Décision n° 2021-929/941 QPC du 14 septembre 2021

Version initiale


  • (MME MIREILLE F. ET AUTRE)


    Le Conseil constitutionnel a été saisi le 23 juin 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 863 du 8 juin 2021), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Mireille F. par Me Nicolas Domenech, avocat au barreau de Carcassonne. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-929 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du dernier alinéa de l'article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.
    Il a également été saisi le 19 juillet 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 1039 du 15 juillet 2021), dans les conditions prévues par l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Alexandre G. par Mes Thomas Herin-Amabile et Pierre Egea-Ausseil, avocats au barreau de Toulouse. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-941 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans la même rédaction, et du troisième alinéa de l'article 385 du code de procédure pénale.
    Au vu des textes suivants :


    - la Constitution ;
    - l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
    - le code de procédure pénale ;
    - la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ;
    - la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes ;
    - la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice ;
    - le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;


    Au vu des pièces suivantes :


    - les observations présentées pour la société RT France, partie au litige à l'occasion duquel la première question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Piwnica et Molinié, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 6 juillet 2021 ;
    - les observations présentées pour Mme Mireille F. par la SCP Colin - Stoclet, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 7 juillet 2021 ;
    - les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
    - les secondes observations présentées pour la société RT France par la SCP Piwnica et Molinié, enregistrées le 21 juillet 2021 ;
    - les secondes observations présentées pour Mme Mireille F. par la SCP Colin - Stoclet et Me Domenech, enregistrées le 22 juillet 2021 ;
    - les observations présentées pour M. Alexandre G. par Me Egea-Ausseil, enregistrées le 28 juillet 2021 ;
    - les observations présentées pour Mme Véronique G. et M. Boris D., parties au litige à l'occasion duquel la seconde question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par Me Cécile Brandely, avocate au barreau de Toulouse, et Me Michel Gravé, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 30 juillet 2021 ;
    - les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
    - les autres pièces produites et jointes au dossier.


    Après avoir entendu Me Mathieu Stoclet, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour Mme Mireille F., Mes Herin-Amabile et Egea-Ausseil, pour M. Alexandre G., Me Emmanuel Piwnica, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la société RT France, Me Gravé, pour Mme Véronique G. et M. Boris D., et M. Antoine Pavageau, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 7 septembre 2021 ;
    Et après avoir entendu le rapporteur ;
    Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
    1. Il y a lieu de joindre les deux questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.
    2. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi, pour celle des dispositions dont la rédaction n'a pas été précisée, du troisième alinéa de l'article 385 du code de procédure pénale dans sa rédaction résultant de la loi du 15 juin 2000 mentionnée ci-dessus.
    3. L'article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction issue de la loi du 23 mars 2019 mentionnée ci-dessus, prévoit :
    « Par dérogation aux articles 80-1 et 116 du code de procédure pénale, le juge d'instruction qui envisage de mettre en examen une personne pour le délit de diffamation ou d'injure procède conformément aux dispositions du présent article.
    « Il informe la personne de son intention de la mettre en examen par lettre recommandée avec demande d'avis de réception en précisant chacun des faits qui lui sont reprochés ainsi que leur qualification juridique et en l'avisant de son droit de faire connaître des observations écrites dans un délai d'un mois. Sous réserve des dispositions du troisième alinéa, il peut aussi, par le même avis, interroger la personne par écrit afin de solliciter, dans le même délai, sa réponse à différentes questions écrites. En ce cas, la personne est informée qu'elle peut choisir de répondre auxdites questions directement en demandant à être entendue par le juge d'instruction.
    « Le juge d'instruction ne peut instruire sur les preuves éventuelles de la vérité des faits diffamatoires, ni sur celles de la bonne foi en matière de diffamation, ni non plus instruire sur l'éventuelle excuse de provocation en matière d'injure.
    « Lors de l'envoi de l'avis prévu au deuxième alinéa du présent article, la personne est informée de son droit de désigner un avocat. En ce cas, la procédure est mise à la disposition de l'avocat désigné durant les jours ouvrables, sous réserve des exigences du bon fonctionnement du cabinet d'instruction. Les avocats peuvent également se faire délivrer copie de tout ou partie des pièces et actes du dossier dans les conditions mentionnées à l'article 114 du code de procédure pénale.
    « À l'issue d'un délai d'un mois à compter de la réception de l'avis mentionné au deuxième alinéa du présent article, le juge d'instruction peut procéder à la mise en examen en adressant à la personne et à son avocat une lettre recommandée avec demande d'avis de réception selon les modalités prévues aux deuxième et troisième alinéas de l'article 113-8 du code de procédure pénale. Il informe à cette occasion la personne que, si elle demande à être entendue par le juge d'instruction, celui-ci est tenu de procéder à son interrogatoire.
    « Les III à VIII de l'article 175 du même code ne sont pas applicables. S'il n'a pas reçu les réquisitions du procureur de la République dans un délai de deux mois après la communication du dossier prévu au I du même article 175, le juge d'instruction rend l'ordonnance de règlement ».
    4. Le troisième alinéa de l'article 385 du code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 15 juin 2000, prévoit :
    « Lorsque l'ordonnance de renvoi du juge d'instruction a été rendue sans que les conditions prévues par l'article 175 aient été respectées, les parties demeurent recevables, par dérogation aux dispositions du premier alinéa, à soulever devant le tribunal correctionnel les nullités de la procédure ».
    5. Les requérants reprochent à ces dispositions de priver, à compter de l'envoi de l'avis de fin d'information, la personne mise en examen pour un délit d'injure ou de diffamation publiques de la possibilité de présenter une demande d'acte, des observations écrites ou des requêtes en nullité de pièces ou d'actes de la procédure. Ils font valoir que, dans ce dernier cas, du fait de l'application du mécanisme de la purge des nullités, elle ne pourrait pas non plus soulever de telles nullités devant le tribunal correctionnel saisi sur renvoi de la juridiction d'instruction. Il en résulterait une méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif et des droits de la défense. Le second requérant soutient que, pour ces mêmes motifs, ces dispositions méconnaîtraient également le droit à un procès équitable.
    6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le dernier alinéa de l'article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881.


    - Sur le fond :


    7. Selon l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ». Il en résulte qu'il ne doit pas être porté d'atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction.
    8. En application des paragraphes III à VIII de l'article 175 du code de procédure pénale, les parties peuvent, dans un certain délai à compter de l'envoi de l'avis de fin d'information, adresser au juge d'instruction des observations écrites, formuler des demandes d'actes ou présenter des requêtes en nullité. Le juge d'instruction ne peut alors rendre son ordonnance de règlement qu'à l'issue des délais qui leur sont accordés à cette fin.
    9. Les dispositions contestées, telles qu'interprétées par la jurisprudence constante de la Cour de cassation, excluent cette faculté en matière d'injure ou de diffamation publiques.
    10. Or, en cas de renvoi ordonné par le juge d'instruction ou la chambre de l'instruction, si les parties peuvent toujours formuler des observations ou solliciter un supplément d'information devant le tribunal correctionnel, il résulte de l'article 385 du code de procédure pénale qu'elles ne sont plus recevables, en principe, à soulever les nullités de la procédure antérieure.
    11. Dès lors, en matière d'injure ou diffamation publiques, les parties sont privées, dès l'envoi de l'avis de fin d'information, de la possibilité d'obtenir l'annulation d'un acte ou d'une pièce de la procédure qui serait entaché d'une irrégularité affectant leurs droits.
    12. Par conséquent, les dispositions contestées méconnaissent le droit à un recours juridictionnel effectif. Sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres griefs, elles doivent donc être déclarées contraires à la Constitution.


    - Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :


    13. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.
    14. En l'espèce, aucun motif ne justifie de reporter la prise d'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité. Celle-ci intervient donc à compter de la date de publication de la présente décision. Cette déclaration d'inconstitutionnalité peut être invoquée dans toutes les affaires non jugées définitivement à cette date.
    Le Conseil constitutionnel décide :


  • Le dernier alinéa de l'article 51-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans sa rédaction issue de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, est contraire à la Constitution.


  • La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet dans les conditions fixées au paragraphe 14 de cette décision.


  • Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.


  • Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 14 septembre 2021, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
    Rendu public le 14 septembre 2021.

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