(M. MOHAMED H.)
Le Conseil constitutionnel a été saisi le 15 janvier 2021 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 186 du 13 janvier 2021), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Mohamed H. par la SCP Thouin-Palat et Boucard, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2021-894 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article 12 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante ;
- la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par la SCP Thouin-Palat et Boucard, enregistrées le 8 février 2021 ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Françoise Thouin-Palat, avocate au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, pour le requérant, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 25 mars 2021 ;
Au vu de la note en délibéré présentée par le Premier ministre, enregistrée le 1er avril 2021 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
Le Conseil constitutionnel s'est fondé sur ce qui suit :
1. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article 12 de l'ordonnance du 2 février 1945 mentionnée ci-dessus dans sa rédaction résultant de la loi du 18 novembre 2016 mentionnée ci-dessus.
2. L'article 12 de l'ordonnance du 2 février 1945, dans cette rédaction, prévoit :
« Le service de la protection judiciaire de la jeunesse compétent établit, à la demande du procureur de la République, du juge des enfants ou de la juridiction d'instruction, un rapport écrit contenant tous renseignements utiles sur la situation du mineur ainsi qu'une proposition éducative.
« Lorsqu'il est fait application de l'article 5, ce service est obligatoirement consulté avant toute réquisition ou décision de placement en détention provisoire du mineur ou de prolongation de la détention provisoire.
« Ce service doit également être consulté avant toute décision du juge des enfants au titre de l'article 8-1 ou du tribunal pour enfants au titre de l'article 8-3 et toute réquisition ou proposition du procureur de la République au titre des articles 7-2, 8-2 et 14-2 ainsi qu'avant toute décision du juge d'instruction, du juge des libertés et de la détention ou du juge des enfants et toute réquisition du procureur de la République au titre de l'article 142-5 du code de procédure pénale.
« Le rapport prévu au premier alinéa est joint à la procédure ».
3. Le requérant soutient que ces dispositions méconnaîtraient le principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de justice des mineurs ainsi que les droits de la défense, dans la mesure où elles ne prévoient pas qu'un mineur soit informé de son droit à l'assistance d'un avocat et de son droit de se taire lorsqu'il est entendu par le service de la protection judiciaire de la jeunesse dans le cadre d'un recueil de renseignements socio-éducatifs. Or, selon lui, la notification de ces droits s'imposerait dès lors que le mineur peut être entendu sur les faits qui lui sont reprochés et que ses déclarations peuvent être consignées dans le rapport établi par la protection judiciaire de la jeunesse.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l'article 12 de l'ordonnance du 2 février 1945.
- Sur le fond :
5. Selon l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, dont découle le droit de se taire.
6. En application de l'article 12 de l'ordonnance du 2 février 1945, le service de la protection judiciaire de la jeunesse établit, à la demande du procureur de la République, du juge des enfants ou de la juridiction d'instruction, un rapport contenant tous renseignements utiles sur la situation du mineur ainsi qu'une proposition éducative. Ce service est notamment consulté avant toute réquisition ou décision de placement en détention provisoire ou de prolongation de la détention provisoire du mineur ainsi qu'avant toute décision du juge des enfants ou du tribunal pour enfants dans certains cas où ils sont saisis aux fins de jugement.
7. L'agent compétent du service de la protection judiciaire de la jeunesse chargé de la réalisation de ce rapport a la faculté d'interroger le mineur sur les faits qui lui sont reprochés. Ce dernier peut ainsi être amené à reconnaître sa culpabilité dans le cadre du recueil de renseignements socio-éducatifs. Or, si le rapport établi à la suite de cet entretien a pour finalité principale d'éclairer le magistrat ou la juridiction compétent sur l'opportunité d'une réponse éducative, les déclarations du mineur recueillies dans ce cadre sont susceptibles d'être portées à la connaissance de la juridiction de jugement lorsqu'elles sont consignées dans le rapport joint à la procédure.
8. Dès lors, en ne prévoyant pas que le mineur entendu par le service de la protection judiciaire de la jeunesse doit être informé de son droit de se taire, les dispositions contestées portent atteinte à ce droit. Par conséquent, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité :
9. Selon le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». En principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'Etat du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières.
10. En l'espèce, d'une part, l'abrogation immédiate des dispositions contestées aurait pour effet de supprimer la possibilité pour l'autorité judiciaire de faire procéder à un recueil de renseignements socio-éducatifs. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 30 septembre 2021 la date de l'abrogation des dispositions contestées.
11. D'autre part, la remise en cause des mesures ayant été prises sur le fondement des dispositions déclarées contraires à la Constitution méconnaîtrait les objectifs de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions ainsi que le principe fondamental reconnu par les lois de la République en matière de justice des mineurs. Elle aurait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, les mesures prises avant la publication de la présente décision ne peuvent être contestées sur le fondement de cette inconstitutionnalité.
12. En revanche, afin de faire cesser l'inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu'à la date de l'abrogation des dispositions contestées, le service de la protection judiciaire de la jeunesse doit informer le mineur avec lequel il s'entretient en application de l'article 12 de l'ordonnance du 2 février 1945 de son droit de se taire.
Le Conseil constitutionnel décide :Liens relatifs
Le premier alinéa de l'article 12 de l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle, est contraire à la Constitution.Liens relatifs
La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 10 à 12 de cette décision.
Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 8 avril 2021, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
Rendu public le 9 avril 2021.
Décision n° 2021-894 QPC du 9 avril 2021