Saisine du Conseil constitutionnel en date du 15 mai 2013 présentée par au moins soixante députés, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, et visée dans la décision n° 2013-672 DC

Version initiale




  • LOI RELATIVE À LA SÉCURISATION DE L'EMPLOI


    Monsieur le président,
    Mesdames et Messieurs les conseillers,
    Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à la sécurisation de l'emploi adoptée, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement le 14 mai 2013.
    A l'appui de cette saisine, nous développons les griefs suivants :


    I. ― Sur l'article 1er


    L'article 1er met en place la généralisation de la complémentaire collective « santé » pour les salariés. Les députés auteurs de la présente saisine estiment que cet article qui modifie l'article L. 912-1 du Code de la Sécurité sociale méconnaît de nombreuses dispositions constitutionnelles.
    1. Quant à la constitutionnalité de l'article L. 912-1 modifié du code de la sécurité sociale au regard du huitième alinéa du Préambule de 1946.
    Les partenaires sociaux auront la possibilité de désigner un organisme assureur unique, de leur choix, dans les accords collectifs de branche visant la généralisation de la couverture complémentaire santé obligatoire. Par conséquent, la loi autorise dans les accords de branche une clause de désignation.
    Les députés auteurs de la présente saisine entendent montrer que cet article 1er, en ce qu'il autorise les clauses de désignation au niveau de la branche, est contraire à l'alinéa 8 du Préambule de 1946.
    La clause de désignation prévue par l'article 1er porte atteinte à l'exercice des droits des travailleurs au niveau de l'entreprise.
    Le droit des travailleurs de déterminer collectivement leurs conditions de travail doit s'exercer, conformément à ces dispositions, au niveau de l'entreprise et non de la branche. Or, les clauses de désignation, qui leur sont imposées par la négociation de branche, les privent d'un tel droit.
    De surcroît, le recours à une clause de désignation n'est pas justifié.
    A cet égard, il est démontré que les clauses de désignation portent une atteinte excessive à ce droit dans la mesure où elles ne sont pas nécessaires pour réaliser l'objectif d'intérêt général poursuivi par le législateur, à savoir la généralisation de la couverture complémentaire « santé ».
    En effet, le législateur rend possible une telle généralisation soit par de simples recommandations, soit en laissant à l'entreprise la liberté de négocier un contrat avec un organisme assureur.
    En outre, la « mutualisation des risques » ne justifie aucunement que soit désigné un organisme assureur au niveau de la branche. La mutualisation du risque professionnel serait beaucoup mieux assurée sur une base intersectorielle, ou bien au niveau de l'entreprise, sachant qu'en matière de frais de santé, l'exigence de mutualisation est moins importante qu'en ce qui concerne, par exemple, la prévoyance lourde.
    Pour cette raison, l'article 1er de la loi doit être déclaré inconstitutionnel.
    3. Quant à la liberté contractuelle.
    Les députés auteurs de la présente saisine estiment que l'article litigieux est contraire à la liberté contractuelle qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme.
    Les clauses de désignation sont la négation même de cette liberté, en ce qu'elles excluent le libre choix du cocontractant et la libre négociation du contrat.
    Qui plus est, lorsqu'une clause de désignation est couplée avec une clause de migration, la liberté contractuelle est égaiement atteinte en ce qui concerne les contrats en cours, puisque le code du travail impose à l'entreprise l'adaptation de leurs stipulations (art. L. 2253-2), quand bien même cette adaptation offrirait un rapport coût/garanties moindre à l'entreprise.
    Les députés auteurs de la saisine rappelle que le Conseil constitutionnel dans les décisions n° 98-401 DC du 10 juin 1998 et n° 99-424 DC du 13 janvier 2000 a jugé que « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».
    Or, en l'espèce, aucun motif d'intérêt général n'est susceptible de justifier des atteintes aussi graves à la liberté contractuelle.
    D'une part, les clauses de désignation ne garantissent pas aux salariés un niveau élevé de protection : c'est plutôt tout le contraire, étant donné la pratique de la désignation qui a conduit à surtaxer certaines branches au détriment des salariés. D'autre part, la désignation n'est pas à l'avantage des TPE/PME, notamment en ce qui concerne leur capacité de négociation : l'Autorité de la concurrence, dans son avis 13-A-11, l'a suffisamment rappelé.
    4. Quant à la liberté d'entreprendre.
    La constitutionnalité des dispositions litigieuses au regard de la liberté d'entreprendre est également problématique.
    Les clauses de désignation doivent être regardées comme des droits exclusifs qui bénéficient le plus souvent, de surcroît, à certaines catégories d'organismes assureurs (les institutions de prévoyance et les mutuelles). Or, sur un marché, la liberté est la règle et le monopole, l'exception.
    Le droit exclusif doit être dûment justifié mais, ainsi qu'il a déjà été dit, l'objectif poursuivi par le législateur ne rend pas indispensable l'insertion de telles clauses.
    En outre, si l'égalité dans les conditions de concurrence est un motif d'intérêt général justifiant une atteinte à la liberté d'entreprendre, il en va tout autrement d'une disposition qui crée une inégalité structurelle dans les conditions de concurrence entre les différentes familles d'organismes assureurs.
    5. Quant au principe d'égalité.
    La constitutionnalité de l'article litigieux encourt une dernière critique au regard du principe d'égalité, nonobstant l'obligation faite aux partenaires sociaux d'organiser une procédure de publicité et de mise en concurrence en amont de la désignation ou de la recommandation.
    Les dispositions qui doivent garantir l'égalité de traitement sont fixées par décret, ce qui ne permet pas de s'assurer que la procédure sera en effet protectrice des droits des candidats.
    Surtout, les différentes catégories d'organisme assureur ne sont pas soumises à un même corps de règles au regard de la désignation : des dispositions davantage protectrices des droits des salariés sont applicables en cas de désignation des institutions de prévoyance et des mutuelles, alors que ce n'est pas le cas en ce qui concerne les sociétés d'assurance.
    Dès lors, la procédure de publicité et de mise en concurrence ne suffit aucunement à garantir l'égalité des chances entre les différentes catégories d'organismes assureurs.
    Eu égard aux observations précédentes, les différences de traitement des organismes assureurs créent une rupture d'égalité qui doit en conséquence être dénoncée comme inconstitutionnelle.
    6. En application de la jurisprudence dite néo-calédonienne à l'article L. 912-1 modifié du CSS.
    Il est demandé au Conseil constitutionnel, à l'occasion d'une saisine concernant l'article 1er de la loi relative à la sécurisation de l'emploi venant ajouter un troisième alinéa à l'article L. 912-1 du CSS, de contrôler également la constitutionnalité des autres dispositions de cet article.
    Sur la base de sa jurisprudence dite « néo-calédonienne » du 25 janvier 1985, le Conseil accepte en effet d'exercer son contrôle sur une disposition de loi déjà promulguée, dès lors que celle-ci est modifiée ou complétée par la disposition de loi déférée à sa censure.
    Tel est le cas en l'espèce, puisque l'article 1er de la loi relative à la sécurisation de l'emploi modifie cet article L. 912-1 du CSS au sens de la jurisprudence « néo-calédonienne ». Le Conseil constitutionnel a ainsi l'occasion de statuer sur la constitutionnalité des clauses de désignation, sans qu'il soit nécessaire de passer par une question prioritaire de constitutionnalité.
    Eu égard aux moyens soulevés, l'article 1er doit être déclaré inconstitutionnel.


    II. ― Sur l'article 8


    La réglementation du travail à temps partiel est réformée. L'article 8 crée une obligation de négocier dans les branches professionnelles qui recourent au temps partiel et fixe une durée minimale de travail de 24 heures. En l'espèce, les députés auteurs de la saisine considèrent que la loi déférée remet en cause les accords conclus antérieurement à sa publication.
    Or, les observations formulées par le Conseil constitutionnel dans les décisions n° 98-401 DC du 10 juin 1998 et n° 99-424 DC du 13 janvier 2000 trouvent ici une résonnance. Le Conseil constitutionnel a jugé que « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus ».
    En l'espèce, les députés auteurs de la saisine estime que le dispositif méconnaît la Constitution puisqu'on observe manifestement une dénaturation de la part du législateur des contrats en cours légalement conclus.


    III. ― Sur l'article 10


    L'article 10 de la loi déférée crée un dispositif dit de « mobilité interne » qui repose sur un accord collectif. Aussi, il est prévu « Lorsqu'un ou plusieurs salariés refusent l'application à leur contrat de travail des stipulations de l'accord relatives à la mobilité interne mentionnées au premier alinéa de l'article L. 2242-21, leur licenciement repose sur un motif économique, est prononcé selon les modalités d'un licenciement individuel pour motif économique et ouvre droit aux mesures d'accompagnement et de reclassement que doit prévoir l'accord.
    Les députés auteurs de la saisine souhaitent démontrer que la qualification du licenciement retenue dans l'article litigieux en cas de refus du salarié de l'application de l'accord restreint la liberté d'entreprendre de l'employeur.
    1. Quant à la liberté d'entreprendre.
    Selon l'article L. 1233-3 du code du travail, constitue un licenciement économique celui qui est effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié.
    Nonobstant, le licenciement économique peut résulter d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, ce n'est pas le refus du salarié qui constitue le motif du licenciement, mais les raisons qui ont poussé l'employeur à proposer la modification du contrat.
    La chambre sociale de la Cour de cassation a d'ailleurs précisé dans l'arrêt n° 97-42 380 du 23 juin 1999 que la modification du contrat dans un souci d'uniformisation des pratiques ou par un désir de simplification n'a pas de cause économique.
    Le refus du salarié ne peut constituer un motif de licenciement économique.
    Le Conseil constitutionnel dans la décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998 a jugé qu'« il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789, les limitations justifiées par l'intérêt général ou liées à des exigences constitutionnelles.
    Or, en l'espèce, aucun motif d'intérêt général ou d'exigences constitutionnelles n'est susceptible de justifier une telle limitation à la liberté d'entreprendre.
    Le licenciement personnel n'est pas contraire aux engagements conventionnels.
    Les partenaires sociaux avaient précisé dans l'accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 que le refus par un salarié d'une modification de son contrat proposée suite à la conclusion d'une négociation relative à la mobilité interne, n'entraîne pas son licenciement pour motif économique, mais pour « motif personnel ouvrant droit à des mesures de reclassement telles qu'un bilan de compétences ou un abondement du compte personnel de formation ».
    Dans l'arrêt n° 550 du 15 mars 2006, la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré que le refus du salarié justifiait un licenciement pour motif personnel, dans la mesure où ce refus visait un accord collectif. La convention 158 de l'OIT sur le licenciement n'est méconnue. Bien au contraire, la Cour de cassation a précisé que le refus d'appliquer la modification de son contrat de travail résultant de la mise en œuvre d'un accord collectif constituait une cause réelle et sérieuse de licenciement.
    La convention 158 de l'OIT prévoit que le juge doit pouvoir contrôler le motif du licenciement. Or, le juge national peut procéder à ce contrôle en cas de licenciement pour motif personnel.
    Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.

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