Conseil d'État, 4ème - 1ère chambres réunies, 12/04/2024, 470092

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu les procédures suivantes :

1° Sous le numéro 470092, par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés le 29 décembre 2022 et le 29 mars 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Conférence des bâtonniers de France (CBF) demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2022-1379 du 29 octobre 2022 relatif au régime juridique applicable au contentieux des décisions afférentes aux installations de production d'énergie à partir de sources renouvelables (hors énergie éolienne) et aux ouvrages des réseaux publics de transport et de distribution d'électricité ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


2° Sous le numéro 470120, par une requête enregistrée le 30 décembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la Fédération nationale des unions de jeunes avocats (FNUJA) demande au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir le même décret du 29 octobre 2022.


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Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention signée le 25 juin 1998 à Aarhus sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement ;
- le code de l'environnement ;
- le code des relations entre le public et l'administration ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Marie-Anne Lévêque, conseillère d'Etat,

- les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la Conférence des bâtonniers de France ;




Considérant ce qui suit :

1. L'article 1er du décret du 29 octobre 2022 relatif au régime juridique applicable au contentieux des décisions afférentes aux installations de production d'énergie à partir de sources renouvelables (hors énergie éolienne) et aux ouvrages des réseaux publics de transport et de distribution d'électricité a créé au sein du code de justice administrative un nouvel article R. 311-6 qui aménage le régime contentieux applicable aux litiges portant sur certaines décisions, y compris de refus, prises entre le 1er novembre 2022 et le 31 décembre 2026 et relatives aux " (...) - installation de méthanisation de déchets non dangereux ou de matière végétale brute, à l'exclusion des installations de méthanisation d'eaux usées ou de boues d'épuration urbaines lorsqu'elles sont méthanisées sur leur site de production ; / - ouvrages de production d'électricité à partir de l'énergie solaire photovoltaïque d'une puissance égale ou supérieure à 5 MW ; / - gites géothermiques mentionnés à l'article L. 112-1 du code minier à l'exclusion des activités de géothermie de minime importance mentionnées à l'article L. 112-2 du même code ; / - installations hydroélectriques d'une puissance égale ou supérieure à 3 MW ; / - ouvrages des réseaux publics de transport et de distribution d'électricité de raccordement des installations de production d'électricité mentionnées au présent I et ouvrages inscrits au schéma régional de raccordement au réseau des énergies renouvelables mentionné à l'article L. 321-7 du code de l'énergie, ainsi que les autres ouvrages qui relèvent du réseau public de transport et les postes électriques, à l'exclusion des installations et ouvrages relevant des dispositions des articles R. 311-5 et R. 311-1-1 du (...) code [de justice administrative]. / (...) ". Ce nouvel article fixe la liste des décisions concernées et prévoit que par dérogation, le cas échéant, aux dispositions spéciales applicables aux décisions qu'il mentionne, " (...) le délai de recours contentieux contre ces décisions est de deux mois à compter du point de départ propre à chaque réglementation. Ce délai n'est pas prorogé par l'exercice d'un recours administratif ". Enfin, il prévoit que, pour ces litiges : " Le tribunal administratif statue dans un délai de dix mois à compter de l'enregistrement de la requête. Si à l'issue de ce délai il ne s'est pas prononcé ou en cas d'appel, le litige est porté devant la cour administrative d'appel, qui statue dans un délai de dix mois. Si, à l'issue de ce délai, elle ne s'est pas prononcée ou en cas de pourvoi en cassation, le litige est porté devant le Conseil d'Etat ".

2. Par deux requêtes, qu'il y a lieu de joindre pour statuer par une seule décision, la Conférence des bâtonniers de France et la Fédération nationale des unions de jeunes avocats demandent l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 29 octobre 2022.

3. Le Conseil national des barreaux justifie d'un intérêt suffisant à l'annulation du décret attaqué. Ainsi son intervention au soutien de la requête n° 470092 est recevable.

Sur la légalité externe :

4. En premier lieu, les dispositions de la procédure applicable devant les juridictions administratives relèvent de la compétence réglementaire dès lors qu'elles ne mettent en cause aucune des matières réservées au législateur par l'article 34 de la Constitution ou d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle. Les dispositions contestées, en ce qu'elles imposent aux tribunaux administratifs et aux cours administratives d'appel un délai de jugement à peine de dessaisissement ne mettent en cause aucune des matières réservées au législateur par l'article 34 de la Constitution ou d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle et relèvent ainsi de la compétence réglementaire. Par suite, la FNUJA n'est pas fondée à soutenir que le décret attaqué serait intervenu dans le domaine de la loi.

5. En second lieu, aux termes de l'article 22 de la Constitution : " Les actes du Premier ministre sont contresignés le cas échéant par les ministres chargés de leur exécution ". S'agissant d'un acte règlementaire, les ministres chargés de son exécution sont ceux qui ont compétence pour signer ou contresigner les mesures règlementaires ou individuelles que comporte nécessairement l'exécution de cet acte. Contrairement à ce que soutient la FNUJA, le décret attaqué n'implique l'intervention d'aucune mesure d'exécution que le ministre de l'intérieur ou le ministre chargé des solidarités seraient compétents pour signer ou contresigner. Par suite, le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait été pris en méconnaissance de l'article 22 de la Constitution faute d'avoir été contresigné par ces ministres ne peut qu'être écarté.

6. Enfin, les stipulations de l'article 8 de la convention signée le 25 juin 1998 à Aarhus sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement, aux termes desquelles " Chaque Partie s'emploie à promouvoir une participation effective du public à un stade approprié - et tant que les options sont encore ouvertes - durant la phase d'élaboration par des autorités publiques des dispositions réglementaires et autres règles juridiquement contraignantes d'application générale qui peuvent avoir un effet important sur l'environnement (...) " requièrent l'intervention d'actes complémentaires pour produire des effets à l'égard des particuliers et ne peuvent être utilement invoquées à l'appui du recours formé contre le décret attaqué.

Sur la légalité interne :

7. En premier lieu, si les dispositions du III de l'article R. 311-6 du code de justice administrative prévoient un dessaisissement du tribunal administratif qui ne statue pas dans un délai de dix mois au profit de la cour administrative d'appel, et faute pour celle-ci de statuer dans ce même délai, un dessaisissement de la cour administrative d'appel au profit du Conseil d'Etat, la procédure ainsi organisée, n'a pas, en tant que telle, pour objet ou pour effet de supprimer un degré de juridiction et se borne à aménager les délais de jugement sans priver les justiciables de l'accès à un juge dès lors qu'elle permet aux requérants dont la demande ne serait pas jugée dans le délai imparti par le tribunal administratif d'exposer leurs moyens devant la cour administrative d'appel ou, le cas échéant et si cette dernière ne statue pas dans le délai imparti, devant le Conseil d'Etat, appelés à statuer en droit et en fait. Ces dispositions, qui, contrairement à ce que soutient la FNUJA, présentent un caractère temporaire, prises dans l'objectif de réduire le délai de traitement des recours pouvant retarder la réalisation de certains types d'installations de production d'énergie à partir de sources renouvelables, ne méconnaissent pas le principe d'égalité entre les justiciables.

8. En deuxième lieu, d'une part, ni les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ni les stipulations du paragraphe 1 de l'article 6 et de l'article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni aucun principe général du droit ne consacrent l'existence d'une règle du double degré de juridiction qui s'imposerait au pouvoir réglementaire. D'autre part, si le II de l'article R. 311-6 du code de justice administrative prévoit que le délai de recours contre les décisions concernées est de deux mois, par dérogation, le cas échéant, aux dispositions spéciales prévues par les dispositions réglementaires propres à certaines de ces décisions prévoyant un délai de recours d'une durée supérieure, le pouvoir réglementaire s'est borné à appliquer à ces décisions le délai de recours de droit commun résultant de l'article R. 421-1 du code de justice administrative, sans porter d'atteinte illégale au droit à un recours juridictionnel effectif. Les dispositions du décret attaqué prévoyant que le délai de recours contentieux contre les décisions concernées n'est pas prorogé par l'exercice d'un recours administratif ne portent pas davantage d'atteinte illégale à ce droit.

9. En troisième lieu, aux termes du II de l'article L. 110-1 du code de l'environnement, les autorités s'inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, du " principe de non-régression, selon lequel la protection de l'environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l'environnement, ne peut faire l'objet que d'une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment ". Toutefois, les requérants ne peuvent utilement invoquer ce principe de non-régression en matière environnementale pour contester des dispositions aménageant le régime contentieux applicable aux décisions visées par le décret attaqué.

10. Enfin, il ne ressort pas des pièces du dossier que le décret en litige serait entaché d'erreur manifeste d'appréciation en ce que, de manière temporaire et en vue de diminuer les délais de jugement pour certains recours en matière d'installations de production d'énergie à partir de sources renouvelables et d'ouvrages des réseaux publics de transport et de distribution d'électricité, il impartit un délai, à peine de dessaisissement, pour le jugement de tels recours en première instance ou en appel.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la Conférence des bâtonniers de France et la FNUJA ne sont pas fondées à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 29 octobre 2022 qu'ils attaquent.

12. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font par suite obstacle à ce qu'une somme soit mise à ce titre à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans les présentes instances, la partie perdante.



D E C I D E :
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Article 1er : L'intervention du Conseil national des barreaux est admise.
Article 2 : Les requêtes de la Conférence des bâtonniers de France et de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats sont rejetées.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la Conférence des bâtonniers de France, à la Fédération nationale des unions de jeunes avocats, au Conseil national des barreaux, au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, au garde des sceaux, ministre de la justice et au Premier ministre.
Délibéré à l'issue de la séance du 18 mars 2024 où siégeaient : M. Jacques Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Maud Vialettes, Mme Gaëlle Dumortier, présidentes de chambres ; M. Jean-Luc Nevache, M. Alban de Nervaux, Mme Célia Verot, M. Jean-Dominique Langlais, conseillers d'Etat ; Mme Catherine Brouard-Gallet, conseillère d'Etat en service extraordinaire, et Mme Marie Anne Lévêque, conseillère d'Etat-rapporteure.


Rendu le 12 avril 2024.

Le président :
Signé : M. Jacques-Henri Stahl
La rapporteure :
Signé : Mme Marie-Anne Lévêque
Le secrétaire :
Signé : M. Christophe Bouba

ECLI:FR:CECHR:2024:470092.20240412
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