CAA de NANTES, 3ème chambre, 21/07/2023, 22NT01294, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Le groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC) Ferme de Saint-Mieux et Mme A... B... ont demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'État, l'agence des services et de paiement et la région Bretagne à verser au GAEC Ferme de Saint-Mieux la somme de 201 653 euros et de condamner l'État, l'agence des services et de paiement et subsidiairement la région Bretagne à verser à Mme B... la somme de 67 652 euros, assortie des intérêts moratoires.

Par un jugement n°1904748 du 28 février 2022, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser les sommes de 2 993,58 euros au GAEC Ferme de Saint-Mieux et de 3 000 euros à Mme B... et a rejeté le surplus de leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 29 avril 2022, le ministre de l'agriculture et de l'alimentation demande à la cour d'annuler ce jugement du 28 février 2022 du tribunal administratif de Rennes et de rejeter la demande du GAEC Ferme de Saint-Mieux et de Mme A... B... devant ce tribunal.

Il soutient que :
- le jugement attaqué est entaché d'une contradiction de motifs dès lors qu'il relève à son point 7 qu'il appartient à l'agence de service et de paiement de procéder au règlement des aides, ainsi qu'à leur instruction et qu'il condamne l'Etat en raison d'une méconnaissance du délai raisonnable d'instruction des demandes d'aides agricoles ;
- c'est à tort que le tribunal a jugé que le délai d'instruction des demandes d'aides en litige était anormalement long et de nature à ouvrir droit à réparation.

Par un mémoire en défense enregistré le 31 mai 2022, le GAEC Ferme de Saint-Mieux et de Mme B... concluent au rejet de la requête et à ce que la somme de 5 000 euros soit mise à la charge de l'Etat, ou le cas échéant l'ASP et la Région Bretagne, en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et demandent à la cour, par la voie de l'appel incident de porter à 5 000 euros la somme, assortie des intérêt au taux légal, que l'Etat ou le cas échéant l'ASP et la Région Bretagne seront condamnés à verser à Mme B... en réparation de son préjudice moral et d'assortir la somme allouée au GAEC en première instance des intérêts au taux légal.

Ils font valoir que :
- les moyens soulevés par le ministre de l'agriculture et de l'alimentation ne sont pas fondés ;
- à supposer même que le délai de versement des aides ne soit pas excessif, l'Etat a commis des fautes en ne procédant pas annuellement à l'instruction et au paiement des aides à l'agriculture biologique dues au GAEC et en délivrant de façon répétée des informations erronées sur les délais de versement des aides ;
- Mme B... a subi un préjudice moral qui doit être évalué à la somme de 5 000 euros.

La requête a été communiquée à l'Agence de services et de paiement, qui n'a pas produit d'observations.

Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :
- le règlement UE n° 1305/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 ;
- le règlement UE n° 1306/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 ;
- le règlement UE n° 2017/2393 du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2017 ;
- la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014 ;
- le décret n° 2015-445 du 16 avril 2015 ;
- le décret n° 2015-871 du 16 juillet 2015 ;
- le décret n° 2016-126 du 8 février 2016 ;
- le décret n° 2016-1203 du 7 septembre 2016 ;
- le décret n° 2017-1318 du 4 septembre 2017 ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code rural et de la pêche maritime ;
- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Catroux,
- les conclusions de M. Berthon, rapporteur public,
- et les observations de Me Chevalier, représentant le GAEC Ferme de Saint-Mieux et sa gérante Mme B....


Considérant ce qui suit :

1. Le GAEC Ferme de Saint-Mieux, représenté par sa gérante Mme B..., exploite une activité agricole de polyculture céréalière et d'élevage de vaches laitières à Trébry et s'est engagé dans un processus de conversion à l'agriculture biologique à partir de 2015. Dans ce contexte, le GAEC a demandé, le 14 juin 2015, à bénéficier d'aides à la conversion et au maintien de l'agriculture biologique. Par une première décision du 20 octobre 2017, le président de la région Bretagne a accordé les aides sollicitées, à compter du 15 juin 2015. Par une seconde décision du 5 mai 2017, le président de la région a approuvé un basculement de ces aides au titre de la conversion à l'agriculture biologique. Le GAEC Ferme de Saint-Mieux et Mme B... ont demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'État, l'agence des services et de paiement et la région Bretagne à les indemniser des différents préjudices qu'ils estiment avoir subis, en raison des retards de paiement des aides à la conversion et au maintien de l'agriculture biologique versées au titre des années 2016 à 2018. Par un jugement du 28 février 2022, dont le ministre de l'agriculture et de l'alimentation relève appel, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser les sommes de 2 993,58 euros au GAEC Ferme de Saint-Mieux et de 3 000 euros à Mme B.... Par la voie de l'appel incident, ces derniers demandent à la cour que la somme que l'Etat, ou, le cas échéant, l'ASP ou la région Bretagne seront condamnés à verser à Mme B... au titre de son préjudice moral soit portée à 5 000 euros.

Sur la personne publique responsable :

2. D'une part, dans le cadre de la mise en œuvre de la politique agricole commune, la commission européenne a procédé à de nombreuses corrections financières des aides agricoles versées dès 2007 par l'administration française, au motif notamment des insuffisances du registre parcellaire graphique et du système d'information servant de cadre à l'instruction des demandes d'aides agricoles financées par l'Union européenne. Le ministre de l'agriculture soutient que les délais d'instruction et de versement des aides en litige, qui relèvent du second pilier de la politique agricole commune, ne sont pas anormaux au regard des circonstances dans lesquelles l'administration a dû procéder à cette instruction, ces circonstances comportant, d'une part, une refonte totale, achevée seulement en 2017, des logiciels indispensables au paiement des aides surfaciques, et notamment du système d'information des aides surfaciques (ISIS), qui permet le contrôle des surfaces agricoles, et, d'autre part, une révision de très grande ampleur du registre parcellaire graphique.
3. Il résulte toutefois de l'instruction que les retards pris dans l'instruction et le paiement des aides du second pilier trouvent leur origine dans la volonté des autorités françaises de limiter en priorité les retards s'agissant des aides du premier pilier soumises à une date limite de paiement dont le non-respect est sanctionné par des corrections financières et que ces retards résultent aussi de l'impréparation de l'administration française à la mise en place d'un dispositif approprié de paiement des aides de la programmation 2014-2020 et notamment aux conséquences opérationnelles de la régionalisation, le dispositif adopté étant très complexe. Même si un plan de retour à la normale a été déployé en 2018 et 2019 par l'administration et des avances de trésorerie remboursables ont été mises en œuvre pour limiter les conséquences de ces retards pour les exploitants agricoles, les délais de traitement des demandes d'aides à la conversion à l'agriculture biologique au titre des années 2016 et 2017 ne peuvent être regardés comme normaux. Dès lors qu'ils excèdent un délai raisonnable, ils sont de nature à révéler une faute de l'administration dans la gestion de ces aides.
4. D'autre part, aux termes de l'article 7 du règlement UE n° 1306/2013 du 17 décembre 2013 visé : " Les organismes payeurs gèrent et assurent le contrôle des opérations liées à l'intervention publique qui relèvent de leur responsabilité et conservent une responsabilité globale dans ce domaine. " et aux termes de l'article 3 du décret du 8 février 2016 visé ci-dessus : " l'Agence de services et de paiement assure la maîtrise d'œuvre et la maîtrise d'ouvrage pour (...) ISIS ".
5. Au cas présent, le GAEC Ferme de Saint-Mieux a présenté des demandes d'aides à la conversion à l'agriculture biologique au titre des campagnes 2016, 2017 et 2018. Si le GAEC requérant a bénéficié du versement d'avances sur trésorerie remboursables au titre des campagnes 2016 à 2017, respectivement de 14 145,84 euros versés le 30 mars 2017 et de 14 311 euros versés le 21 février 2018, les soldes des aides litigieuses restant dus à la société requérante lui ont été versés à l'issue d'un délai d'instruction de trois ans et deux mois s'agissant de la campagne 2016 pour un montant d'environ 9 000 euros et de deux ans et deux mois concernant la campagne 2017 pour un montant de 8 800 euros environ. Dans ces conditions, eu égard au caractère déraisonnable de ces délais et malgré les difficultés résultant de la réorganisation tardive du système national d'instruction et de contrôle des aides agricoles, l'ASP, en qualité d'organisme payeur, gestionnaire de l'aide en cause et de maître d'ouvrage de l'application ISIS, a commis une faute de nature à engager sa responsabilité à l'égard du GAEC Ferme de Saint-Mieux et de Mme B... et à leur ouvrir droit à réparation pour les préjudices qui en ont directement découlé.
Sur les préjudices du GAEC et de Mme B... :
6. Le GAEC Ferme de Saint-Mieux établit avoir supporté des frais bancaires d'un montant de 2 993,58 euros, qui sont en lien direct avec les délais anormalement longs de paiement des demandes d'aides en litige.
7. Il résulte de l'instruction que Mme B... a subi du fait des retards de paiements des aides litigieuses sur une durée de trois années un préjudice moral dont le tribunal n'a pas fait une insuffisante évaluation en le fixant à la somme de 3 000 euros.
8. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'agriculture et de l'alimentation est fondé à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Rennes a, par le jugement attaqué, condamné l'Etat à verser les sommes de 2 993,58 euros au GAEC Ferme de Saint-Mieux au titre de son préjudice financier et de 3 000 euros à Mme B... au titre du préjudice moral subi par cette dernière et que ces derniers ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que le tribunal a limité à ce dernier montant l'indemnisation de l'intéressée. Ces derniers sont en revanche fondés à demander par la voie de l'appel incident la condamnation de l'ASP à verser des sommes de 2 993,58 euros au GAEC Ferme de Saint-Mieux et de 3 000 euros à Mme B....
Sur les intérêts :
9. Les sommes mentionnées au point précédent doivent être assorties des intérêts au taux légal à compter du 7 juin 2019, date de réception de la réclamation du GAEC Ferme de Saint-Mieux et de Mme B... auprès de l'ASP.
Sur les frais d'instance :

10. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'ASP une somme globale de 3 000 euros à verser au GAEC Ferme de Saint-Mieux et à Mme B... sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : Les articles 1er et 2 du jugement du 28 février 2022 du tribunal administratif de Rennes sont annulés.
Article 2 : L'ASP est condamnée à verser les sommes de 2 993,58 euros au GAEC Ferme de Saint-Mieux et de 3 000 euros à Mme B.... Ces sommes seront majorées des intérêts au taux légal à compter du 7 juin 2019.

Article 3 : L'ASP versera au GAEC Ferme de Saint-Mieux et à Mme B... la somme globale de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le surplus des conclusions du GAEC Ferme de Saint-Mieux et de Mme B... est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme A... B..., au groupement agricole d'exploitation en commun Ferme de Saint-Mieux, à la région Bretagne, à l'Agence de services et de paiement et au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire.
Copie en sera transmise, pour information, au préfet de la région Bretagne.

Délibéré après l'audience du 29 juin 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Salvi, président,
- Mme Lellouch, première conseillère,
- M. Catroux, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 21 juillet 2023.

Le rapporteur,
X. CATROUXLe président,
D. SALVI La greffière,
A. MARTIN
La République mande et ordonne au ministre de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 22NT01294



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