuite de ces objectifs.
    9. Selon l'article 912 du code civil, la réserve héréditaire est la part des biens et droits successoraux dont la loi assure la dévolution libre de charges à certains héritiers dits réservataires, s'ils sont appelés à la succession et s'ils l'acceptent. En application de l'article 924 du même code, lorsque les libéralités consenties par le défunt excèdent la quotité disponible, les héritiers réservataires doivent être indemnisés par le gratifié à concurrence de la portion excessive de la libéralité.
    10. Il résulte de ces dispositions et du premier alinéa de l'article 724 du code civil que, en présence d'un légataire universel ayant également la qualité d'héritier, ce dernier est seul saisi de plein droit de l'ensemble de la succession et doit indemniser les héritiers réservataires.
    11. En application des dispositions contestées de l'article 641 du code général des impôts, ces héritiers réservataires sont tenus de s'acquitter des droits de mutation par décès dans un délai déterminé, indépendamment du paiement effectif de cette indemnité.
    12. En premier lieu, il ressort de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, telle qu'elle résulte de la décision de renvoi de la question prioritaire de constitutionnalité, que l'héritier réservataire dispose, en vertu de la loi, d'une créance à l'égard du légataire universel qui consiste en une indemnité de réduction égale à la fraction du legs portant atteinte à sa réserve.
    13. Ainsi, dès l'ouverture de la succession, l'héritier réservataire dispose d'une créance certaine à l'égard du légataire universel.
    14. En second lieu, la circonstance que, dans certains cas, le versement effectif de l'indemnité à l'héritier réservataire pourrait être retardé du fait du comportement du légataire universel est sans incidence sur l'appréciation des capacités contributives de l'héritier à raison de l'actif que constitue cette créance, qui est certaine.
    15. Au demeurant, les héritiers, qui disposent d'un délai de six mois à compter du jour du décès pour déclarer la succession et payer les droits de mutation, ont la faculté de mettre en œuvre l'ensemble des procédures de droit commun pour garantir et recouvrer leur créance. Ils ont en outre la possibilité, en vertu de l'article 813-1 du code civil, de demander au juge la désignation d'un mandataire successoral à l'effet d'administrer provisoirement la succession en raison de l'inertie, de la carence ou de la faute d'un ou de plusieurs héritiers dans cette administration, de leur mésentente, d'une opposition d'intérêts entre eux ou de la complexité de la situation successorale.
    16. Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées ne méconnaissent pas le principe d'égalité devant les charges publiques.
    17. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.


    Le Conseil constitutionnel décide :


  • Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.


  • Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 31 mai 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
    Rendu public le 1er juin 2023.

Extrait du Journal officiel électronique authentifié PDF - 213,8 Ko
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