Conseil d'État, 3ème - 8ème chambres réunies, 23/10/2024, 469431

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :

L'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) Laguerre Chimie a demandé au tribunal administratif de Rouen, à titre principal, de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2013, 2014 et 2015 et, à titre subsidiaire, de prononcer la réduction de ces cotisations supplémentaires à raison de l'admission au titre du crédit d'impôt innovation des dépenses engagées pour le développement de quatre projets. Par un jugement n° 1902643 du 24 août 2020, le tribunal administratif de Rouen a rejeté ces demandes.

Par un arrêt n° 20DA01681 du 13 octobre 2022, la cour administrative d'appel de Douai a, sur l'appel de l'EURL Laguerre Chimie, accordé à celle-ci une réduction, à hauteur d'un montant total de 23 207 euros, des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2013, 2014 et 2015 (article 1er), réformé le jugement du tribunal administratif de Rouen en ce qu'il a de contraire à son arrêt (article 2), mis à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros à verser à l'EURL Laguerre Chimie sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative (article 3) et rejeté le surplus des conclusions de cette dernière (article 4).

Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 décembre 2022 et 4 août 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique demande au Conseil d'Etat d'annuler les articles 1er, 2 et 3 de cet arrêt.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Marie-Gabrielle Merloz, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société EURL Laguerre Chimie ;




Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) Laguerre Chimie, qui a son siège à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime) et exerce une activité de développement et de fabrication de produits chimiques pour l'industrie et le secteur du bâtiment, a bénéficié du crédit d'impôt recherche, au titre des exercices clos en 2013, 2014 et 2015, à hauteur des montants respectifs de 19 588 euros, 38 374 euros et 41 820 euros. Au cours de l'année 2016, l'EURL Laguerre Chimie a fait l'objet d'une vérification de comptabilité portant sur la période allant du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2015, à l'issue de laquelle l'administration a estimé que les projets pour lesquels l'entreprise avait bénéficié du crédit d'impôt recherche n'entraient pas dans les prévisions des a), b), c) et j) du II de l'article 244 quater B du code général des impôts et n'étaient, dès lors, pas éligibles à cet avantage. L'administration a fait connaître sa position sur ce point par une proposition de rectification et les observations formulées par l'EURL Laguerre Chimie ne l'ont pas amenée à revoir sa position. Après avoir reçu, sur leur demande, les représentants de l'EURL Laguerre Chimie, le supérieur hiérarchique du vérificateur a cependant fait partiellement droit au recours de celle-ci, en tant qu'il tendait au maintien du crédit d'impôt recherche en ce qui concerne certains des projets en cause, mais il a rejeté le surplus de ce recours tendant au bénéfice, pour d'autres projets, du crédit d'impôt innovation bénéficiant aux dépenses prévues au k) du même II de l'article 244 quater B. L'interlocuteur fiscal interrégional, saisi à la demande de l'EURL Laguerre Chimie, a confirmé cette approche.

2. Par un jugement du 24 août 2020, le tribunal administratif de Rouen a rejeté la demande de l'EURL Laguerre Chimie tendant, à titre principal, à la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur les société auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2013, 2014 et 2015 et, à titre subsidiaire, à la réduction des cotisations supplémentaires d'impôt sur les société auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2013, 2014 et 2015 à raison de l'admission au titre du crédit d'impôt innovation des dépenses engagées pour le développement de quatre projets. Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique se pourvoit en cassation contre les articles 1er, 2 et 3 de l'arrêt du 13 octobre 2022 par lesquels la cour administrative d'appel de Douai a partiellement fait droit aux demandes de l'EURL Laguerre Chimie en lui accordant une réduction, à hauteur d'un montant total de 23 207 euros, des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices clos en 2013, 2014 et 2015.

3. Aux termes du dernier alinéa de l'article L. 10 du livre des procédures fiscales : " Les dispositions contenues dans la charte des droits et obligations du contribuable vérifié mentionnée au troisième alinéa de l'article L. 47 sont opposables à l'administration ". Cette charte prévoit, notamment, que : " Si le vérificateur a maintenu totalement ou partiellement les rectifications envisagées, des éclaircissements supplémentaires peuvent vous être fournis si nécessaire par l'inspecteur divisionnaire ou principal. / (...) / Si, après ces contacts, des divergences importantes subsistent, vous pouvez faire appel à l'interlocuteur spécialement désigné par le directeur dont dépend le vérificateur. / (...) ". Ces dispositions assurent au contribuable faisant l'objet d'une procédure de rectification contradictoire, après la réponse faite par l'administration fiscale à ses observations sur la proposition de rectification, une garantie substantielle consistant à pouvoir, avant la mise en recouvrement, saisir le supérieur hiérarchique du vérificateur et, le cas échéant, l'interlocuteur départemental de divergences subsistant au sujet du bien-fondé des rectifications envisagées, et non à poursuivre avec ces derniers un dialogue contradictoire de même nature que celui qui s'est achevé avec la notification de la réponse aux observations du contribuable. Le contribuable ne saurait par conséquent demander pour la première fois, dans le cadre du recours hiérarchique prévu par ces dispositions, à bénéficier d'un dispositif fondé sur d'autres dispositions législatives que celles qui étaient en débat devant le vérificateur.

4. La cour administrative d'appel a jugé qu'en refusant de faire procéder, au stade du recours hiérarchique introduit par l'EURL Laguerre Chimie, c'est-à-dire avant la mise en recouvrement des impositions en litige, à l'examen de la demande de cette société tendant au bénéfice, pour certains de ses projets, du crédit d'impôt innovation, l'administration a commis une irrégularité de procédure qui a, dans les circonstances de l'espèce, privé l'EURL Laguerre Chimie de la garantie prévue par les dispositions, citées au point 3 ci-dessus, de la charte des droits et obligations du contribuable vérifié. En statuant ainsi, alors qu'elle avait relevé qu'il était constant que, dans le cadre de ses échanges avec le service, tant lors du débat oral et contradictoire tenu au cours du contrôle qu'à l'occasion de la présentation de ses observations écrites sur la proposition de rectification qui lui a été adressée, l'EURL Laguerre Chimie s'était limitée à tenter de convaincre le service de l'éligibilité de ses projets au crédit d'impôt recherche sans mentionner à ces stades de la procédure que ces projets pourraient être éligibles au crédit d'impôt innovation et alors que, par conséquent, il n'existait, à cet égard, aucun désaccord persistant entre la société et l'administration, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.

5. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen du pourvoi, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique est fondé à demander l'annulation des articles 1er, 2 et 3 de l'arrêt qu'il attaque.

6. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'État, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance.




D E C I D E :
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Article 1er : Les articles 1er, 2 et 3 de l'arrêt du 13 octobre 2022 de la cour administrative d'appel de Douai sont annulés.
Article 2 : L'affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d'appel de Douai.
Article 3 : Les conclusions présentées par l'EURL Laguerre Chimie au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, au ministre auprès du Premier ministre, chargé du budget et des comptes publics et à l'entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée Laguerre Chimie.


Délibéré à l'issue de la séance du 4 octobre 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Stéphane Verclytte, M. Thomas Andrieu, présidents de chambre ; M. Philippe Ranquet, Mme Sylvie Pellissier, M. Jonathan Bosredon, Mme Nicole da Costa, Mme Catherine Fischer-Hirtz, conseillers d'Etat et M. Géraud Sajust de Bergues, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 23 octobre 2024.


Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Géraud Sajust de Bergues
La secrétaire :
Signé : Mme Elsa Sarrazin

ECLI:FR:CECHR:2024:469431.20241023
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