(MME ZOHRA M. ET AUTRES)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 22 août 2022 par le Conseil d'Etat (ordonnance n° 466082 du 19 août 2022), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mmes Zohra M. , Rachida M. et Saïda M. par la SCP Melka - Prigent - Drusch, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2022-1022 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du troisième alinéa de l'article L. 1111-11 du code de la santé publique.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de la santé publique ;
- l'ordonnance n° 2020-232 du 11 mars 2020 relative au régime des décisions prises en matière de santé, de prise en charge ou d'accompagnement social ou médico-social à l'égard des personnes majeures faisant l'objet d'une mesure de protection juridique ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations en intervention présentées pour l'association Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et de cérébro-lésés par la SCP Piwnica et Molinié, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le 19 septembre 2022 ;
- les observations présentées pour les requérantes par la SCP Melka - Prigent - Drusch, enregistrées le 20 septembre 2022 ;
- les observations présentées pour le centre hospitalier de Valenciennes, partie au litige à l'occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour l'association intervenante par la SPC Piwnica et Molinié, enregistrées le 30 septembre 2022 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Ludwig Prigent, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour les requérantes, Me Claire Waquet, avocate au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour le centre hospitalier de Valenciennes, Me François Molinié, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour l'association intervenante, et M. Antoine Pavageau, désigné par la Première ministre, à l'audience publique du 25 octobre 2022 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi du troisième alinéa de l'article L. 1111-11 du code de la santé publique dans sa rédaction résultant de l'ordonnance du 11 mars 2020 mentionnée ci-dessus.
2. Le troisième alinéa de l'article L. 1111-11 du code de la santé publique, dans cette rédaction, prévoit :
« Les directives anticipées s'imposent au médecin pour toute décision d'investigation, d'intervention ou de traitement, sauf en cas d'urgence vitale pendant le temps nécessaire à une évaluation complète de la situation et lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale ».
3. Les requérantes, rejointes par l'association intervenante, reprochent à ces dispositions de permettre à un médecin d'écarter les directives anticipées par lesquelles un patient a exprimé sa volonté que soient poursuivis des traitements le maintenant en vie. Elles font valoir que, en permettant au médecin de prendre une telle décision lorsque les directives lui apparaissent « manifestement inappropriées ou non conformes » à la situation médicale du patient, ces dispositions ne seraient pas entourées de garanties suffisantes dès lors que ces termes seraient imprécis et confèreraient au médecin une marge d'appréciation trop importante, alors qu'il prend sa décision seul et sans être soumis à un délai de réflexion préalable. Il en résulterait une méconnaissance du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, dont découlerait le droit au respect de la vie humaine, ainsi que de la liberté personnelle et de la liberté de conscience.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » figurant au troisième alinéa de l'article L. 1111-11 du code de la santé publique.
5. L'association intervenante fait en outre valoir que ces dispositions instaureraient une différence de traitement injustifiée entre les personnes en état d'exprimer leur volonté sur l'arrêt d'un traitement et celles qui n'ont pu l'exprimer que dans des directives anticipées.
6. Le Préambule de la Constitution de 1946 réaffirme que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. La sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d'asservissement et de dégradation est au nombre de ces droits et constitue un principe à valeur constitutionnelle.
7. La liberté personnelle est proclamée par les articles 1er, 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
8. Il appartient, dès lors, au législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, notamment en matière médicale, de déterminer les conditions dans lesquelles la poursuite ou l'arrêt des traitements d'une personne en fin de vie peuvent être décidés, dans le respect de ces exigences constitutionnelles.
9. L'article L. 1111-11 du code de la santé publique prévoit que toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées relatives à sa fin de vie, qui s'imposent en principe au médecin, pour le cas où elle serait un jour hors d'état d'exprimer sa volonté en ce qui concerne les conditions de la poursuite, de la limitation, de l'arrêt ou du refus de traitement ou d'acte médicaux.
10. Les dispositions contestées de cet article permettent au médecin d'écarter ces directives anticipées notamment lorsqu'elles sont manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale du patient.
11. En premier lieu, en permettant au médecin d'écarter des directives anticipées, le législateur a estimé que ces dernières ne pouvaient s'imposer en toutes circonstances, dès lors qu'elles sont rédigées à un moment où la personne ne se trouve pas encore confrontée à la situation particulière de fin de vie dans laquelle elle ne sera plus en mesure d'exprimer sa volonté en raison de la gravité de son état. Ce faisant, il a entendu garantir le droit de toute personne à recevoir les soins les plus appropriés à son état et assurer la sauvegarde de la dignité des personnes en fin de vie.
12. Il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles un médecin peut écarter les directives anticipées d'un patient en fin de vie hors d'état d'exprimer sa volonté dès lors que ces conditions ne sont pas manifestement inappropriées à l'objectif poursuivi.
13. En deuxième lieu, les dispositions contestées ne permettent au médecin d'écarter les directives anticipées que si elles sont « manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » du patient. Ces dispositions ne sont ni imprécises ni ambiguës.
14. En troisième lieu, la décision du médecin ne peut être prise qu'à l'issue d'une procédure collégiale destinée à l'éclairer. Elle est inscrite au dossier médical et portée à la connaissance de la personne de confiance désignée par le patient ou, à défaut, de sa famille ou de ses proches.
15. En dernier lieu, la décision du médecin est soumise, le cas échéant, au contrôle du juge. Dans le cas où est prise une décision de limiter ou d'arrêter un traitement de maintien en vie au titre du refus de l'obstination déraisonnable, cette décision est notifiée dans des conditions permettant à la personne de confiance ou, à défaut, à sa famille ou à ses proches, d'exercer un recours en temps utile. Ce recours est par ailleurs examiné dans les meilleurs délais par la juridiction compétente aux fins d'obtenir la suspension éventuelle de la décision contestée.
16. Il résulte de ce qui précède que le législateur n'a méconnu ni le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine ni la liberté personnelle. Les griefs tirés de leur méconnaissance doivent donc être écartés.
17. Par conséquent, ces dispositions, qui ne méconnaissent pas non plus la liberté de conscience ni le principe d'égalité devant la loi, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel décide :Liens relatifs
Les mots « lorsque les directives anticipées apparaissent manifestement inappropriées ou non conformes à la situation médicale » figurant au troisième alinéa de l'article L. 1111-11 du code de la santé publique, dans sa rédaction résultant de l'ordonnance n° 2020-232 du 11 mars 2020 relative au régime des décisions prises en matière de santé, de prise en charge ou d'accompagnement social ou médico-social à l'égard des personnes majeures faisant l'objet d'une mesure de protection juridique, sont conformes à la Constitution.Liens relatifs
Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 novembre 2022, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT.
Rendu public le 10 novembre 2022.
Décision n° 2022-1022 QPC du 10 novembre 2022