Délibération n° 2022-352 du 13 décembre 2022 portant décision relative au fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France

Version initiale


  • Participaient à la séance : Emmanuelle WARGON, présidente, Anthony CELLIER, Catherine EDWIGE, Ivan FAUCHEUX et Valérie PLAGNOL, commissaires.
    En application des points 1° et 4° de l'article L. 134-2 du code de l'énergie, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) « précise […] les règles concernant […] les missions des gestionnaires de réseaux de transport […] de gaz naturel en matière d'exploitation et de développement de ces réseaux » ainsi que « les conditions d'utilisation des réseaux de transport […] de gaz naturel ».
    La présente délibération porte sur les conditions de fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France, la Trading Region France (TRF) inaugurée le 1er novembre 2018. Elle complète les délibérations du 26 octobre 2017 relative à la création d'une zone de marché unique du gaz en France au 1er novembre 2018 (1) qui a par la suite été modifiée par délibération du 29 mai 2019 (2), celle du 24 juillet 2018 relative au fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France (3) et celle du 12 décembre 2019 relative au fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France (4).
    Dans le cadre de la zone de marché unique, dans certaines configurations d'utilisation du réseau, des congestions résiduelles peuvent apparaître. Les précédentes délibérations de la CRE, citées ci-avant, ont notamment défini les différents mécanismes de levée des congestions journalières mobilisables par les gestionnaires de réseaux de transport (GRT) ainsi que l'ordre dans lequel ils peuvent être déclenchés par les opérateurs. La présente délibération vise à adapter en urgence et de manière temporaire ces mécanismes de levée des congestions journalières, qui ont montré certaines limites pour gérer une situation de congestion inédite qui persiste depuis une dizaine de jours.
    La réduction très forte des exportations de gaz russe vers l'Europe à la suite de l'invasion russe en Ukraine a depuis plusieurs mois presque entièrement arrêté les entrées de gaz H en France depuis l'Allemagne et la Belgique. Or, depuis le 29 novembre 2022, les importations de gaz norvégien au Point d'Interconnexion Réseau (PIR) Dunkerque, acheminé via le gazoduc sous-marin Franpipe, ont fortement diminué. Cette situation inédite a engendré un déficit significatif de gaz dans le Nord de la France et un excédent dans le Sud, bien approvisionné en gaz naturel liquéfié (GNL) depuis les terminaux méthaniers et l'Espagne. Les capacités existantes du réseau ne permettent pas de faire remonter l'intégralité de l'excédent de gaz au Sud vers le Nord, ce qui crée une situation de congestion obligeant les GRT à mobiliser l'ensemble des mécanismes prévus. A plusieurs reprises, les GRT ont ainsi été contraints de restreindre dans des délais très courts les différents points d'entrée au Sud (restriction du soutirage depuis les stockages, restriction des entrées à Pirineos et émissions restreintes depuis les terminaux méthaniers). Ces restrictions, qui interviennent dans un contexte déjà tendu en raison de la crise d'approvisionnement actuelle en Europe, font peser un risque sur la sécurité d'approvisionnement et pourraient causer des dommages graves à certaines infrastructures gazières françaises.
    Dans ce contexte, la CRE considère qu'il est opportun de modifier les mécanismes de gestion des congestions sur le réseau de transport de gaz en deux temps. La présente délibération prévoit l'adoption de premières mesures temporaires en urgence, notamment au regard des contraintes liées aux caractéristiques techniques et aux plannings de déchargement des terminaux méthaniers. Dans un second temps, d'autres ajustements pourront être adoptés, après une concertation avec les acteurs de marché par les GRT, qui devra se tenir d'ici la mi-janvier 2023.
    1. Contexte
    1.1. Réduction des flux de gaz norvégien
    Alors que les exportations de gaz norvégien vers l'Union européenne et le Royaume-Uni se maintiennent au total à un niveau très élevé (entre 3 250 et 3 900 GWh/j depuis début novembre), les exportations vers la France ont subitement diminué le 29 novembre 2022, passant d'environ 550 GWh/j observés en novembre à un niveau inhabituellement bas d'environ 260 GWh/j en moyenne entre le 29 novembre et le 10 décembre 2022.


    (1) Délibération de la Commission de régulation de l'énergie du 26 octobre 2017 relative à la création d'une zone de marche unique du gaz en France au 1er novembre 2018.
    (2) Délibération de la Commission de régulation de l'énergie du 29 mai 2019 portant décision de modification de la délibération du 26 octobre 2017 relative au fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France.
    (3) Délibération de la Commission de régulation de l'énergie du 24 juillet 2018 relative au fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France.
    (4) Délibération de la Commission de régulation de l'énergie du 12 décembre 2019 relative au fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France.


  • Cette décrue brutale de près de 300 GWh/j du flux vers la France s'explique probablement par l'augmentation des exportations norvégiennes vers le Royaume-Uni et le Danemark depuis quelques semaines. Ces deux pays exportent une partie de ce gaz vers d'autres marchés en tension :


    - vers la Belgique dans le cas du Royaume-Uni, via le gazoduc Interconnector reliant Bacton à Zeebrugge ;
    - vers la Pologne dans le cas du Danemark, via le gazoduc Baltic Pipe reliant Faxe à Ploty.


    Cette reconfiguration des flux norvégiens semble cohérente avec les signaux de prix observés, les prix de gros du gaz français étant inférieurs sur cette période aux prix des autres marchés du Nord de l'Europe (y compris le marché britannique).
    1.2. Conséquences pour le fonctionnement de la TRF
    Du fait de la très forte diminution des importations européennes de gaz russe par gazoduc, les entrées de gaz H au Nord de la France étaient déjà faibles, avec des entrées nulles depuis l'Allemagne à Obergailbach et depuis la Belgique à Taisnières. A partir du 29 novembre 2022, la diminution des flux norvégiens a conduit à une situation inédite sur le réseau de transport français avec l'apparition d'une congestion affectant les flux du Sud vers le Nord du territoire (dite SN3) dans les ordres de grandeurs suivants :



    Vous pouvez consulter l'intégralité du texte avec ses images à partir de l'extrait du Journal officiel électronique authentifié accessible en bas de page


    Source : GRTgaz
    Pour faire face à cette situation, les GRT ont utilisé les mécanismes de levée des congestions dans l'ordre de préséance prévu par les précédentes délibérations de la CRE :


    - en suspendant la commercialisation des capacités encore disponibles et en coupant les capacités interruptibles ;
    - en achetant des spreads localisés auprès des acteurs de marché ;
    - en dernier recours, en appliquant des restrictions mutualisées aux différents points d'entrée au Sud du front de congestion (les terminaux méthaniers de Fos et de Montoir, l'interconnexion Pirineos depuis l'Espagne et certains stockages de Teréga et de Storengy).


    La CRE constate que, depuis le 29 novembre 2022, les GRT ont dû recourir à des restrictions mutualisées de façon répétée, en l'absence de suffisamment d'offres adaptées en réponse aux appels des GRT de spreads localisés. Ces restrictions, qui ont notamment porté sur des points d'entrée de gaz sur le territoire national, ont directement affecté les importations françaises de gaz, dans une période particulièrement sensible pour la sécurité d'approvisionnement.
    1.3. Risques opérationnels pour les terminaux méthaniers
    Cette situation de congestion inattendue a conduit les différents gestionnaires d'infrastructures à devoir prendre rapidement des décisions d'exploitation, ce qui a fait peser certains risques sur leurs installations.
    Elengy a en particulier alerté la CRE sur les risques induits par l'application de restrictions mutualisées aux terminaux méthaniers. Selon Elengy, les terminaux méthaniers ne sont pas conçus pour subir des changements rapides et répétés de débits tels que provoqués par les restrictions mutualisées déclenchées par les GRT.
    Selon Elengy, ces changements de débits augmentent significativement le risque de défaillance des pompes GNL à haute pression et des circuits cryogéniques des terminaux.
    1.4. Conséquences pour les stockages
    Les restrictions mutualisées n'induisent pas de risques d'exploitation comparables à ceux des terminaux pour les sites de stockage affectés. Il convient toutefois de noter qu'en cas de restrictions trop fréquentes, les utilisateurs des stockages concernés pourraient rencontrer des difficultés à soutirer leur gaz au moment choisi. Une telle situation pourrait également nuire à la performance des stockages. In fine, la valeur de marché et l'attractivité des capacités de stockage françaises pourraient être affectées si les restrictions perduraient.
    Storengy rappelle en particulier la nécessité de respecter les minimums techniques d'émission des installations de stockage.
    Ces difficultés ne sont toutefois pas de nature à affecter immédiatement et sensiblement le bon fonctionnement des installations de stockage et la sécurité d'approvisionnement en gaz naturel.
    1.5. Conséquences pour la sécurité d'approvisionnement
    Les restrictions appliquées aux points d'entrée au Sud de la France ont conduit à réduire les importations françaises, par gazoduc depuis l'Espagne (au point d'interconnexion Pirineos), et par méthaniers aux terminaux de Fos et de Montoir. Certains navires ont été prévenus très tard qu'ils ne pourraient pas être entièrement déchargés et ont dû être redirigés vers d'autres destinations. Une telle situation, si elle devait perdurer, d'une part pourrait nuire à l'attractivité du marché français pour les expéditeurs de GNL, d'autre part pourrait peser sur le niveau des stocks français en fin d'hiver.
    2. Proposition des GRT
    2.1. Proposition des GRT
    Par courrier du 8 décembre 2022, GRTgaz a alerté la CRE sur le fort déficit d'approvisionnement en gaz depuis le Nord de la France qui met en difficulté le système gazier français. GRTgaz constate que l'échec, certains jours, du recours au mécanisme de spread localisé a entraîné des restrictions mutualisées portant sur les points du réseau émettant du gaz au Sud de la France.
    GRTgaz propose à la CRE de l'autoriser, à court terme et à titre conservatoire, à :


    - exclure les points d'entrée sur le réseau français depuis les terminaux méthanier PITTM Fos et Montoir et depuis l'Espagne PIR Pirineos des éventuelles restrictions mutualisées que GRTgaz et Teréga devraient appliquer en cas de déficit d'approvisionnement au nord de la France ;
    - abaisser le plafond journalier de coût du spread localisé.


    Teréga a également adressé un courrier à la CRE le 9 décembre 2022. Teréga partage le constat de GRTgaz mais souhaite au contraire que les restrictions mutualisées continuent à s'appliquer aux terminaux méthaniers et à Pirineos pour préserver le fonctionnement des stockages.
    2.2. Analyse de la CRE
    Application des restrictions mutualisés
    La CRE considère qu'il est opportun, à court terme, de prioriser l'arrivée de gaz sur le territoire français. Or, les restrictions mutualisées dans les terminaux méthaniers désorganisent le déchargement des navires méthaniers essentiels à la sécurité d'approvisionnement. En outre, la CRE considère que la forte inquiétude d'Elengy sur les risques opérationnels encourus par les terminaux méthaniers du fait des restrictions mutualisées doit impérativement être prise en compte.
    A court terme, la CRE considère que les conséquences négatives des restrictions mutualisées identifiées par les opérateurs de stockage sur leurs infrastructures en termes d'attractivité et de performance, peuvent rester limitées. La CRE considère également que le respect des minimums techniques des stockages est impératif.
    Recours aux spreads localisés
    La CRE n'est en revanche pas favorable à l'abaissement du volume financier journalier des spreads localisés proposé par les GRT. Il est essentiel de conserver des signaux économiques suffisants pour que les expéditeurs soient incités à amener davantage de gaz au Nord de la France par des mécanismes de marché. La restriction mutualisée ne doit intervenir qu'en dernier recours après que la carence de marché, sous forme d'insuffisance des apports des spreads localisés, a été constatée. La CRE demande en conséquence aux GRT d'adapter leurs conditions de recours aux spreads localisés de façon à maximiser la résorption des congestions par les mécanismes de marché.
    La CRE demande aux GRT d'encourager fortement les expéditeurs à participer au marché du spread localisé. La CRE rappelle en particulier que les articles L. 421-3 et L. 431-9 du code de l'énergie prévoient une obligation pour les fournisseurs de gaz naturel de remettre des offres à hauteur des stocks non utilisés dont ils disposent en réponse aux appels au marché pour l'équilibrage des réseaux et la continuité d'acheminement sur ces réseaux.
    Lancement d'une concertation pour adapter les règles de fonctionnement de la TRF
    Enfin, pour garantir le bon fonctionnement du réseau de transport de gaz et pour éviter de trop nombreuses restrictions mutualisées, les mesures d'urgence envisagées à ce stade ne semblent ni suffisantes ni applicables sur du long terme. Une large concertation avec les acteurs de marché doit à très court terme être organisée par GRTgaz et Teréga pour assurer le bon fonctionnement de la zone de marché unique du gaz en France dans ce nouveau contexte de marché. A l'issue de cette concertation, et au plus tard mi-janvier, les GRT soumettront pour approbation à la CRE des propositions de mesures plus pérennes pour gérer ce type de congestions.
    La CRE demande aux GRT de lui adresser de manière quotidienne les données permettant d'évaluer l'effet des éventuels mécanismes mobilisés sur les différents types d'acteurs. Si l'analyse de ces données le justifie, de nouvelles adaptations pourraient être décidées avant l'échéance de mi-janvier.
    Décision de la CRE
    En application des points 1° et 4° de l'article L.134-2 du code de l'énergie, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) « précise […] les règles concernant […] les missions des gestionnaires de réseaux de transport […] de gaz naturel en matière d'exploitation et de développement de ces réseaux » ainsi que « les conditions d'utilisation des réseaux de transport […] de gaz naturel ».
    Par la présente délibération, la CRE précise que GRTgaz et Teréga devront n'appliquer les restrictions mutualisées sur les points d'entrée depuis les terminaux méthaniers (PITTM Fos et Montoir) et depuis l'Espagne (PIR Pirineos) qu'en dernier recours, si les autres restrictions mutualisées ne suffisent pas ou si les minimums techniques des autres infrastructures ne sont plus respectés. Cette mesure, nécessaire à court terme pour assurer la sécurité d'approvisionnement française, a vocation à être temporaire dans l'attente de propositions de fonctionnement davantage pérennes de la TRF par les GRT, attendues pour mi-janvier 2023. Ces propositions devront être adressées à la CRE après une concertation avec les acteurs de marché et les autres gestionnaires d'infrastructures, que GRTgaz et Teréga devront lancer dans les meilleurs délais. La CRE demande en parallèle aux GRT de lui adresser de manière quotidienne, les données permettant d'évaluer l'effet des éventuels mécanismes mobilisés sur les différents types d'acteurs. La CRE pourra, le cas échéant, décider de nouvelles adaptations avant l'échéance de mi-janvier.
    La CRE demande également aux GRT :


    - de contacter les expéditeurs pour les informer sur le fonctionnement du marché des spreads localisés et les encourager à y participer ;
    - de favoriser la résorption des congestions par les mécanismes de marché, en améliorant les conditions de recours aux spreads localisés et leur efficience.


    La présente délibération sera publiée au Journal officiel de la République française et transmise à la ministre de la transition énergétique. Elle sera par ailleurs publiée sur le site internet de la CRE et notifiée à GRTgaz, Teréga, Elengy, Fosmax LNG, Dunkerque LNG, Storengy et Géométhane.


Délibéré à Paris, le 13 décembre 2022.


Pour la Commission de régulation de l'énergie :
La présidente,
E. Wargon

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