Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 09/11/2023, 469673

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

La société Transport tertiaire industrie a demandé au tribunal administratif de Melun de condamner le centre hospitalier intercommunal de Créteil à lui verser les sommes de 32 596,02 euros TTC au titre du solde du marché de travaux qu'elle a conclu avec celui-ci et de 39 488,86 euros TTC au titre de la prolongation des travaux. Le centre hospitalier a présenté des conclusions reconventionnelles tendant à la condamnation de la société à lui verser une somme de 222 815 euros au titre des préjudices causés par la faute commise par la société au cours de l'exécution des travaux. Par un jugement n° 1704160 du 15 juillet 2020, le tribunal administratif de Melun a fixé le solde du marché à la somme négative de 334 441,43 euros TTC et a rejeté le surplus des conclusions des parties.

Par un arrêt n° 20PA02709 du 14 octobre 2022, la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel formé par la société Transport tertiaire industrie contre ce jugement, ainsi que l'appel incident formé par le centre hospitalier intercommunal de Créteil.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 14 décembre 2022, 15 mars et 9 octobre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Transport tertiaire industrie demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge du centre hospitalier intercommunal de Créteil la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code des marchés publics ;
- l'arrêté du 8 septembre 2009 modifié portant approbation du cahier des clauses administratives générales relatif aux marchés publics de travaux ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Elise Adevah-Poeuf, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Marc Pichon de Vendeuil, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, Rameix, avocat de la société Transport tertiaire industrie et à la SCP Gaschignard, Loiseau, Massignon, avocat du centre hospitalier intercommunal de Créteil ;


Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par un acte d'engagement du 16 mars 2015, le centre hospitalier intercommunal de Créteil a confié à la société Transport tertiaire industrie un marché de travaux pour la réhabilitation d'un poste de livraison. Après réception des travaux, la société a adressé son projet de décompte final au centre hospitalier le 18 juillet 2016. Le maître d'œuvre lui a transmis le décompte général le 27 octobre 2016, faisant apparaître un solde négatif de 347 039,92 euros TTC. La société a formé une réclamation contre ce décompte le 25 novembre 2016, qui a été implicitement rejetée. Elle a adressé, le 14 avril 2017, un projet de décompte général signé au centre hospitalier et a saisi le tribunal administratif de Melun afin qu'il condamne celui-ci à lui verser la somme totale de 72 084,88 euros TTC au titre des travaux non payés et du coût de la prolongation des travaux. Le centre hospitalier a présenté des conclusions reconventionnelles tendant à la condamnation de la société à lui verser une somme de 222 815 euros au titre des préjudices liés à la faute commise par cette dernière au cours de l'exécution des travaux. Par un jugement du 15 juillet 2020, le tribunal administratif de Melun a fixé le solde du marché à la somme négative de 334 441,43 euros TTC et a rejeté le surplus des conclusions des parties. La société Transport tertiaire industrie se pourvoit en cassation l'arrêt du 14 octobre 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté l'appel qu'elle avait formé contre ce jugement ainsi que l'appel incident formé par le centre hospitalier. Eu égard aux moyens qu'elle invoque, la société doit être regardée comme ne demandant l'annulation de cet arrêt qu'en tant qu'il a rejeté ses conclusions d'appel.

2. En premier lieu, aux termes de l'article 13.4.2. du cahier des clauses administratives générales (CCAG) applicable aux marchés publics de travaux, dans sa version applicable au marché en litige, issue de l'arrêté du 8 septembre 2009 approuvant ce cahier, modifié par l'arrêté du 3 mars 2014 : " Le projet de décompte général est signé par le représentant du pouvoir adjudicateur et devient alors le décompte général./ Le représentant du pouvoir adjudicateur notifie au titulaire le décompte général à la plus tardive des deux dates ci-après :/ -trente jours à compter de la réception par le maître d'œuvre de la demande de paiement finale transmise par le titulaire ;/ - trente jours à compter de la réception par le représentant du pouvoir adjudicateur de la demande de paiement finale transmise par le titulaire. (...) ". Aux termes de l'article 13.4.3 du même cahier : " Dans un délai de trente jours compté à partir de la date à laquelle ce décompte général lui a été notifié, le titulaire envoie au représentant du pouvoir adjudicateur, avec copie au maître d'œuvre, ce décompte revêtu de sa signature, avec ou sans réserves, ou fait connaître les motifs pour lesquels il refuse de le signer. / (...) / En cas de contestation sur le montant des sommes dues, (...) Ce désaccord est réglé dans les conditions mentionnées à l'article 50 du présent CCAG. (...) ".

3. Aux termes de l'article 13.4.4 du même cahier : " Si le représentant du pouvoir adjudicateur ne notifie pas au titulaire le décompte général dans les délais stipulés à l'article 13.4.2, le titulaire notifie au représentant du pouvoir adjudicateur, avec copie au maître d'œuvre, un projet de décompte général signé (...) / Dans un délai de dix jours à compter de la réception de ces documents, le représentant du pouvoir adjudicateur notifie le décompte général au titulaire. Le décompte général et définitif est alors établi dans les conditions fixées à l'article 13.4.3. / Si, dans ce délai de dix jours, le représentant du pouvoir adjudicateur n'a pas notifié au titulaire le décompte général, le projet de décompte général transmis par le titulaire devient le décompte général et définitif. (...) ".

4. Aux termes de l'article 50.1 du même cahier : " 50.1.1. Si un différend survient entre le titulaire et le maître d'œuvre, sous la forme de réserves faites à un ordre de service ou sous toute autre forme, ou entre le titulaire et le représentant du pouvoir adjudicateur, le titulaire rédige un mémoire en réclamation (...) / 50.1.2. Après avis du maître d'œuvre, le représentant du pouvoir adjudicateur notifie au titulaire sa décision motivée dans un délai de trente jours à compter de la date de réception du mémoire en réclamation. / 50.1.3. L'absence de notification d'une décision dans ce délai équivaut à un rejet de la demande du titulaire ".

5. Il résulte de ces stipulations que la notification au titulaire du marché d'un décompte général, même irrégulier, fait obstacle à l'établissement d'un décompte général et définitif tacite à l'initiative du titulaire dans les conditions prévues par l'article 13.4.4 de ce cahier.

6. Il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que si la société Transport tertiaire industrie se prévalait, sur le fondement de l'article 13.4.4 du CCAG, d'un décompte général et définitif tacite qui serait né du silence gardé par le centre hospitalier sur son projet de décompte général, notifié le 14 avril 2017, le maître d'œuvre lui avait auparavant notifié un décompte général le 27 octobre 2016, contre lequel elle avait formé une réclamation le 25 novembre 2016. Par suite, en jugeant, d'une part, que la société ne pouvait se prévaloir d'aucun décompte général et définitif tacite dès lors qu'un décompte général lui avait été notifié avant la naissance d'un décompte général et définitif tacite, et, d'autre part, qu'il y avait lieu d'appliquer les stipulations de l'article 50.1 du CCAG relatives aux réclamations du titulaire du marché, la cour administrative d'appel n'a pas inexactement interprété les termes du cahier des clauses administratives générales, ni dénaturé les pièces du dossier. Si la cour a relevé que le maître d'ouvrage s'était approprié le décompte général rédigé par le maître d'œuvre, ces motifs revêtaient un caractère surabondant et ne peuvent dès lors être utilement critiqués par le pourvoi.

7. En deuxième lieu, il appartient au juge du contrat, en l'absence de décompte général devenu définitif, de statuer sur les réclamations pécuniaires présentées par chacune des deux parties pour déterminer le solde de leurs obligations contractuelles respectives. Il suit de là que, pour la fixation du solde du marché qui lui était demandée, la cour, en prenant en compte les pénalités de retard réclamées dans le décompte général et contestées par la société Transport tertiaire industrie, n'a pas commis d'erreur de droit, ne s'est méprise ni sur la portée des écritures de la société requérante ni sur celle du jugement contesté et n'a pas statué au-delà des conclusions dont elle était saisie.

8. En troisième lieu, les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché à forfait ne peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché que dans la mesure où celle-ci justifie soit que ces difficultés trouvent leur origine dans des sujétions imprévues ayant eu pour effet de bouleverser l'économie du contrat soit qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en œuvre, en particulier dans le cas où plusieurs cocontractants participent à la réalisation de travaux publics.

9. Si la société Transport tertiaire industrie soutient que la cour aurait inexactement qualifié les faits de l'espèce, commis un erreur de droit et insuffisamment motivé son arrêt en jugeant que la décision par laquelle le maître d'ouvrage avait interrompu le chantier, interruption au titre de laquelle elle demandait à être indemnisée, n'était pas fautive, ces moyens ne peuvent qu'être écartés dès lors que la cour a relevé que la société requérante ne se prévalait pas devant elle du caractère fautif de cette décision.

10. En quatrième lieu, en jugeant que le centre hospitalier était fondé à appliquer des pénalités de retard correspondant à 96 jours, la cour a porté sur les faits et les pièces du dossier une appréciation souveraine exempte de dénaturation.

11. En dernier lieu, il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que la cour a rejeté l'appel formé par la société Transport tertiaire industrie contre le jugement du tribunal administratif qui avait, à l'article 1er de son dispositif, fixé le solde du marché à la somme négative de 334 441,43 euros TTC. En statuant ainsi, alors qu'elle avait fixé ce solde à la somme négative de 269 039,92 euros dans les motifs de son arrêt, la cour l'a entaché d'une contradiction entre les motifs et le dispositif.

12. Il résulte de ce qui précède que la société Transport tertiaire industrie est seulement fondée à demander l'annulation de l'arrêt en tant qu'il a rejeté ses conclusions d'appel tendant à ce que le solde du marché soit ramené à la somme négative de 269 039,92 euros TTC et, par voie de conséquence, en tant qu'il a statué sur les conclusions des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

14. Il résulte des motifs de l'arrêt du 14 octobre 2022 de la cour administrative d'appel de Paris, devenus irrévocables sur ce point, que le solde du marché en litige doit être fixé à la somme de 269 039,92 euros TTC, au débit de la société Transport tertiaire industrie. Par suite, cette société est seulement fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Melun a fixé ce solde à la somme de 334 441,43 euros TTC à son débit.

15. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions des parties présentées tant en appel qu'en cassation au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


D E C I D E :
--------------
Article 1er : L'arrêt du 14 octobre 2022 de la cour administrative d'appel de Paris est annulé en tant qu'il a rejeté les conclusions d'appel de la société Transport tertiaire tendant à ce que le solde du marché en litige soit ramené à la somme de 269 039,92 euros TTC à son débit et, par voie de conséquence, en tant qu'il a statué sur les conclusions des parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 2 : Le solde du marché en litige est fixé à 269 039, 92 euros TTC, au débit de la société Transport tertiaire industrie.
Article 3 : Le jugement du 15 juillet 2020 du tribunal administratif de Melun est réformé en ce qu'il a de contraire à la présente décision.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de la société Transport tertiaire industrie est rejeté.
Article 5 : Les conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à la société Transport tertiaire industrie et au centre hospitalier intercommunal de Créteil.

ECLI:FR:CECHR:2023:469673.20231109
Retourner en haut de la page