Le Conseil d'Etat,
Sur le rapport de la section du contentieux,
Vu, enregistré au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 22 avril 2008, le jugement par lequel le tribunal administratif de Paris, avant de statuer sur la demande de Mme Madeleine Hoffman-Glemane, demeurant 31, rue Bouret, à Paris (75019), tendant à la condamnation solidaire de l'Etat et de la Société nationale des chemins de fer français à lui verser la somme de 200 000 euros en réparation du préjudice subi par son père, M. Joseph Kaplon, du fait de son arrestation, de son internement et de sa déportation, et la somme de 80 000 euros au titre du préjudice qu'elle a subi, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :
1° Compte tenu notamment :
― d'une part, de l'article 121-2 du code pénal, lequel dispose que : « Les personnes morales, à l'exclusion de l'Etat, sont responsables pénalement (...) des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants » ;
― d'autre part, de l'imprescriptibilité des actions visant à rechercher la responsabilité civile d'un agent public du fait des dommages résultant de crimes contre l'humanité et, par conséquent, de la possibilité de rechercher sans limite de temps la responsabilité de l'Etat à raison de ces mêmes dommages, dès lors que la faute personnelle dont s'est rendu coupable l'agent ne serait pas dépourvue de tout lien avec le service ;
― enfin, de la combinaison des articles 13 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Le caractère imprescriptible des crimes contre l'humanité posé par l'article 213-5 du code pénal qui s'attache à l'action pénale et à l'action civile engagée devant la juridiction répressive, selon l'arrêt de la Cour de cassation du 1er juin 1995 Touvier, peut-il être étendu, en l'absence de dispositions législatives expresses en ce sens, aux actions visant à engager la responsabilité de l'Etat à raison de faits ayant concouru à la commission de tels crimes, que cette responsabilité soit recherchée devant le juge judiciaire, dans l'hypothèse où le crime contre l'humanité constituerait une atteinte à la liberté individuelle au sens de l'article 136 du code de procédure pénale, ou devant la juridiction administrative ?
2° Dans le cas d'une réponse négative à la première question, convient-il de considérer que le point de départ de la prescription quadriennale opposée par les ministres de la défense et de l'intérieur à la demande indemnitaire de la requérante en application des lois du 29 janvier 1831 et du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat doit être fixé au début de l'exercice qui suit celui au cours duquel est né le dommage ? Ou convient-il au contraire de juger que, eu égard à la jurisprudence fixée par les arrêts des 14 juin 1946, 4 janvier et 25 juillet 1952, Ganascia, époux Giraud, et Delle Remise, et qui a prévalu jusqu'à son abandon par l'arrêt du Conseil d'Etat du 12 avril 2002, Papon, selon laquelle l'Etat ne pouvait être condamné à indemniser les conséquences des fautes de service commises par l'administration française sous l'égide du gouvernement de Vichy en application d'actes déclarés nuls à la Libération par l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine, la prescription quadriennale ne pouvait commencer à courir tant que Mme Hoffman-Glemane pouvait être regardée comme ayant légitimement ignoré l'existence de la créance qu'elle pouvait avoir sur l'Etat ? Dans cette hypothèse, faut-il considérer qu'il a été mis fin à cet état d'ignorance par la publication du décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites, et ce malgré les termes de l'arrêt du Conseil d'Etat du 6 avril 2001, Pelletier, ou bien, par la lecture ou la publication de l'arrêt Papon, lequel a été rendu dans le cadre particulier d'un litige de plein contentieux relatif à l'action récursoire engagée par un fonctionnaire contre l'Etat ?
3° Dans l'hypothèse où la prescription quadriennale n'aurait pas été ou ne serait pas encore acquise et où la responsabilité de l'Etat serait susceptible d'être engagée pour faute, de quels chefs de préjudice la requérante pourrait-elle obtenir réparation, que ce soit en son nom propre ou au nom de la victime dont elle est l'ayant droit ? Compte tenu du caractère en tout point exceptionnel des dommages invoqués, le principe d'une réparation symbolique peut-il être retenu ?
En cas de réponse négative à cette dernière question, y-a-t-il lieu de déduire de l'indemnisation qui pourrait être accordée les sommes versées en application, notamment, du décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites, du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre et de l'accord conclu le 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne en règlement définitif des indemnisations dues aux ressortissants français ayant fait l'objet de mesures de persécutions nazies, mais également des mesures de réparation qui ont pu être allouées par l'Allemagne dans le cadre des dispositifs propres à cet Etat, dès lors que celles-ci porteraient sur le même préjudice ? »
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment son Préambule ;
Vu le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et le protocole signé à Berlin le 6 octobre 1945 ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble son premier protocole additionnel ;
Vu l'accord du 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne au sujet de l'indemnisation des ressortissants français ayant été l'objet de mesures de persécution national-socialistes ;
Vu l'accord du 18 janvier 2001 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique relatif à l'indemnisation de certaines spoliations intervenues pendant la Seconde Guerre mondiale (ensemble trois annexes et un échange de notes), ainsi que les accords sous forme d'échanges de lettres en date des 7 et 10 août 2001, 30 et 31 mai 2002, 2 février 2005 et 21 février 2006 qui l'ont interprété ou modifié ;
Vu le code pénal ;
Vu le code de procédure pénale ;
Vu le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre ;
Vu l'ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi ou sous son contrôle, ensemble les ordonnances du 14 novembre 1944, 21 avril 1945 et 9 juin 1945 prises pour son application ;
Vu l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ;
Vu l'ordonnance du 16 octobre 1944 relative à la restitution par l'administration des domaines de certains biens mis sous séquestre ;
Vu l'ordonnance du 20 avril 1945 relative à la tutelle des enfants de déportés ;
Vu l'ordonnance n° 45-948 du 11 mai 1945, modifiée par l'ordonnance n° 45-2413 du 18 octobre 1945, réglant la situation des prisonniers de guerre, déportés politiques et travailleurs non volontaires rapatriés, ensemble ses décrets d'application n° 45-1105 du 30 mai 1945, n° 45-1447 du 29 juin 1945 et n° 46-1242 du 27 mai 1946 ;
Vu la loi n° 46-1117 du 20 mai 1946 portant remise en vigueur, modification et extension de la loi du 24 juin 1919 sur les réparations à accorder aux victimes civiles de guerre, ensemble son décret d'application n° 47-1249 du 7 juillet 1947 ;
Vu la loi n° 48-978 du 16 juin 1948 portant aménagements fiscaux, notamment son article 44 ;
Vu la loi n° 48-1404 du 9 septembre 1948 définissant le statut et les droits des déportés et internés politiques, ensemble son décret d'application n° 50-325 du 1er mars 1950 ;
Vu la loi n° 64-1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité ;
Vu la loi n° 97-1269 du 30 décembre 1997 portant loi de finances pour 1998, notamment son article 106 ;
Vu la loi n° 99-1172 du 30 décembre 1999 portant loi de finances pour 2000, notamment son article 112 ;
Vu le décret n° 61-971 du 29 août 1961 portant répartition de l'indemnité prévue en application de l'accord conclu le 15 juillet 1960 entre la République française et la République fédérale d'Allemagne, en faveur des ressortissants français ayant été l'objet de mesures de persécutions national-socialistes ;
Vu le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 instituant une Commission pour l'indemnisation des victimes des spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation ;
Vu le décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites ;
Vu le décret du 26 décembre 2000 portant reconnaissance d'une fondation comme établissement d'utilité publique ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
― le rapport de Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseiller d'Etat ;
― les observations de la SCP Boullez, avocat de Mme Hoffman-Glemane, et de Me Odent, avocat de la Société nationale des chemins de fer français ;
― les conclusions de M. Frédéric Lenica, rapporteur public ;
― les nouvelles observations de la SCP Boullez, avocat de Mme Hoffman Glemane, et de Me Odent, avocat de la Société nationale des chemins de fer français,
Rend l'avis suivant :
Avis n° 315499 du 16 février 2009