Conseil d'État, Juge des référés, 18/01/2024, 490407, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 22 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B... demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de la décision du 30 novembre 2023 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice a prononcé à son encontre la sanction de déplacement d'office en application des dispositions du 2° de l'article 45 de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Il soutient que :
- sa requête est recevable dès lors qu'il produit une copie de son recours en excès de pouvoir contre la décision du 30 novembre 2023 introduit devant le Conseil d'Etat le 14 décembre 2023 ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que la décision portant sanction de déplacement d'office porte une atteinte grave et immédiate à sa situation ainsi qu'à celle de sa famille eu égard à son état de santé et à celui de ses enfants ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ;
- elle est entachée d'une erreur d'appréciation en ce que la sanction prononcée n'est pas proportionnée au regard des faits reprochés dès lors que, d'une part, il n'a manqué ni à son devoir de probité, ni à son devoir de délicatesse et, d'autre part, ces faits n'atteignent pas le seuil de nature à justifier une sanction disciplinaire, à tout le moins un déplacement d'office, eu égard à son contexte familial et à son état de santé ;
- elle est entachée d'une erreur d'appréciation en ce que la sanction est inadaptée à sa situation actuelle dès lors que son état de santé et son contexte familial sont incompatibles avec une mesure de déplacement géographique.

Par un mémoire en défense, enregistré le 9 janvier 2024, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, M. B..., et d'autre part, le garde des sceaux, ministre de la justice ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 12 janvier 2024, à 10 heures :

- Me Delamarre, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de M. B... ;

- M. B... ;

- les représentants du garde des sceaux, ministre de la justice ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;




Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. M. A... B..., qui a intégré la magistrature de l'ordre judiciaire depuis 1994, exerce les fonctions de vice-procureur de la République auprès du tribunal judiciaire de Bordeaux depuis un décret du 17 décembre 2010. Par une décision en date du 30 novembre 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice, après avoir recueilli l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, a prononcé à son encontre la sanction de déplacement d'office. M. B... demande au juge des référés du Conseil d'Etat d'ordonner la suspension de l'exécution de cette sanction.

3. Aux termes de l'article 45 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 : " Les sanctions disciplinaires applicables aux magistrats sont : / 1° Le blâme avec inscription au dossier ; / 2° Le déplacement d'office ; / (...). "

4. Il résulte de l'instruction qu'il est reproché à M. A... B..., d'une part, d'avoir, sans en avoir informé sa hiérarchie, ouvert une enquête pénale en février 2018 pour des faits d'escroquerie et de tentative d'escroquerie commis en bande organisée au préjudice du père de l'ancienne bâtonnière du barreau de Bordeaux qui avait été pendant plusieurs années l'employeure de son épouse et qu'il connaissait lui-même depuis longtemps alors qu'il n'était pas chargé de connaître de ce type d'infraction, manquant ainsi à ses devoirs de loyauté, d'impartialité et de probité, d'autre part, d'avoir, par certaines insuffisances professionnelles, manqué à son devoir de délicatesse en ne s'étant pas suffisamment inscrit dans la collectivité de travail du parquet.

Sur la condition d'urgence :

5. L'urgence justifie la suspension de l'exécution d'un acte administratif lorsque celui-ci porte atteinte de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte contesté sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue. L'urgence doit être appréciée objectivement et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'affaire.

6. Il résulte de l'instruction, et notamment de l'audience publique, d'une part, que l'un des trois enfants du couple B... a développé, en 2014, alors qu'il était âgé de huit ans, une maladie neurologique, qui s'est aggravée au fil des années, le rendant sujet à des crises pouvant être très violentes et imposant à plusieurs reprises l'intervention des pompiers et son hospitalisation, requérant de la part des époux B... une vigilance et une disponibilité permanentes. M. B... a été très affecté par cette situation et a développé de son côté une dépression qui l'a conduit à être hospitalisé à plusieurs reprises au cours des années 2018 et 2019 et, finalement, à être placé en congé de longue maladie de mai 2019 jusqu'en mai 2022 et à n'être réintégré dans ses fonctions au parquet de Bordeaux qu'en mai 2022, d'abord à mi-temps puis à 80 % en raison de son état de santé. En outre, le fils aîné du couple B... a également connu au cours de la même période, en raison de la maladie de son frère et de l'état de santé de son père, des périodes de dépression ayant conduit à plusieurs reprises à son hospitalisation. Le médecin traitant de M. B... a fourni plusieurs attestations faisant état de la grande fragilité de l'état de santé de l'intéressé et, notamment, une attestation datée du 4 décembre 2023 indiquant que cet état de santé est " incompatible avec tout déplacement professionnel en dehors de la sphère familiale " et une dernière attestation, en date du 11 janvier 2024, faisant suite à une réunion en visioconférence de M. B... avec les services de la chancellerie au cours de laquelle fut invoquée sa possible prochaine affectation au parquet d'Angoulême : cette attestation précise que l'intéressé " nécessite une nouvelle hospitalisation, prévue le 15 janvier 2024, en raison de la poursuite de la dégradation de son état de santé dans la perspective des bouleversements organisationnels eu égard à une mutation professionnelle ".

7. Il résulte de ce qui précède que, dans les circonstances particulières de l'affaire, eu égard tant à la grande fragilité de l'état de santé l'intéressé qu'à celui de son troisième fils, âgé de dix-sept ans et dont il assume la charge avec son épouse, la condition d'urgence justifiant la suspension de l'exécution de la décision de déplacement d'office est remplie.


Sur le moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :

8. Il résulte de l'instruction, ainsi qu'il a été dit au point 6, que M. B... s'est trouvé confronté, à partir de 2014 au moins, à une situation personnelle particulièrement difficile en raison de la maladie neurologique survenue à son troisième fils, des périodes de dépression connues par son fils aîné et par lui-même, qui ont conduit à plusieurs arrêts de travail, en mars, en juin et en novembre 2018, avec une hospitalisation en juin-juillet 2018 puis en décembre-janvier 2019, suivis d'un placement en congé de longue maladie, en mai 2019 jusqu'en mai 2022. Au cours de la même année 2018, ses deux fils, l'un âgé de vingt ans et l'autre de douze ans, ont également été hospitalisés à plusieurs reprises. Cette situation, ainsi que le relève d'ailleurs le rapport de l'inspection générale de la justice, est susceptible d'avoir affecté la vie professionnelle de M. B..., notamment son assiduité et sa disponibilité, à l'origine du manquement au devoir de délicatesse faute de s'être suffisamment inscrit dans la collectivité de travail du parquet, notamment en n'assistant pas aux réunions hebdomadaires de service et ayant une disponibilité réduite. Elle est également susceptible d'avoir eu une répercussion sur sa décision d'ouvrir et de conduire une enquête pénale qui ne relevait pas de ses attributions sans en informer sa hiérarchie, ainsi que le relève le rapport de l'inspection général lui-même : " fragilisé au cours de cette période par son état de santé et celui de ses enfants, il a pu, comme il l'a suggéré, perdre de sa clairvoyance pour céder au plaisir de rendre service à l'ancienne bâtonnière (...) ainsi qu'à la satisfaction de diriger une belle enquête, ce dont il était privé depuis longtemps ".

9. Dans ces conditions, compte tenu de l'état de santé défaillant de M. B... ainsi qu'à l'état de santé de ses fils, les moyens tirés de l'absence de manquement au devoir de probité et de ce que la sanction de déplacement d'office ne serait pas proportionnée aux manquements reprochés, sont de nature, en l'état de l'instruction et dans les circonstances particulières de l'espèce, à créer un doute sérieux sur la légalité de la sanction de déplacement d'office.

10. Il résulte de tout ce qui précède que doit être suspendue l'exécution de la décision du garde des sceaux, ministre de la justice, du 30 novembre 2023 portant déplacement d'office de M. B..., vice-procureur de la République près le tribunal judiciaire de Bordeaux.

11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros à verser à M. B... au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




O R D O N N E :
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Article 1er : L'exécution de la décision du garde des sceaux, ministre de la justice, du 30 novembre 2023 portant déplacement d'office de M. B... est suspendue.
Article 2 : L'Etat versera à M. B... une somme de 3 000 euros au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à M. A... B... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Fait à Paris, le 18 janvier 2024
Signé : Fabien Raynaud

ECLI:FR:CEORD:2024:490407.20240118
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