Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 23/05/2024, 492581

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Le préfet du Cantal a demandé au tribunal administratif de Clermont-Ferrand d'annuler l'inscription de M. A... C... au tableau du conseil municipal de la commune de Lanobre et de constater la vacance du onzième siège de ce conseil. Par un jugement n° 2302965 du 16 février 2024, le tribunal administratif a fait droit à sa demande dirigée contre la désignation de M. C... en qualité de conseiller municipal et rejeté le surplus de ses conclusions.

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 14 mars et 3 mai 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. C... et la commune de Lanobre demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de rejeter le déféré du préfet du Cantal ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son Préambule et ses articles 61-1 et 72 ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
- le code électoral ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Cyrille Beaufils, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public.




Considérant ce qui suit :

1. Il résulte de l'instruction que, lors des opérations électorales qui se sont déroulées le 15 mars 2020 pour le renouvellement du conseil municipal de la commune de Lanobre (Cantal), commune de plus de 1 000 habitants, la liste conduite par M. B..., " Lanobre notre priorité ", a obtenu douze sièges sur les quinze que compte ce conseil. M. C..., treizième inscrit sur cette liste, était le premier candidat non élu. La liste " Pour Lanobre agissons ensemble " a obtenu les trois autres sièges. A la suite des démissions de deux conseillers municipaux de la liste " Lanobre notre priorité ", intervenues en octobre et novembre 2022, les quatorzième puis quinzième candidats inscrits sur cette liste ont été appelés à les remplacer. Après les démissions de cinq autres membres du conseil municipal intervenues entre août et décembre 2023, dont celle de deux conseillers issus de cette même liste, M. C... a été appelé à siéger en qualité de conseiller municipal le 1er décembre 2023. La proclamation de sa désignation a été rendue publique par la mention de son nom dans le tableau du conseil municipal adressé au préfet du Cantal par le maire de la commune de Lanobre le 21 décembre 2023. Par un jugement du 16 février 2024, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand a, sur déféré du préfet du Cantal, annulé la désignation de M. C... en qualité de conseiller municipal.

Sur la recevabilité des conclusions d'appel de la commune de Lanobre :

2. Aux termes de l'article L. 248 du code électoral : " Tout électeur et tout éligible a le droit d'arguer de nullité les opérations électorales de la commune devant le tribunal administratif. / Le préfet, s'il estime que les conditions et les formes légalement prescrites n'ont pas été remplies, peut également déférer les opérations électorales au tribunal administratif ". Aux termes de l'article L. 250 du même code : " Le recours au Conseil d'Etat contre la décision du tribunal administratif est ouvert soit au préfet, soit aux parties intéressées ". Il résulte de ces dispositions que, dans un contentieux électoral, faute de justifier d'un intérêt propre, une commune ne peut avoir, quand bien même elle aurait été mise en cause dans l'instance, ni la qualité de partie, ni celle d'intervenant. Par suite, la commune de Lanobre n'est pas recevable à faire appel du jugement attaqué.

Sur le cadre juridique applicable :

3. Aux termes de l'article L. 270 du code électoral : " Le candidat venant sur une liste immédiatement après le dernier élu est appelé à remplacer le conseiller municipal élu sur cette liste dont le siège devient vacant pour quelque cause que ce soit. (...) / Si le candidat ainsi appelé à remplacer le conseiller municipal se trouve de ce fait dans l'un des cas d'incompatibilité mentionnés à l'article L. 46-1, il dispose d'un délai de trente jours à compter de la date de la vacance pour faire cesser l'incompatibilité en démissionnant de l'un des mandats visés par ces dispositions. A défaut d'option dans le délai imparti, le remplacement est assuré par le candidat suivant dans l'ordre de la liste. / Lorsque les dispositions des alinéas précédents ne peuvent plus être appliquées, il est procédé au renouvellement du conseil municipal : / 1° Dans les trois mois de la dernière vacance, si le conseil municipal a perdu le tiers ou plus de ses membres, et sous réserve de l'application du deuxième alinéa de l'article L. 258 (...) ". Il résulte de ces dispositions que lorsque le premier candidat non élu d'une liste n'a pas été appelé à remplacer un conseiller municipal de la même liste dont le siège est devenu vacant, quel qu'en soit le motif et notamment si le candidat se trouvait dans l'un des cas d'incompatibilité mentionnés à l'article L. 46-1 du même code, il continue néanmoins d'être regardé comme celui venant immédiatement après le dernier élu de cette liste. Par suite, il doit, en cette qualité, être appelé à remplacer tout conseiller municipal de la liste dont le siège deviendrait vacant.

Sur la question prioritaire de constitutionnalité :

4. Aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (...) à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat (...) ". Il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

5. Si M. C... soutient que les dispositions de l'article L. 270 du code électoral méconnaîtraient le principe de libre administration des collectivités territoriales par un conseil élu, qui résulte de l'article 72 de la Constitution, et le droit d'éligibilité dont un citoyen jouit en vertu de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 en tant qu'elles interdiraient au premier candidat non élu d'une liste d'être appelé à remplacer un conseiller municipal dont le siège devient vacant lorsqu'un candidat suivant sur la liste a déjà été appelé à un tel remplacement, il résulte de ce qui a été dit au point 3 que son argumentation est dirigée contre une interprétation erronée de l'article L. 270 du code électoral. Par suite, la question soulevée, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Ainsi, sans qu'il soit besoin de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée, le moyen tiré de ce que l'article L. 270 du code électoral porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution doit être écarté.

Sur les autres moyens de la requête d'appel :

6. Il résulte de ce qui a été dit au point 3 que M. C... est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif a estimé que les dispositions de l'article L. 270 du code électoral faisaient obstacle à ce qu'il soit désigné conseiller municipal de la commune de Lanobre au motif que les candidats inscrits après lui sur la liste " Lanobre notre priorité " avaient déjà été appelés à remplacer des conseillers démissionnaires de la même liste et qu'il ne pouvait plus, dès lors, être regardé comme le candidat venant sur cette liste immédiatement après le dernier élu.

7. Par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre moyen de la requête, M. C... est fondé à demander l'annulation du jugement qu'il attaque.

8. Le délai imparti au tribunal administratif par l'article R. 120 du code électoral pour statuer sur le déféré du préfet du Cantal est expiré. Dès lors, il y a lieu pour le Conseil d'État de statuer immédiatement sur cette protestation.

Sur le déféré du préfet du Cantal :

9. D'une part, il résulte de ce qui a été dit au point 2 que les écritures en défense de la commune de Lanobre doivent être écartées et que son intervention en défense ne peut être admise.

10. D'autre part, l'enregistrement au greffe du tribunal administratif d'un mémoire en défense après l'expiration du délai de 5 jours imparti aux défendeurs en application de l'article R. 119 du code électoral mais avant la clôture de l'instruction n'oblige pas le juge à écarter ce mémoire. Par suite, le préfet du Cantal n'est pas fondé à soutenir que l'enregistrement les 5 et 19 janvier 2024, au-delà du délai de cinq jours imparti pour ce faire, des mémoires en défense de M. C... aurait pour effet de rendre ces écritures irrecevables.

11. Enfin, il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que M. C... doit être regardé comme le candidat venant sur la liste " Lanobre notre priorité " immédiatement après le dernier élu de cette liste. Le préfet du Cantal n'est, par suite, pas fondé à soutenir que les dispositions de l'article L. 270 du code électoral feraient obstacle à ce qu'il soit appelé à remplacer un conseiller municipal élu sur cette liste dont le siège est devenu vacant. Ses conclusions tendant à l'annulation de la désignation de l'intéressé au onzième siège du conseil municipal de Lanobre doivent donc être rejetées, ainsi, par voie de conséquence, que celles tendant à ce que soit constatée la vacance de ce siège.

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros à verser à M. C..., au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D E C I D E :
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Article 1er : Les conclusions présentées en appel par la commune de Lanobre sont rejetées.

Article 2 : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. C....

Article 3 : Le jugement du 16 février 2024 du tribunal administratif de Clermont-Ferrand est annulé.

Article 4 : L'intervention de la commune de Lanobre n'est pas admise.

Article 5 : Le déféré du préfet du Cantal est rejeté.

Article 6 : L'Etat versera à M. C... une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 7 : La présente décision sera notifiée à M. A... C..., premier dénommé, pour l'ensemble des requérants, et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et au Premier ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 6 mai 2024 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Fabienne Lambolez, conseillère d'Etat ; M. Alain Seban, M. Cyril Roger-Lacan, M. Laurent Cabrera, M. Stéphane Hoynck, conseillers d'Etat et M. Cyrille Beaufils, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 23 mai 2024.

Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Cyrille Beaufils
Le secrétaire :
Signé : M. Bernard Longieras

ECLI:FR:CECHR:2024:492581.20240523
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