(Assemblée plénière - 17 octobre 2017- Adoption à l'unanimité)
« Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'Homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré ».
Le 17 octobre 1987, sur le parvis des libertés et des droits de l'Homme, au Trocadéro, à Paris, était dévoilée une dalle en l'honneur des victimes de la misère portant cette inscription (i). A l'occasion de ce 30e anniversaire, la CNCDH entend, par cette déclaration, rappeler fortement que la pauvreté est une violation des droits humains et que, à ce titre, la combattre est une obligation des pouvoirs publics. Loin d'être une incantation morale, cette obligation est directement déduite des engagements internationaux et européens souscrits par la France.
Pourtant, une partie de la société française semble s'être résignée à cette situation inadmissible : la France compte 8,8 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (selon la norme internationale fixée à 60 % du niveau de vie médian), dont 5 millions avec moins de 840 euros par mois. Près d'un enfant sur cinq en France vit en dessous du seuil de pauvreté ; depuis 2010, plus d'un million de dossiers de surendettement ont été déposés ; près de quatre millions de personnes sont mal logées, dont 143 000 personnes sans domicile fixe et 750 000 personnes vivant dans des habitats de fortune ; depuis quelques années, bidonvilles et files d'attente devant les soupes populaires ont réapparu au cœur de la cinquième économie mondiale. Cette situation affecte particulièrement certaines catégories de la population devant faire face à des vulnérabilités multiples, notamment les habitants de territoires défavorisés, les chômeurs et travailleurs précaires, les personnes en situation de handicap, les personnes âgées et les femmes (notamment mères isolées).
A de nombreuses reprises ces dernières années, la CNCDH est intervenue dans le débat public, soit pour souligner les atteintes aux droits de l'Homme résultant de la pauvreté (ii), soit pour renforcer les outils juridiques permettant de lutter contre ces atteintes (iii), soit pour traiter de la situation spécifique de populations vulnérables (iv). Dans différents avis, elle n'a eu de cesse de rappeler que les situations de pauvreté, de précarité et d'exclusion sociale témoignent de l'indivisibilité et de l'interdépendance des droits fondamentaux. A ce titre, la pauvreté est - plus qu'une question monétaire ou économique- un enjeu fondamental des droits humains. C'est ainsi que le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies définit la pauvreté, dans la perspective de la Charte internationale des droits de l'Homme, comme étant « la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé de manière durable ou chronique des ressources, des moyens, des choix, de la sécurité et du pouvoir nécessaires pour jouir d'un niveau de vie suffisant et d'autres droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux » (v).
La CNCDH, en tant qu'institution nationale des droits de l'Homme (INDH), entend, en ce jour anniversaire, insister sur la nécessité pour la société française et les institutions publiques, d'adopter une approche fondée sur les droits, seule à même de lutter effectivement contre la pauvreté. A cet égard, garantir effectivement des droits compromis par une situation de pauvreté implique, de la part des pouvoirs publics, deux types d'action : d'une part, l'adoption d'un cadre légal, fondé sur des outils améliorés permettant de mesurer les processus de désaffiliation, de précarisation et d'agir en faveur de l'insertion, de la garantie des droits et de la mise en place de sécurités contre la précarité. Certes, la Commission n'ignore pas la difficulté de la tâche et la complexité des choix politiques lorsqu'il faut, par exemple, décider d'organiser la redistribution sociale ou de faire des arbitrages économiques. Mais elle tient à souligner la nécessité de tendre à l'effectivité des droits en luttant contre l'insécurité subie par les personnes vivant dans la pauvreté : renforcer les garanties issues de la relation de travail, développer des politiques publiques assurant l'exercice des droits économiques tels que le logement, la santé, l'éducation, la culture… D'autre part, la seconde démarche à laquelle invite la Commission est la mise en place d'outils juridiques de lutte contre la pauvreté fondés sur les principes de reconnaissance et de responsabilité. Le principe de reconnaissance implique d'associer, à tous les niveaux, les personnes en situation de pauvreté et d'exclusion sociale à l'élaboration des politiques, aux processus de décisions et à l'adoption de mesures les concernant. A ce titre, l'expérience du huitième collège du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (collège des personnes en situation de pauvreté et de précarité) apporte des enseignements précieux à partir desquels il convient de rechercher les modalités de participation les plus adaptées à chaque cas. Ceci doit conduire à se défaire de logiques d'assistance et à refonder les dispositifs pour permettre la participation des personnes. En somme, « faire avec » et non plus « faire pour ». La citoyenneté sociale, corollaire de la citoyenneté politique, doit à ce titre être un élément central de la démocratie. A ce principe fondamental de reconnaissance s'ajoute un principe de responsabilité : les pouvoirs publics et les collectivités locales, mais aussi plus largement, l'ensemble des partenaires sociaux, des associations, des acteurs de l'économie, des employeurs et entreprises doivent être mobilisés pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale qu'elle entraine. La CNCDH rappelle qu'il s'agit d'une obligation des pouvoirs publics.
Une telle approche de la lutte contre la pauvreté fondée sur les droits est conforme aux lignes fixées par le droit international et européen. Les conventions internationales ratifiées par la France (entre autres, Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels ; Charte sociale européenne ; Convention sur les droits de l'enfant ; Convention pour l'élimination de toute les formes de discrimination contre les femmes ; Convention relative aux droits des personnes handicapées) tout comme les Objectifs de développement durable ou les Principes directeurs en matière d'extrême pauvreté et droits de l'Homme (adoptés par le Conseil des droits de l'Homme des Nations unies en 2012) mettent à la charge des États l'obligation de lutter contre la pauvreté en protégeant l'ensemble des droits humains, qu'ils soient civils et politiques ou économiques, sociaux et culturels. Par ailleurs, à l'échelle européenne, les programmes de l'Union européenne élaborant une Stratégie Europe 2020 de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, fixant un Agenda urbain de lutte contre la pauvreté urbaine ou visant à refonder l'Europe sociale sur un « socle européen des droits sociaux » soulignent la nécessité d'une action résolue des États membres en matière de protection contre la pauvreté.
« Celui qui a eu moins de chance dans la vie, on ne doit pas lui interdire l'acccès aux droits, à la culture etc. Il doit faire partie intégrante de la société. Il faut que la société repense sa façon de voir, de penser et enfin d'agir avec ceux qui sont le plus en difficulté. Il faut prendre les décisions ensemble » (vi).
Pour atteindre ces objectifs et respecter ces obligations juridiques, la lutte contre la pauvreté implique en définitive un portage politique fort, au plus haut niveau de l'Etat. La CNCDH appelle ainsi à la mise en place d'un projet politique audacieux, fondé sur la concertation avec l'ensemble de la société civile dont les populations concernées, pour définir une ambition : celle de créer une société libérée de la misère, pour reprendre la formule du Préambule de la Déclaration universelle des droits de l'Homme.
(i) Inscription extraite du texte de Joseph Wresinski gravé sur la dalle du Trocadéro.
(ii) Avis sur la priorité nationale pour lutter contre la grande pauvreté et garantir les droits fondamentaux de tous les citoyens du 28 juin 1990 ; Note relative au projet de loi contre l'exclusion et la grande pauvreté du 14 septembre 1995 ; Avis sur l'indivisibilité des droits face aux situations de précarisation et d'exclusion du 23 juin 2005 ; Avis sur les droits de l'Homme et l'extrême pauvreté du 14 juin 2007 ; Avis relatif à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale dans les départements d'outre-mer du 26 septembre 2017.
(iii) Avis sur le Protocole facultatif au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 5 mai 2011 ; Avis sur les discriminations fondées sur la précarité sociale du 26 septembre 2013 ; Avis sur le suivi des recommandations du Comité des Nations unies sur les droits économiques, sociaux et culturels du 6 juillet 2017.
(iv) v. notamment Avis sur le respect des droits des « gens du voyage » et des Roms migrants du 22 mars 2012 ; Avis sur le respect des droits fondamentaux des populations vivant en bidonville du 26 novembre 2014 ; Avis sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis du 2 juillet 2015 ; Avis de suivi sur la situation des migrants à Calais et dans le Calaisis du 7 juillet 2016 ; Déclaration sur la situation des mineurs isolés placés en CAOMI, à l'issue du démantèlement des bidonvilles de Calais du 26 janvier 2017 ; Avis sur la situation des migrants à Grande Synthe du 26 mai 2016.
(v) Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Questions de fond concernant la mise en œuvre du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels : la pauvreté et le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, Déclaration adoptée le 4 mai 2001, E/C.12/2001/10.
(vi) Intervention de Marcel Le Hir à l'occasion de l'Université populaire Quart Monde organisée par la CNCDH et ATD Quart Monde en mars 2013 à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Déclaration à l'occasion de la journée mondiale du refus de la misère « Répondre à l'appel du 17 octobre pour éliminer la pauvreté : un chemin vers des sociétés pacifiques et inclusives »