CAA de NANCY, 1ère chambre, 17/11/2022, 21NC03367, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. E... C... a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler l'arrêté du 20 octobre 2021 par lequel le préfet de la Moselle lui a fait obligation de quitter le territoire français sans délai et a fixé le pays à destination duquel il pourra être reconduit d'office.

Par un jugement n° 2107185 du 30 novembre 2021, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 31 décembre 2021, M. C..., représenté par Me Airiau, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 30 novembre 2021 ;

2°) d'annuler l'arrêté du 20 octobre 2021 par lequel le préfet de la Moselle lui a fait obligation de quitter le territoire français sans délai et a fixé le pays à destination duquel il pourra être reconduit d'office ;

3°) d'enjoindre au préfet de la Moselle de lui délivrer une carte de séjour temporaire dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir sous astreinte de 150 euros par jour de retard ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 3 000 euros sur le fondement des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Il soutient que :
- la décision lui faisant obligation de quitter le territoire français a été prise en méconnaissance du droit d'être entendu dès lors qu'il n'a pas été informé qu'il était susceptible de faire l'objet d'une mesure d'éloignement et n'a pu présenter d'observations ;
- elle est entachée d'un défaut d'examen sérieux de sa situation dès lors que le préfet n'a pas mentionné dans sa décision sa plainte pour des faits de travaux forcés ;
- elle méconnaît les dispositions de l'article L. 425-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle est entachée d'une erreur manifeste dans l'appréciation de ses conséquences sur sa situation ;
- la décision fixant le pays de sa destination est dépourvue de base légale en raison de l'illégalité de l'obligation de quitter le territoire français.


Par un mémoire en défense enregistré le 23 juin 2022, le préfet de la Moselle conclut au rejet de la requête. Il soutient que les moyens ne sont pas fondés.


M. C... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision en date du 27 juin 2022.


Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.


Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Le président de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.

Le rapport de Mme Barrois, première conseillère, a été entendu au cours de l'audience publique.


Considérant ce qui suit :

1. M. C..., ressortissant mauricien né le 9 janvier 1972, est entré sur le territoire français selon ses déclarations en 2016. Le 11 mars 2021, il a sollicité la délivrance d'un titre de séjour que le préfet de la Moselle lui a refusé par un courrier du 16 avril 2021 lui indiquant qu'il ne disposait pas d'un visa d'installation et l'invitant à déposer une demande d'admission exceptionnelle au séjour ce qu'il n'a pas fait. Ainsi, lors du dépôt de plainte auprès de la brigade de gendarmerie de Bitche le 20 octobre 2021, il n'a pas été en mesure de présenter une autorisation de séjour et a fait l'objet le même jour d'une obligation de quitter le territoire français sans délai. Par la présente requête, M. C... fait appel du jugement du 30 novembre 2021 par lequel le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cet arrêté.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

2. D'une part, aux termes de l'article L. 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans sa rédaction applicable au litige : " L'étranger qui dépose plainte contre une personne qu'il accuse d'avoir commis à son encontre des faits constitutifs des infractions de traite des êtres humains ou de proxénétisme, visées aux articles 225-4-1 à 225-4-6 et 225-5 à 225-10 du code pénal, ou témoigne dans une procédure pénale concernant une personne poursuivie pour ces mêmes infractions, se voit délivrer, sous réserve qu'il ait rompu tout lien avec cette personne, une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " d'une durée d'un an. La condition prévue à l'article L. 412-1 n'est pas opposable. Elle est renouvelée pendant toute la durée de la procédure pénale, sous réserve que les conditions prévues pour sa délivrance continuent d'être satisfaites. ".

3. D'autre part, aux termes de l'article 225-4-1 du code pénal : " I. - La traite des êtres humains est le fait de recruter une personne, de la transporter, de la transférer, de l'héberger ou de l'accueillir à des fins d'exploitation dans l'une des circonstances suivantes : 1° Soit avec l'emploi de menace, de contrainte, de violence ou de manœuvre dolosive visant la victime, sa famille ou une personne en relation habituelle avec la victime ; 2° Soit par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de cette personne ou par une personne qui a autorité sur elle ou abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions ; 3° Soit par abus d'une situation de vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, apparente ou connue de son auteur ; 4° Soit en échange ou par l'octroi d'une rémunération ou de tout autre avantage ou d'une promesse de rémunération ou d'avantage. / L'exploitation mentionnée au premier alinéa du présent I est le fait de mettre la victime à sa disposition ou à la disposition d'un tiers, même non identifié, afin soit de permettre la commission contre la victime des infractions de proxénétisme, d'agression ou d'atteintes sexuelles, de réduction en esclavage, de soumission à du travail ou à des services forcés, de réduction en servitude, de prélèvement de l'un de ses organes, d'exploitation de la mendicité, de conditions de travail ou d'hébergement contraires à sa dignité, soit de contraindre la victime à commettre tout crime ou délit. / La traite des êtres humains est punie de sept ans d'emprisonnement et de 150 000 € d'amende. / II. - La traite des êtres humains à l'égard d'un mineur est constituée même si elle n'est commise dans aucune des circonstances prévues aux 1° à 4° du I. / Elle est punie de dix ans d'emprisonnement et de 1 500 000 € d'amende. "

4. Le requérant soutient qu'il aurait dû se voir délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " d'une durée d'un an sur le fondement des dispositions précitées et ne pouvait dès lors faire l'objet d'une mesure d'éloignement. Pour prétendre à la délivrance de ce titre en qualité de victime de la traite des êtres humains, M. C... expose par un moyen nouveau en appel que M.et Mme B... lui ont proposé en décembre 2020 quand il vivait chez sa nièce dans le sud de la France de les rejoindre dans la région Grand Est afin d'effectuer des travaux de rénovation dans un bar pub qu'ils avaient acheté et de l'aider à effectuer des démarches pour obtenir un titre de séjour et une autorisation de travail. Il a donc déménagé en février 2021 chez les parents de Mme B..., les époux A..., jusqu'au 6 octobre 2021 et a effectué des travaux à Baerenthal à compter du 9 mars 2021. A la suite des démarches effectuées par les consorts B..., un refus de titre de séjour lui a été opposé en avril 2021 en raison de l'absence de visa. Tout en conservant l'ensemble de son dossier administratif, ils lui ont promis d'effectuer de nouvelles démarches pour régulariser sa situation ce qu'ils n'ont jamais fait avant de lui demander de partir le 16 octobre 2021, les travaux étant terminé. Il s'est alors présenté une première fois auprès des services de la gendarmerie nationale à Bitche le 18 octobre 2021 puis a déposé plainte le 20 octobre suivant pour ces faits.

5. Même si le dépôt de plainte mentionne des faits de travail dissimulé, aide au séjour irrégulier et emploi d'étranger sans titre, les services de gendarmerie n'ayant pas compétence pour apprécier et qualifier juridiquement les faits dénoncés, cette circonstance est sans incidence sur l'appréciation du bénéfice des dispositions de l'article L. 316-1 du code précité dès lors que les faits relatés font état de l'exploitation de sa situation de précarité quant à sa situation au regard du droit au séjour pour le forcer à exécuter des travaux sans réelle rémunération. Par suite, le préfet, qui au demeurant n'a pas interrogé l'autorité judiciaire des suites susceptibles d'être réservée à cette plainte a commis une erreur d'appréciation en n'examinant pas la situation de M. C... au regard des dispositions de l'article L. 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et ni la possibilité de lui délivrer, dans ces circonstances, une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " pour la durée de la procédure pénale et en lui faisant obligation de quitter le territoire français sans délai le jour même de son dépôt de plainte.

5. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens de la requête, que M. C... est fondé à soutenir que l'arrêté du 20 octobre 2021 est entaché d'illégalité et que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande tendant à son annulation.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

6. L'annulation pour excès de pouvoir d'une mesure d'éloignement, quel que soit le motif de cette annulation, n'implique pas la délivrance d'un titre de séjour mais impose au préfet de munir l'intéressé d'une autorisation provisoire de séjour et de se prononcer sur son droit à un titre de séjour. Par suite, il y a seulement lieu d'enjoindre au préfet de la Moselle de statuer à nouveau sur la situation de l'intéressé dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.



Sur les conclusions présentées sur le fondement des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :

7. M. C... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que Me Airiau, avocat de M. C..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'État, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me Airiau de la somme de 1500 euros.


D É C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2107185 du 30 novembre 2021 du tribunal administratif de Strasbourg et l'arrêté en date du 20 octobre 2021 par lequel le préfet de la Moselle a fait obligation à M. C... de quitter le territoire français sans délai en fixant son pays de destination sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au préfet de la Moselle de procéder au réexamen de la situation de M. C... dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à Me Airiau, avocat de M. C... une somme de 1 500 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que Me Airiau renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. E... C... et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée au préfet de la Moselle.


Délibéré après l'audience du 20 octobre 2022, à laquelle siégeaient :

- M. Wallerich, président de chambre,
- M. Goujon-Fischer, président-assesseur,
- Mme Barrois, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 17 novembre 2022.

La rapporteure,
Signé : M. BarroisLe président,
Signé : M. D...
La greffière,
Signé : S. Robinet
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,




S. Robinet
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N° 21NC03367



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