(LOI DE FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE POUR 2018)
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
Nous avons l'honneur de vous déférer, en application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, l'ensemble du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2018, dans sa version définitive votée par l'Assemblée nationale le 4 décembre 2017.
Nous estimons que le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 déféré contrevient à plusieurs principes constitutionnels, en particulier :
I. - Il est contraire aux articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. à l'exigence constitutionnelle de clarté de la loi et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibitité des lois, par son article 8.
II. - Il méconnaît le principe d'égalité par son article 70.
III. - Il méconnaît les " exigences constitutionnelles " et les " obligations positives " qui découlent nécessairement du droit à la santé prévu par l'alinéa 11 du Préambule de 1946, en particulier par son article 63 qui supprime l'objectif de généralisation du tiers payant.
Nous demandons, par voie de conséquence, à titre principal, au Conseil constitutionnel de déclarer inconstitutionnelle l'intégralité du présent projet de loi, et à titre subsidiaire, de déclarer inconstitutionnels ses articles et dispositions qui ont méconnu la Constitution.
I. - Sur l'article 8 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2018.
L'article 8 du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 apparaît manifestement contraire aux articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ainsi qu'à l'exigence constitutionnelle de clarté de la loi et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité des lois.
A. - Sur l'atteinte au principe d'égalité.
Le dispositif est explicitement présenté comme une mesure de " pouvoir d'achat ". Aux fins d'augmenter le pouvoir d'achat des " actifs " (salariés, indépendants et agriculteurs), le Gouvernement a mis en place un dispositif d'allégement des prélèvements sur les revenus d'activité en supprimant ou en réduisant certaines cotisations sociales dues par les actifs. Mais afin d'assurer le financement de ces régimes d'assurance, a été décidée une augmentation générale de la CSG de 1,7 %. Cette dernière étant due y compris par des personnes qui ne profiteront pas de la baisse de cotisations sociales. Par ce jeu de suppression/baisse des cotisations salariales en contrepartie d'une hausse de la CSG pour tous (à l'exception des personnes déjà exonérées de CSG ou bénéficiant d'un taux réduit) de 1,7 %, l'ensemble du dispositif aboutit à faire payer les gains des uns par les autres parfois avec compensation (fonctionnaires) parfois sans compensation (retraités et pensionnés d'invalidité qui sont soumis au taux plein de CSG).
Le gain en pouvoir d'achat pour les actifs est donc compensé par l'augmentation de la CSG qui sera affectée principalement au financement de l'assurance chômage dont le coût pèsera tout particulièrement sur les retraités et les pensionnés d'invalidité soumis au taux plein alors que ces derniers ne bénéficient pas des allocations chômage. C'est donc la CSG de tout le monde qui paiera les charges sociales des actifs.
Ce dispositif, au regard de son économie générale et de ses effets concrets, est manifestement contraire au principe d'égalité devant les charges publiques qui découle de l'article 13 de la DDHC en vertu duquel la contribution fiscale " doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ".
En effet, au-delà de la description abstraite de cette disposition, ce sont ses effets concrets qui méritent d'être présentés ; si le bénéfice en termes de " pouvoir d'achat " est bien réel pour les actifs et singulièrement pour les salariés qui ont les plus hauts revenus (par exemple 913 euros de gain annuel net pour un salaire net de 4 000 euros par mois et 1 598 euros de gain annuel net pour un salaire de 7 000 euros nets par mois, selon l'avis n° 313 présenté par Eric Alauzet au nom de la commission des finances), force est de constater que le dispositif de l'article 8 fait peser, tout particulièrement sur les retraités, une charge excessive au regard de leurs facultés contributives. Ainsi selon l'étude d'impact, pour une personne âgée de plus de 65 ans, retraitée du secteur privé dont le montant du revenu fiscal de référence de 2016 s'établit à 15 000 euros (soit environ 1 445 euros de pension nette en 2017), la hausse de 1,7 point de CSG conduira à une baisse de la pension mensuelle nette de l'ordre de 27 euros par mois, soit 324 euros par an. Pour les retraités de moins de 65 ans, cette baisse de pouvoir d'achat sera d'autant plus difficile à supporter qu'ils se verront appliquer la hausse de la CSG à partir de 1 289 euros/mois.
On ne peut certes pas faire grief au législateur de ne pas avoir fondé la différence de traitement sur des critères objectifs et rationnels, puisque semble être pleinement assumée la volonté de privilégier les actifs qui en profiteront d'autant plus que leurs revenus seront importants. A l'inverse, il apparaît manifestement contraire aux principes constitutionnels que ces gains pour ces actifs privilégiés soient payés par les retraités et les pensionnés d'invalidité dont les revenus sont loin d'en faire des privilégiés d'une manière générale. Cette contrariété relève à cet égard d'une erreur manifeste d'appréciation du législateur (a contrario votre décision 28 juill. 2011, n° 2011-638 DC).
Ce dispositif de l'article 8 est en outre manifestement contraire au principe d'égalité devant la loi tel qu'interprété par le Conseil constitutionnel. Vous considérez de manière constante que ce principe " ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit) " (Décision n° 96-375 DC, Rec., p. 60).
En l'espèce, la différence de traitement tient au fait que les actifs bénéficieront d'une suppression ou d'une baisse de leurs cotisations sociales tout en continuant à bénéficier des régimes d'assurance sociale, le tout financé par une hausse de la CSG qui sera payée par tous et donc également par les retraités et pensionnés d'invalidité. C'est ainsi vis-à-vis de ces derniers que la rupture d'égalité est consommée. Or, d'une part, cette différence de traitement n'est en rien justifiée par un objectif d'intérêt général puisque la mesure vise explicitement à augmenter le pouvoir d'achat d'une partie de la population, d'autre part, cette différence de traitement (par rapport au financement du régime d'assurance chômage) n'a pas de rapport direct avec l'objet de la loi.
B. - Sur l'atteinte au principe de clarté de la loi et l'objectif à valeur constitutionnelle d'intelligibilité des lois.
Enfin, cet article 8 est entaché d'une atteinte manifeste au principe de clarté de la loi et à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité. Sa complexité est telle que seuls des spécialistes de finances sociales sont en mesure d'en décrypter le sens. Non seulement cette disposition est hermétique à la compréhension de ceux auxquels elle pourrait s'appliquer, mais elle est inaccessible d'une manière générale aux citoyens qui - en vertu du principe même de la démocratie - doivent être en mesure de comprendre les grands choix budgétaires réalisés en leur nom par leurs représentant·e·s au Parlement.
Vous avez notamment considéré que " l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration de 1789 et “la garantie des droits” requise par son article 16 ne seraient pas effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des règles qui leur sont applicables et si ces règles présentaient une complexité excessive au regard de l'aptitude de leurs destinataires à en mesurer utilement la portée ; qu'en particulier, le droit au recours pourrait en être affecté ; que cette complexité restreindrait l'exercice des droits et libertés garantis tant par l'article 4 de la Déclaration, en vertu duquel cet exercice n'a de bornes que celles qui sont déterminées par la loi, que par son article 5, aux termes duquel “tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas” ;
[…] qu'en matière fiscale, la loi, lorsqu'elle atteint un niveau de complexité tel qu'elle devient inintelligible pour le citoyen, méconnaît en outre l'article 14 de la Déclaration de 1789, aux termes duquel : “Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement de la durée” ; (Votre décision 2005-530 DC).
Or, ici encore, la complexité de cet article 8 " ne trouve sa contrepartie dans aucun motif d'intérêt général véritable " (Décision n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005. Loi de finances pour 2006. Recueil, p. 168. (Cons. 68 à 89).
Au surplus, il apparaît que cette disposition n'a pas sa place dans le cadre d'une loi de financement de la sécurité sociale. En effet, en vertu de l'article 1er de la loi organique n° 2005-881 du 2 août 2005 relative aux lois de financement de la sécurité sociale, seuls les régimes obligatoires de base de sécurité sociale, le régime général et les organismes concourant au financement des régimes de sécurité sociale relèvent du champ des lois de financement de la sécurité sociale. A contrario, le régime de l'assurance chômage ne relève pas du champ des lois de financement de la sécurité sociale.
Pour l'ensemble de ces raisons, les auteurs de la présente saisine vous invitent à censurer cet article.
II. - L'article 70 du PLFSS méconnaît le principe d'égalité.
L'article 70 du projet de loi de financement de la sécurité sociale méconnaît de manière manifeste le principe d'égalité tel qu'interprété de manière constante par votre juridiction : " le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit " (Décision n° 96-375 DC, Rec., p. 60).
Cet article prévoit en effet de supprimer l'opposabilité des conventions collectives pour les établissements sociaux et médico-sociaux (ESSMS) signataires d'un contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (CPOM). Ce faisant, les établissements signataires d'un CPOM pourront écarter les dispositions de la convention collective de leur secteur d'activité dans l'application des normes applicables en matière de droit du travail.
Une telle mesure instaure ainsi une rupture d'égalité entre les établissements signataires d'un CPOM et les établissements non signataires, certains pouvant déroger aux normes conventionnelles applicables. Elle rend la négociation collective de branche accessoire puisque les accords du secteur médico-social ne seraient plus opposables aux financeurs. Ce faisant, elle renforce la concurrence entre les associations du secteur, tout en les enfermant dans un cadre budgétaire contraint.
Or, la différence de traitement ainsi instauré n'apparaît justifiée par aucun principe d'intérêt général suffisant. En effet, l'étude d'impact du projet de loi n'évoque qu'une justification de cette mesure en indiquant que " 1'extension de la disposition de non-opposabilité des conventions et accords locaux aux SSIAD, aux SPASAD et aux ESMS pour personnes handicapées financés par l'assurance maladie est de nature à limiter l'impact de ces accords sur le budget des établissements (et donc indirectement sur les dotations accordées par les financeurs publics). "
Cette justification apparaît d'autant moins suffisante que la différence de traitement mise en place aura des effets importants eu égard à la garantie des droits des personnels de ces établissements. Elle aura des conséquences concrètes sur leurs conditions de travail. L'application de la non-opposabilité des conventions collectives entraînera la possibilité de déroger aux salaires minima garantis par la branche, ou aux mesures relatives au temps de travail, à la pénibilité ou à la santé au travail. L'application de la présente mesure apparaît en contradiction avec l'exigence de professionnalisation et de qualité du secteur médico-social, dont la négociation collective de branche peut être un vecteur important.
Pour ces motifs, les auteurs de la saisine vous invitent à censurer cette disposition.
III. - Eu égard à la dégradation de l'accès aux soins et à l'aggravation des inégalités entre territoires (déserts médicaux), le projet de loi méconnaît les " exigences constitutionnelles " et les " obligations positives " qui découlent nécessairement du droit à la santé prévu par l'alinéa 11 du Préambule de 1946.
A. - Le droit à la santé, principe à valeur constutitutionnelle.
Le " droit à la santé " ou " droit à la protection de la santé ", est consacré par la Constitution (1). Tel que formulé, (" [la Nation] garantit à tous (…) la protection de la santé (…) ") le peuple Constituant a voulu non seulement garantir la protection de la santé de chacun pris individuellement, mais également la protection de la santé de tous, collectivement.
Malgré la lettre précise avec laquelle ce principe est consacré dans le texte constitutionnel, la force juridique de ce droit à la santé n'a pas encore été clairement précisée par le Conseil constitutionnel. En effet, celui-ci a alternativement évoqué une " exigence " (2) ou un " principe de valeur constitutionnelle " (3).
Or un tel droit peut ne pas avoir de traduction concrète, rester littéralement lettre morte, parce qu'il n'y a pas de moyens juridiques financiers et humains pour le mettre en œuvre. Il reste un droit sans aucune force, sans aucune effectivité.
B. - Le droit à la santé implique des " obligations positives " du législateur auxquelles doit veiller le Conseil constitutionnel.
Pour que les droits les plus fondamentaux ne restent pas inappliqués, les juges de la Cour européenne des droits de l'homme ont ainsi progressivement créé une théorie dite des " obligations positives ", dont nous proposons ici au Conseil constitutionnel de s'inspirer pour faire vivre des dispositions - pour 1'instant - quasi-neutres juridiquement de notre Constitution.
On considère ainsi d'une manière générale que l'ensemble des droits et libertés, en particulier les droits dits de " seconde génération " ou droits-créance, du Préambule de 1946 impliquent toujours une action positive pour assurer leur respect. Ainsi, pour David Capitant, le législateur se voit imposer l'obligation d'adopter des " mesures positives visant à promouvoir l'exercice des droits fondamentaux " (4).
Tout d'abord, pour éviter l'existence de droits fondamentaux de papier glacé, ces magistrats avaient tout d'abord estimé que certains droits impliquaient " par [leur] nature même, une réglementation de l'Etat " (5). La Cour européenne des droits de 1'homme a défini précisément les obligations positives comme l'obligation pour l'Etat d'" adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits de l'individu " (6) ou de s'assurer que " toutes les mesures nécessaires que l'on pouvait raisonnablement exiger [des autorités] (...) " ont été prises (7). Une intervention normative est donc nécessaire.
D'autres cours constitutionnelles européennes ont suivi cette même tendance, pour donner un effet concret aux dispositions de leurs constitutions respectives. Le droit constitutionnel contemporain est largement marqué par cette évolution (8). Ainsi, de nombreuses Constitutions étrangères consacrent des droits impliquant une intervention législative (9).
En Allemagne, notamment, la Constitution assigne à l'Etat des objectifs ou finalités à son action normative (Staatszielbestimmungen). Ces objectifs ou finalités devront se traduire positivement dans la législation (10). La Cour constitutionnelle allemande en déduira ainsi du principe de 1'Etat social " 1'obligation de 1'Etat de pourvoir à un ordre social juste " (11). La même Cour constitutionnelle va consacrer la notion de " garanties objectives des droits fondamentaux ". La théorie des droits fondamentaux en Allemagne est largement fondée sur l'idée que ceux-là induisent l'obligation d'intervention de l'Etat afin de les concrétiser (12).
On peut dans le même sens évoquer le cas de la Suisse dont la Constitution dispose à son article 35 : " les droits fondamentaux doivent être réalisés dans l'ensemble de l'ordre juridique. Quiconque assume une tâche de l'Etat est tenu de respecter les droits fondamentaux et de contribuer à leur réalisation. ".
On peut également évoquer le cas de l'Espagne dont la Constitution fixe des " principes directeurs de la politique sociale et économique " qui constituent aux yeux de la doctrine " une sorte de mandat adressé au législateur, qui se doit d'orienter la fonction législative dans le sens indiqué par ces principes " (13). Cette conception des droits fondamentaux semble relever de ce que certains auteurs ont qualifié de droit commun européen (14).
En effet, outre les nombreuses Constitutions étrangères qui consacrent cette conception de la relation entre normes suprêmes et loi, le droit européen et communautaire traduisent également cette évolution.
En droit communautaire, les traités ont la particularité de fixer des objectifs dans le cadre des politiques communautaires. Un des principes adoptés, en vue de leur réalisation est d'imposer des obligations positives aux Etats membres (15). Il convient de relever également l'existence en droit de l'Union européenne d'un recours en carence (16) qui a précisément vocation à sanctionner les manquements des institutions communautaires dans la mise en œuvre des politiques communes.
C. - Aligner l'interprétation du droit constitutionnel sur les standards européens.
Toutefois, pour sa part, le Conseil constitutionnel n'a que, jusqu'à présent, seulement consacré implicitement l'existence de ces " obligations positives " qui découlent de la norme suprême. En effet, celui-ci en est resté, pour l'instant, limité à une obligation négative du législateur de ne pas priver certains droits et principes constitutionnels de " garantie légales des exigences constitutionnelles " (17) (18).
Or, par la technique des " obligations positives ", les magistrats constitutionnels peuvent donc permettre de dégager une obligation d'action pour le législateur, pour l'Etat et pour les autorités publiques, mais aussi reconnaître sa compétence pour contrôler l'exécution de ses propres décisions/jugements.
Cette avancée nous apparaît d'autant poussée par les exigences de notre temps que la Constitution a par ailleurs été spécifiquement révisée en août 2008 pour donner explicitement au Conseil constitutionnel la possibilité de " déterminer les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition [que le Conseil constitutionnel a annulée] a produits sont susceptibles d'être remis en cause. " (19).
Par là même, le Conseil constitutionnel possède donc explicitement une nouvelle faculté, celle de pouvoir déterminer les effets attendus en termes de droit positif afin de pallier une méconnaissance de la Constitution par la disposition en cause/annulée.
En outre, cette consécration des obligations positives nous paraît d'autant plus évidente pour le droit à la santé, étant donné que dans plusieurs décisions, le Conseil constitutionnel a rappelé que ce droit prévu par l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946 impliquait une action positive du législateur/des autorités publiques, notamment pour l'accès aux soins des personnes les plus défavorisées (20). Il a donc par là même souhaité implicitement reconnaître l'existence d'obligations positives pour le législateur en matière de droit à la santé.
Une intervention normative, " obligation positive ", est donc nécessaire, sauf à laisser le droit à la santé prévu par la Constitution lettre morte, ce qui serait manifestement contraire à la volonté du peuple Constituant.
D. - Le droit à la santé est substantiellement méconnu et diminué par ce projet de loi, eu égard à la dégradation de l'accès aux soins et à l'aggravation des inégalités entre territoires (déserts médicaux).
a) La situation médicale actuelle (accès aux droits et illégalités territoriales) méconnaît le droit à la santé.
1) Le droit à la protection de la santé est mis en péril pour des indicateurs de santé publique médiocres et des inégalités territoriales en hausse :
Tout d'abord, la France ne se situe qu'au 24e rang des 32 pays de l'OCDE (21) en termes de mortalité précoce évitable. Le maintien d'un tabagisme important, d'une consommation d'alcool élevée et la hausse rapide de l'obésité et du surpoids sont des facteurs essentiels de la médiocrité de cet indicateur.
Les inégalités d'accès à la santé sont en hausse, et menacent le droit à la santé, qui n'est plus garanti pour tout le monde : selon le ministère de la santé, les 10 % les mieux desservis ont des possibilités d'accès aux médecins généralistes trois fois supérieures aux 10 % les moins avantagés (22). La situation est encore plus inégale dans l'accès aux spécialistes : le rapport entre les deux déciles est de un à huit pour les chirurgiens-dentistes, les gynécologues ou les ophtalmologistes.
Les communes rurales sont les plus touchées, mais aussi les périphéries des grandes villes : selon les données de 1'Observatoire national de la politique de la ville, les quartiers relevant de la politique de la ville ont une densité de professionnels de santé de proximité 1,8 inférieure à celle des villes auxquelles ils appartiennent.
L'indicateur d'accessibilité potentielle localisée, développé par le ministère de la santé et l'Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IDRIS), s'est dégradé partout entre 2012 et 2015.
2) Le droit à la protection de la santé est également menacé par des inégalités d'accès d'origine tarifaire :
Si les médecins généralistes sont moins nombreux que par le passé à pratiquer le dépassement d'honoraires (8,7 % en 2015 contre 16 % en 1985) ce n'est pas le cas des spécialistes : ils sont désormais 45 %, contre 30 % en 1985. Le taux moyen du dépassement pratiqué est de 56 % (23).
Le cas des chirurgiens-dentistes est un des plus préoccupants : en 2016, la Cour des comptes déplorait l'augmentation continue du reste à charge des Français sur leur santé bucco-dentaire, tout en soulignant la passivité du législateur : " La Cour a constaté un attentisme des pouvoirs publics face aux conséquences de ce désengagement qui s'aggravent pour les assurés sociaux. En particulier, le renoncement aux soins pour raisons financières touche près d'un patient sur cinq. " (24).
Ce renoncement aux soins tient beaucoup au fait que la part du remboursement par l'assurance maladie est devenue minoritaire : en 2014, elle ne prenait plus en charge que 33 % des dépenses dentaires (3,5 milliards d'euros environ), contre 39 % pour les assurances complémentaires (4,1 milliards d'euros) et 25 % pour les ménages (2,7 milliards d'euros). Les 3 % restants (0,3 milliard d'euros) relevaient de financements publics (CMU-C et Aide médicale d'Etat). Les dépassements d'honoraires sont responsables pour moitié de la dépense bucco-dentaire. Ce phénomène est donc fortement nuisible à un accès aux soins.
Or, la santé bucco-dentaire n'a rien de cosmétique. Elle prévient d'autres risques sanitaires, et 1'impossibilité pour de nombreux citoyens de se soigner a des conséquences dramatiques sur leur santé. En matière de santé bucco-dentaire, l'obstacle financier joue pleinement en faveur d'une égalité sociale inégalée, et ce, dès le plus jeune âge : en CM2, 40 % des enfants d'ouvriers ont au moins une dent cariée, 1,5 fois plus que ceux de cadres (25). L'inégalité est cumulative, car si la consultation pour des soins de caries étant moins fréquente pour des raisons financières, chez les citoyens aux revenus moyens et modestes, l'accès à des prothèses dentaires est quasi impossible. Les actes prothétiques, beaucoup plus rémunérateurs en raison des dépassements d'honoraires pouvant être pratiqués, représentent 62 % des honoraires des omnipraticiens, mais 12 % seulement de leurs actes (26). Ces actes échappent donc en grande partie à un encadrement tarifaire. Les conséquences sont fort bien énoncées par le rapport de la Cour des comptes de 2016 : " C'est aux implants et prothèses, c'est-à-dire aux soins les plus coûteux, que les Français renoncent le plus : sur 1'ensemble des personnes ayant déclaré avoir renoncé à au moins un soin dentaire en 2012, 68 % avaient renoncé à la pose d'une couronne, d'un bridge ou d'un implant dentaire et 18 % à des soins conservateurs. Rapporté à la population globale, ce sont près de 4,7 millions de personnes qui auraient renoncé à des soins prothétiques en 2012. " (27).
Les autres spécialistes présentent le même visage que celui des chirurgiens-dentistes : celui d'une santé à deux vitesses, dont ne peuvent profiter que les citoyens à l'aise sur le plan fmancier, et où l'assurance maladie n'intervient que marginalement.
b) Le projet de loi actuel ne fait qu'aggraver cette situation et méconnaît ainsi encore plus le droit à la santé.
1. La suppression du tiers payant généralisé de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 constitue un renoncement à lutter contre les inégalités sociales :
Par une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel rappelle que s'il est loisible au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l'article 34 de la Constitution, de modifier les textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions, il ne peut procéder à une telle abrogation si celle-ci a pour effet " de priver de garanties légales une exigence de caractère constitutionnel " (voir notamment vos décisions 86-217 DC, 98-259 DC, 98-404 DC). Or, en procédant à la suppression du tiers payant sans instituer un dispositif équivalent le législateur est revenu sur une des conditions essentielles de l'effectivité du droit à la protection de la santé, qui constitue une exigence de caractère constitutionnel, consacrée par l'alinéa 11 du Préambule de 1946.
Dans l'étude d'impact de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016, le lien entre généralisation du tiers payant et accès aux soins des citoyens les plus fragiles est démontré : " La seule étude économétrique menée en France sur le tiers payant semble attester d'une limitation de la hausse des dépenses aux seules personnes exclues de l'accès aux soins jusqu'à la levée de l'obstacle identifié. Elaborée en 2000 dans le cadre du Centre de recherche, d'études et de documentation en économie de la santé (CREDES, devenu IRDES) sur la base des données de 1995 et concernant essentiellement le tiers payant pharmaceutique, elle conclut que " le tiers payant agit chez les pauvres mais on ne peut donc parler d'un effet inflationniste (qui augmenterait tous les coûts de soins chez tous les assurés) mais plutôt d'un rattrapage par les pauvres du volume de soins que consommaient les ménages non concernés par la contrainte de liquidité (…) en facilitant l'accès aux soins ambulatoires à court terme, il évite des complications et des recours aux soins hospitaliers à plus long terme " (28).
Cette étude montre en outre que les effets positifs sur la santé ne se limitent pas aux plus pauvres : " La mesure de généralisation du tiers payant aura pour effet certain de limiter le renoncement aux soins pour raisons financières. Ce phénomène, loin de se limiter aux personnes dont les revenus sont les plus modestes et qui, à ce titre sont éligibles aux dispositifs d'aide à l'accès aux soins, touche plus largement l'ensemble des personnes en situation de vulnérabilité, que leurs revenus se situent au-dessus des seuils d'éligibilité à ces aides ou qu'elles soient fragilisées par des situations de rupture " (29).
Dès lors que le dispositif voté dans le cadre de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 constituait un progrès en termes d'exercice d'un droit fondamental, le législateur n'est plus en mesure de le supprimer sans lui substituer une mesure d'effet équivalent eu égard à l'accès aux soins médicaux de l'ensemble de la population. Suivant votre jurisprudence constante, vous censurerez l'article 63 en tant qu'il " prive de garanties légales une exigence de caractère constitutionnel ".
2. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 ne lutte pas efficacement contre les inégalités territoriales :
Dans son rapport sur l'avenir de l'assurance maladie, publié le 29 novembre dernier, la Cour des comptes pointe le manque de volonté politique dans la lutte contre les déserts médicaux et les disparités géographiques. Elle pointe en particulier la non-remise en cause de la liberté d'installation des professionnels libéraux. Le PLFSS pour 2018 n'a pas franchi le moindre cap en la matière, et la seule mesure prise pour réduire les inégalités territoriales est l'encouragement de la télémédecine.
C'est une mesure insuffisante, surtout dans la mesure où le virage vers l'ambulatoire a pour conséquence d'amplifier le poids des soins de ville dans l'assurance maladie (article 75). Or, ce sont les soins de ville qui sont le plus inégalement répartis sur le territoire, alors que l'hospitalier a le mérite de la continuité territoriale, bien que cette homogénéité soit menacée par de multiples fermetures de services, en particulier dans les petites villes.
En redirigeant 1'assurance maladie vers la médecine libérale, en incitant les patients à se tourner vers les soins de ville, ce PLFSS renforce l'inégalité territoriale puisqu'il oriente les Français vers un mode de soin qui méconnaît le principe d'égalité d'accès au droit sur le plan territorial, ainsi que l'égalité sociale face à la santé.
3. Le projet de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2018 renonce à lutter contre les inégalités sociales :
Sur le plan des inégalités sociales, le projet de loi de financement de la sécurité sociale ne se contente pas d'être attentiste. Plusieurs de ces dispositions ont pour conséquence de renforcer 1'inégal accès au droit à la santé :
Tout d'abord, ce projet de loi contient une cure d'austérité qui va toucher le secteur hospitalier, pourtant sévèrement fragilisé par les précédents PLFSS. Il poursuit le mouvement de rigueur budgétaire qui favorise le sous-effectif, dégrade la qualité des soins et aboutit à la fermeture de structures de soins. Face à cet état de fait, le Gouvernement accompagne, de façon réglementaire, le PLFSS d'une augmentation du forfait hospitalier de 18 à 20 €, c'est-à-dire à une augmentation du reste à charge pour les patients.
Ensuite, ce projet de loi ne prend pas à bras-le-corps la question de l'inégalité d'accès aux spécialistes, en particulier les chirurgiens-dentistes. L'article 44 du projet de loi prend acte de l'échec des négociations entre l'Union nationale des caisses d'assurance maladie et les représentants de la profession. Il reporte donc l'application du plafonnement des dépassements sur les soins prothétiques et de la revalorisation des soins conservateurs, mettant pour un an encore les Français modestes dans l'impossibilité de se soigner. En outre, aucune mesure de ce projet de loi ne lutte contre le dépassement d'honoraires.
Ainsi, eu égard non seulement à la situation actuelle de faible accès aux soins et des inégalités territoriales de santé, mais à leur dégradation nécessairement induite par ce projet de loi, ce dernier est inconstitutionnel en ce qu'il méconnaît le droit à la santé consacré par l'alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946, et les obligations positives de légiférer en ce domaine qui incombent au législateur.CONCLUSIONS
En définitive, les députés signataires demandent au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et :
- à titre principal, de déclarer inconstitutionnel ce projet de loi de financement de la sécurité sociale pour l'année 2018 ;
- à titre subsidiaire, de déclarer inconstitutionnels les articles qui ont méconnu spécifiquement les dispositions visées.(1) " [la Nation] garantit à tous (…) la protection de la santé (…) ". Alinéa 11 du Préambule de 1946.
(2) DC 2004-504, Considérant 5.
(3) DC 2012-248 QPC, Considérant 14.
(4) D. CAPITANT, Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, Paris, LGDJ, Coll. " Bibliothèque constitutionnelle et de science politique ", t.87, 2001, p. 207.
(5) Affaires relatives à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique c/ Belgique / https://hudoc.echr.coe.int/eng#{"fulltext":["1474/62"],"documentcollectionid2":["GRANDCHAMBER","CHAMBER"],"itemid":["001-62082"]}.
https://hudoc.echr.coe.int/eng#{"fulltext":["1474/62"],"documentcolle&5ctionid2":["GRANDCHAMBER","CHAMBER"],"itemid":["001-62082"]}.
(6) Affaire Ostra c/ Espagne en 1994 (https://hudoc.echr.coe.int/eng#{"tabview":["document"],"itemid":["001-62468"]}).
(7) Affaire Hokkannen c/Finlande, 1994 https://hudoc.echr.coe.int/eng#{"fulltext":["Hokkanenc.Finlande"],"documentcollectionid2": ["GRANDCHAMBER","CHAMBER"],"itemid":["001-62459"]}.
(8) D. Ribes constate à cet égard que " les Constitutions contemporaines ne se limitent plus à définir un cadre constitutionnel à l'intérieur duquel le législateur peut librement développer son action. Elles contiennent ainsi des normes positives qui ordonnent au Parlement de réaliser des missions précises ou de poursuivre des fins déterminées ". D. RIBES, " Le juge constitutionnel peut-il se faire législateur ? ", CCC, n° 9, p.1. L'auteur remarque que " ces normes impératives sont particulièrement importantes dans la Constitution sud-africaine de 1996, laquelle repose sur l'engagement de l'Etat à “respecter, protéger, promouvoir et développer” les droits fondamentaux ", ibid.
(9) Pour une analyse comparative, on se reportera à C. GREWE et H. RUIZ FABRI, Droits constitutionnels européens, Paris, PUF, Coll. Droit fondamental, 1995, p. 43 et s.
(10) Voir à cet égard, C. AUTEXIER, Introduction au droit public allemand, Paris, PUF, Coll. " Droit fondamental, 1997, p. 109.
(11) C. AUTEXIER, Introduction au droit public allemand, op. cit., p. 108. L'auteur cite l'arrêt BverfGE 59, 231(263) 1.
(12) Voir à cet égard, Luc SASSO, Les obligations positives en matière de droits fondamentaux. Etude comparée de droit allemand, européen et français, Thèse Caen, 1999.
(13) 456 J. TREMEAU, in L. FAVOREU et alii, Droit des libertés fondamentales, p. 125. 457 Voir A.J. ARNAUD, Pour une pensée juridique européenne, PUF, Coll. Les voies du droit, Paris, 1991. 458.
(14) Voir A.J. ARNAUD. Pour une pensée juridique européenne, PUF, Coll. Les voies du droit, Paris, 1991.
(15) Dans son article 10, le Traité CE stipule " Les Etats membres prennent toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant du présent traité ou résultant des actes des institutions de la Communauté… ". Voir à cet égard, C. BLUMANN, L. DUBOUIS, Droit institutionnel de l'Union européenne, Montchrestien, Coll. Droit public, 1997, p. 66. 459 C. GREWE, " Les droits sociaux constitutionnels : propos comparatifs à l'aube de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ", RUDH, 2000, p. 91.
(16) Articles 256 et 266 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
(17) Grégory Mollion, Les garanties légales des exigences constitutionnelles, Revue française de droit constitutionnel, 2005, https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2005-2-page-257.htm
(18) Décision n° 86-210 DC du 29 juillet 1986 : " qu'il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine qui lui est réservé par l'article 34 de la Constitution, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceuxci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ", ajoutant toutefois que " l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ".
(19) Article 62 de la Constitution issu de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2017.
(20) DC 2011-639 DC, Considérant 4, (" [ces] exigences constitutionnelles (…) impliquent la mise en œuvre d'une politique de solidarité nationale en faveur des personnes défavorisées ; (…) ; que, cependant, l'exercice de ce pouvoir ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel ").
(21) L'Avenir de l'Assurance Maladie, rapport public de la Cour des comptes, 29 novembre 2017.
(22) " Accessibilité aux professionnels de santé libéraux : des disparités géographiques variables selon les conditions tarifaires ", Etude et résultat n° 970, juillet 2016 et " Déserts médicaux : comment les définir ? comment les mesurer ? ", Les dossiers de la DREES n° 17, mai 2017.
(23) Cour des comptes, Opus cit.
(24) Cour des comptes, Rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale, Chapitre VI, p. 247, septembre 2016.
(25) La santé des élèves de CM2 en 2015 : un bilan contrasté selon l'origine sociale, Etudes et résultats n° 993, ministère de la santé, février 2017.
(26) Cour des comptes, Opus Cit. septembre 2016.
(27) Cour des comptes, Ibid.
(28) Etude d'impact du 14 octobre 2014, p. 85.
(29) lbid. p. 84.
Liens relatifs
Saisine du Conseil constitutionnel en date du 8 décembre 2017 présentée par au moins soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2017-756 DC