Conseil d'État, 8ème - 3ème chambres réunies, 12/07/2023, 466809, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

L'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) " Le Jardin d'Emilie " a demandé au tribunal administratif de Toulouse de prononcer la restitution partielle de la cotisation primitive de taxe sur les salaires à laquelle il a été assujetti au titre de l'année 2017. Par un jugement du 26 janvier 2021, ce tribunal a prononcé la restitution demandée à concurrence de 224 176 euros et rejeté le surplus de la demande.

Par un arrêt n° 21TL21882 du 23 juin 2022, la cour administrative d'appel de Toulouse, après avoir partiellement annulé ce jugement, a remis à la charge de l'EHPAD " Le Jardin d'Emilie " l'intégralité de la cotisation primitive de taxe sur les salaires due au titre de l'année 2017.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés le 19 août 2022 et le 21 novembre 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'EHPAD " Le Jardin d'Emilie " demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code général des impôts, notamment son article 256 B, et le livre des procédures fiscales ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 16 septembre 2008 (C-288/07) ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 29 octobre 2015 (C-174/14) ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 19 janvier 2017 (C-344/15) ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Vincent Mahé, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Karin Ciavaldini, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat de l'EHPAD " Le Jardin d'Emilie " ;



Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) " Le Jardin d'Emilie ", établissement public situé à Caussade (Tarn-et-Garonne) a sollicité la restitution partielle de la taxe sur les salaires qu'il a acquittée au titre de l'année 2017, en revendiquant l'assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée de ses prestations d'hébergement et d'assistance aux personnes âgées dépendantes. Après rejet de sa réclamation, il a saisi le tribunal administratif de Toulouse qui, par un jugement du 26 janvier 2021, a prononcé la restitution de la taxe sur les salaires demandée. L'EHPAD se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 23 juin 2022 par lequel la cour administrative d'appel de Toulouse, saisie de l'appel formé contre ce jugement par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, a annulé ce jugement et remis à sa charge le montant de taxe sur les salaires dont il avait obtenu la restitution devant le tribunal.

Sur le cadre juridique :

En ce qui concerne la tarification par les EHPAD de leurs prestations d'hébergement :

2. D'une part, aux termes de l'article L. 312-1 du code de l'action sociale et des familles : " I.- Sont des établissements et services sociaux et médico-sociaux, au sens du présent code, les établissements et les services, dotés ou non d'une personnalité morale propre, énumérés ci-après : (...) 6° Les établissements et les services qui accueillent des personnes âgées (...) ". Aux termes de l'article L. 314-2 du même code, les établissements assurant l'hébergement des personnes âgées mentionnées au 6° du I de l'article L. 312-1 du même code : " sont financés par : (...) 3° Des tarifs journaliers afférents aux prestations relatives à l'hébergement, fixés par le président du conseil général, dans des conditions précisées par décret et opposables aux bénéficiaires de l'aide sociale accueillis dans des établissements habilités totalement ou partiellement à l'aide sociale à l'hébergement des personnes âgées (...). Un décret fixe la liste des prestations minimales relatives à l'hébergement, qui est dite " socle de prestations ". Les conditions de l'habilitation à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale sont déterminées par les articles L. 313-6 et suivants du même code, qui prévoient notamment que l'habilitation précise la capacité d'accueil de l'établissement ou du service et qu'elle peut être refusée pour tout ou partie de la capacité prévue.

3. D'autre part, en vertu de l'article L. 342-1 du code de l'action sociale et des familles, les établissements accueillant des personnes âgées qui ne sont pas habilités à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale, ou qui n'accueillent pas à titre principal des bénéficiaires de l'aide sociale pour la fraction de leur capacité au titre de laquelle ils ne sont pas habilités à cette fin, sont soumis aux dispositions spécifiques des articles L. 342-2 à L. 342-6 de ce code. A ce titre, en particulier, l'article L. 342-3 prévoit que les prix des prestations d'hébergement sont librement fixés lors de la signature du contrat qui doit être passé entre l'établissement et la personne âgée, et non pas soumis aux tarifs journaliers fixés en vertu de l'article L. 314-2 du même code par le président du conseil départemental.

4. Il résulte de l'ensemble de ces dispositions que les EHPAD qui sont habilités à accueillir entièrement ou principalement des personnes âgées à faibles ressources sont soumis en principe à une tarification administrée de leurs prestations relatives à l'hébergement, laquelle est applicable à l'ensemble de leurs résidents, qu'ils soient ou non bénéficiaires de l'aide sociale.

En ce qui concerne l'assujettissement à la taxe sur les salaires des personnes de droit public pour l'activité de leurs services sociaux :

5. D'une part, les sommes payées à titre de rémunération aux salariés sont soumises à une taxe au taux de 4,25 % en application du 1 de l'article 231 du code général des impôts qui, dans sa rédaction applicable à l'année en litige, dispose : " Cette taxe est à la charge des entreprises et organismes qui emploient ces salariés, (...) lorsqu'ils ne sont pas assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée ou ne l'ont pas été sur 90 % au moins de leur chiffre d'affaires au titre de l'année civile précédant celle du paiement desdites rémunérations (...) ".

6. D'autre part, aux termes de l'article 13 de la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : " la directive TVA ") : " 1. Les États, les régions, les départements, les communes et les autres organismes de droit public ne sont pas considérés comme des assujettis pour les activités ou opérations qu'ils accomplissent en tant qu'autorités publiques, même lorsque, à l'occasion de ces activités ou opérations, ils perçoivent des droits, redevances, cotisations ou rétributions. / Toutefois, lorsqu'ils effectuent de telles activités ou opérations, ils doivent être considérés comme des assujettis pour ces activités ou opérations dans la mesure où leur non-assujettissement conduirait à des distorsions de concurrence d'une certaine importance. (...) / 2. Les États membres peuvent considérer comme activités de l'autorité publique les activités des organismes de droit public, lorsqu'elles sont exonérées en vertu des articles 132 (...) ". Aux termes du g du 1 de l'article 132 de cette directive, les Etats membres exonèrent de la taxe sur la valeur ajoutée " les prestations de services et les livraisons de biens étroitement liées à l'aide et à la sécurité sociales, y compris celles fournies par les maisons de retraite, effectuées par des organismes de droit public ou par d'autres organismes reconnus comme ayant un caractère social par l'État membre concerné (...) ".

7. Aux termes de l'article 256 du code général des impôts : " I. Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel (...) ". Aux termes de l'article 256 A du même code : " Sont assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée les personnes qui effectuent de manière indépendante une des activités économiques mentionnées au troisième alinéa, quels que soient le statut juridique de ces personnes, leur situation au regard des autres impôts et la forme ou la nature de leur intervention. / (...) Les activités économiques visées au premier alinéa se définissent comme toutes les activités de producteur, de commerçant ou de prestataire de services (...) ". Aux termes du premier alinéa de l'article 256 B du même code : " Les personnes morales de droit public ne sont pas assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée pour l'activité de leurs services (...) sociaux (...) lorsque leur non-assujettissement n'entraîne pas de distorsions dans les conditions de la concurrence ". Aux termes du b du 1° du 7 de l'article 261 du même code, sont exonérées de la taxe sur la valeur ajoutée " les opérations faites au bénéfice de toutes personnes par des œuvres sans but lucratif qui présentent un caractère social ou philanthropique et dont la gestion est désintéressée, lorsque les prix pratiqués ont été homologués par l'autorité publique ou que des opérations analogues ne sont pas couramment réalisées à des prix comparables par des entreprises commerciales, en raison notamment du concours désintéressé des membres de ces organismes ou des contributions publiques ou privées dont ils bénéficient (...) ".

8. Il résulte des dispositions citées au point 6, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans son arrêt du 29 octobre 2015 (C-174/14) Saudaçor - Sociedade Gestora de Recursos e Equipamentos da Saúde dos Açores SA, que le non-assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée prévue en faveur des personnes morales de droit public énumérées au paragraphe 1 de l'article 13 de la directive TVA, qui déroge à la règle générale de l'assujettissement de toute activité de nature économique, est subordonné à deux conditions cumulatives tenant, d'une part, à ce que l'activité soit exercée par un organisme agissant en tant qu'autorité publique et, d'autre part, à ce que le non-assujettissement ne conduise pas à des distorsions de concurrence d'une certaine importance.

9. En premier lieu, la condition selon laquelle l'activité économique est réalisée par l'organisme public en tant qu'autorité publique est remplie, selon la jurisprudence de la Cour de justice, lorsque l'activité en cause est exercée dans le cadre du régime juridique particulier aux personnes morales de droit public. Ainsi, l'activité en cause doit être exercée dans des conditions juridiques différentes de celles des opérateurs économiques privés, notamment, lorsque sont mises en œuvre des prérogatives de puissance publique, lorsque l'activité est accomplie en raison d'une obligation légale ou dans le cadre d'un monopole ou encore lorsqu'elle relève par nature des attributions d'une personne publique. Cette condition peut également, si la législation de l'Etat membre le prévoit, être regardée comme remplie lorsque l'activité exercée est exonérée en application, notamment, de l'article 132 de la directive TVA. Si cette condition n'est pas remplie, la personne morale de droit public est nécessairement assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée à raison de cette activité économique, sans préjudice des éventuelles exonérations applicables.

10. Par les dispositions de l'article 256 B du code général des impôts citées au point 7, la France a fait usage de la possibilité ouverte par le 2 de l'article 13 de la directive TVA cité au point 6, lu en combinaison avec le g du 1 de l'article 132 de cette même directive, de regarder comme une activité effectuée en tant qu'autorité publique le service social d'hébergement des personnes âgées dans des structures publiques. Dans le cadre de ce service d'hébergement, les prestations étroitement liées à l'aide sociale, au sens de ces dispositions de la directive TVA, s'entendent, contrairement à ce que soutient l'EHPAD requérant, outre de l'accueil hôtelier, des prestations d'administration, de restauration, de blanchissage et d'animation, lesquelles sont au nombre des prestations minimales d'hébergement définies par le décret auquel renvoie l'article L. 314-2 cité au point 2 ci-dessus.

11. En second lieu, par un arrêt du 16 septembre 2008 (C-288/07) Commissioners of Her Majesty's Revenue et Customs contre Isle of Wight Council et autres, la Cour de justice a dit pour droit que les distorsions de concurrence d'une certaine importance auxquelles conduirait le non-assujettissement des organismes de droit public agissant en tant qu'autorités publiques doivent être évaluées par rapport à l'activité en cause, en tant que telle, indépendamment de la question de savoir si ces organismes font face ou non à une concurrence au niveau du marché local sur lequel ils accomplissent cette activité, ainsi que par rapport non seulement à la concurrence actuelle, mais également à la concurrence potentielle, pour autant que la possibilité pour un opérateur privé d'entrer sur le marché pertinent soit réelle, et non purement hypothétique. Par un arrêt du 19 janvier 2017 (C-344/15) National Roads Authority, la Cour de justice a précisé que les distorsions de concurrence d'une certaine importance doivent être évaluées en tenant compte des circonstances économiques et que la seule présence d'opérateurs privés sur un marché, sans la prise en compte des éléments de fait, des indices objectifs et de l'analyse de ce marché, ne saurait démontrer ni l'existence d'une concurrence actuelle ou potentielle ni celle d'une distorsion de concurrence d'une certaine importance. Les distorsions de concurrence mentionnées au paragraphe 1 de l'article 13 de la directive TVA s'apprécient à la fois au regard de l'activité en cause et des conditions d'exploitation de cette activité. L'existence de telles distorsions ne saurait, dès lors, résulter de la seule constatation que des prestations réalisées par un organisme de droit public sont identiques à celles réalisées par un opérateur privé, sans examen de l'état de la concurrence réelle, ou à défaut potentielle, sur le marché en cause.

Sur le pourvoi :

12. En premier lieu, il résulte de ce qui a été dit ci-dessus aux points 9 et 10 qu'en jugeant, par une décision suffisamment motivée, que l'activité de l'établissement " Le Jardin d'Emilie " était exercée, en ce qui concerne l'ensemble des prestations d'hébergement, par un organisme agissant en tant qu'autorité publique, la cour administrative d'appel de Toulouse n'a pas commis d'erreur de droit ni donné aux faits de l'espèce une inexacte qualification juridique.

13. En second lieu, eu égard au caractère social des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes publics qui sont habilités à accueillir entièrement ou principalement des personnes âgées à faibles ressources et qui, par suite, sont soumis en principe à une tarification administrée de leurs prestations d'hébergement, un opérateur privé exerçant cette activité à titre lucratif, libre de choisir sa clientèle et, par suite, de fixer ses tarifs en conséquence, ne saurait être empêché d'entrer sur le marché en cause ou y subir un désavantage du seul fait de son assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée qui lui permet, à la différence d'un opérateur public placé hors du champ de celle-ci, d'obtenir le remboursement de l'excédent de la taxe ayant grevé ses charges sur celle dont il est redevable à raison de ses recettes. Par ailleurs, cette même activité exercée sans but lucratif par un opérateur privé est exonérée de la taxe sur la valeur ajoutée en vertu du b du 1° du 7 de l'article 261 du code général des impôts cité au point 7. Par suite, en jugeant, par une décision suffisamment motivée, que le non-assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée de l'établissement public " Le Jardin d'Emilie", dont il n'est pas contesté qu'il est habilité à recevoir des bénéficiaires de l'aide sociale à l'hébergement pour la totalité des places qu'il offre et qui présente ainsi un caractère social, n'était pas susceptible de conduire à des distorsions dans les conditions de la concurrence au sens et pour l'application de l'article 256 B du code général des impôts, lu à la lumière des dispositions de la directive du 28 novembre 2006 qu'il a pour objet de transposer, la cour n'a ni commis d'erreur de droit ni donné aux faits de l'espèce une inexacte qualification juridique. En particulier, la cour n'avait pas à examiner si le non-assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée de l'EHPAD était susceptible de le désavantager, ni à prendre en compte le nombre de ses résidents bénéficiant effectivement de l'aide sociale à l'hébergement.

14. Il résulte de ce qui précède que l'EHPAD " Le Jardin d'Emilie " n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, par suite, qu'être rejetées.





D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de l'EHPAD " Le Jardin d'Emilie " est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes " Le Jardin d'Emilie " et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.
Délibéré à l'issue de la séance du 5 juillet 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Pierre Collin, M. Stéphane Verclytte, présidents de chambre ; M. Jonathan Bosredon, M. Hervé Cassagnabère, M. Christian Fournier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, Mme Françoise Tomé, conseillers d'Etat et M. Vincent Mahé, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 12 juillet 2023.

Le président :
Signé : M. Rémy Schwartz
Le rapporteur :
Signé : M. Vincent Mahé
La secrétaire :
Signé : Mme Magali Méaulle


ECLI:FR:CECHR:2023:466809.20230712
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