CAA de BORDEAUX, 4ème chambre, 09/11/2022, 22BX01130, Inédit au recueil Lebon
CAA de BORDEAUX, 4ème chambre, 09/11/2022, 22BX01130, Inédit au recueil Lebon
CAA de BORDEAUX - 4ème chambre
- N° 22BX01130
- Inédit au recueil Lebon
Lecture du
mercredi
09 novembre 2022
- Président
- Mme BALZAMO
- Rapporteur
- M. Michaël KAUFFMANN
- Avocat(s)
- SCP BREILLAT DIEUMEGARD MASSON
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
I. Mme B... E... a demandé au tribunal administratif de Poitiers d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 par lequel la préfète de la Vienne a refusé de lui délivrer un titre de séjour, l'a obligée à quitter le territoire français dans le délai de trente jours et a fixé le pays à destination duquel elle est susceptible d'être éloignée.
Par un jugement n° 2102824 du 24 mars 2022, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 20 avril 2022 sous le n° 22BX01130, Mme E..., représentée par la SCP Breillat-Dieumegard-Masson, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2102824 du tribunal administratif de Poitiers du 24 mars 2022 ;
2°) d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 de la préfète de la Vienne ;
3°) d'enjoindre à la préfète de la Vienne, à titre principal, de lui délivrer une carte de séjour temporaire d'une durée d'un an dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ou, à titre subsidiaire, dans le même délai et sous la même astreinte, de procéder au réexamen de sa situation administrative et de lui délivrer, dans l'attente, une autorisation provisoire de séjour l'autorisant à travailler dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, jusqu'à ce que l'autorité administrative ait statué sur sa situation administrative ;
4°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire et de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 1 500 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ou, dans l'hypothèse où l'aide juridictionnelle ne lui serait pas accordée, de mettre à la charge de l'Etat la même somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
En ce qui concerne le moyen commun aux différentes décisions :
- l'arrêté attaqué a été signé par une autorité incompétente ;
En ce qui concerne la décision portant refus de délivrance d'un titre de séjour :
- elle est insuffisamment motivée et est entachée d'un défaut d'examen de sa situation personnelle ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, la décision méconnaît les dispositions de l'article L. 423-23 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et porte une atteinte manifestement excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle justifie de motifs exceptionnels et de considérations humanitaires permettant que lui soit délivré un titre de séjour sur le fondement de l'article L. 435-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle méconnaît les stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du protocole n° 13 à cette convention ;
En ce qui concerne la décision portant obligation de quitter le territoire français :
- elle est illégale par voie de conséquence de l'illégalité de la décision lui refusant le séjour ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, elle porte une atteinte manifestement excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
En ce qui concerne la décision fixant le pays de destination :
- elle est insuffisamment motivée ;
- eu égard aux risques encourus en cas de retour en Russie ou en Ukraine, le préfet a méconnu les dispositions de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ainsi que les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 septembre 2022, le préfet de la Vienne conclut au rejet de la requête en faisant valoir que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés et en sollicitant, dans le cas où la juridiction venait à considérer que les pièces versées au dossier étaient suffisantes, la nomination d'un expert.
II. Mme A... D... a demandé au tribunal administratif de Poitiers d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 par lequel la préfète de la Vienne a refusé de lui délivrer un titre de séjour, l'a obligée à quitter le territoire français dans le délai de trente jours et a fixé le pays à destination duquel elle est susceptible d'être éloignée.
Par un jugement n° 2102823 du 24 mars 2022, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 20 avril 2022 sous le n° 22BX01131, Mme D..., représentée par la SCP Breillat-Dieumegard-Masson, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2102823 du tribunal administratif de Poitiers du 24 mars 2022 ;
2°) d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 de la préfète de la Vienne ;
3°) d'enjoindre à la préfète de la Vienne, à titre principal, de lui délivrer une carte de séjour temporaire d'une durée d'un an dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ou, à titre subsidiaire, dans le même délai et sous la même astreinte, de procéder au réexamen de sa situation administrative et de lui délivrer, dans l'attente, une autorisation provisoire de séjour l'autorisant à travailler dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, jusqu'à ce que l'autorité administrative ait statué sur sa situation administrative ;
4°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire et de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 1 500 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ou, dans l'hypothèse où l'aide juridictionnelle ne lui serait pas accordée, de mettre à la charge de l'Etat la même somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
En ce qui concerne le moyen commun aux différentes décisions :
- l'arrêté attaqué a été signé par une autorité incompétente ;
En ce qui concerne la décision portant refus de délivrance d'un titre de séjour :
- elle est insuffisamment motivée et est entachée d'un défaut d'examen de sa situation personnelle ;
- le défaut de prise en charge des pathologies dont elle est atteinte pourrait avoir des conséquences d'une exceptionnelle gravité ; eu égard à l'offre de soins et aux caractéristiques du système de santé en Crimée, elle ne peut effectivement bénéficier d'un traitement approprié dans ce pays en raison, notamment, de son appartenance à la communauté des témoins de Jéhovah et du conflit armé prévalant entre la Russie et l'Ukraine ; dès lors, la décision méconnaît les dispositions de l'article L. 425-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, la décision méconnaît les dispositions de l'article L. 423-23 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle justifie de motifs exceptionnels et de considérations humanitaires permettant que lui soit délivré un titre de séjour sur le fondement de l'article L. 435-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle méconnaît les stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du protocole n° 13 à cette convention ;
En ce qui concerne la décision portant obligation de quitter le territoire français :
- elle est illégale par voie de conséquence de l'illégalité de la décision lui refusant le séjour ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, elle porte une atteinte manifestement excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- eu égard à la pathologie dont elle est atteinte et dès lors qu'elle ne peut effectivement bénéficier d'un traitement approprié dans son pays d'origine, elle méconnaît les dispositions du 9° de l'article L. 611-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
En ce qui concerne la décision fixant le pays de destination :
- elle est insuffisamment motivée ;
- eu égard aux risques encourus en cas de retour en Russie ou en Ukraine, le préfet a méconnu les dispositions de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ainsi que les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 septembre 2022, le préfet de la Vienne conclut au rejet de la requête en faisant valoir que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés
Mme E... et Mme D... ont été admises au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 19 mai 2022.
Vu les autres pièces des dossiers.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de M. C... a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. Mme E... et Mme D..., nées respectivement le 19 janvier 1967 et le 12 novembre 1967 à Kharkiv, en Ukraine, et résidant désormais en Crimée, sont entrées en France le 9 avril 2019. Mme D... a sollicité le 7 janvier 2021 la délivrance d'une carte de séjour portant la mention " vie privée et familiale " en qualité d'étranger malade. Mme E... a sollicité, le même jour, la délivrance d'une carte de séjour portant la mention " vie privée et familiale " en raison de liens personnels et familiaux sur le territoire. Par deux arrêtés du 20 septembre 2021, la préfète de la Vienne a rejeté leur demande de titre de séjour et leur a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours à destination de leur pays d'origine. Mme E... et Mme D..., relèvent appel des jugements du 24 mars 2022 par lesquels le tribunal administratif de Potiers a rejeté leur demande tendant à l'annulation des arrêtés du 20 septembre 2021.
Sur la jonction :
2. Les requêtes enregistrées sous les nos 22BX01130 et 22BX01131 sont relatives aux membres d'une même famille et présentent à juger des questions similaires. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.
Sur les demandes d'admission provisoire à l'aide juridictionnelle :
3. Aux termes de l'article 20 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique : " Dans les cas d'urgence, (...) l'admission provisoire à l'aide juridictionnelle peut être prononcée par la juridiction compétente ou son président. (...) ".
4. Postérieurement à l'enregistrement de leurs requêtes, Mme E... et Mme D... ont été admises à l'aide juridictionnelle totale par des décisions du bureau d'aide juridictionnelle du 19 mai 2022. Leurs conclusions tendant à ce qu'elles soient admises au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire sont ainsi devenues sans objet.
Sur la légalité des arrêtés attaqués :
En ce qui concerne la situation de Mme D... :
5. Aux termes de l'article L. 425-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'étranger, résidant habituellement en France, dont l'état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d'une exceptionnelle gravité et qui, eu égard à l'offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, ne pourrait pas y bénéficier effectivement d'un traitement approprié, se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention "vie privée et familiale" d'une durée d'un an. La condition prévue à l'article L. 412-1 n'est pas opposable. / La décision de délivrer cette carte de séjour est prise par l'autorité administrative après avis d'un collège de médecins du service médical de l'Office français de l'immigration et de l'intégration, dans des conditions définies par décret en Conseil d'Etat. (...) ".
6. Il résulte de ces dispositions qu'il appartient à l'autorité administrative, lorsqu'elle envisage de refuser la délivrance d'un titre de séjour à un étranger qui en fait la demande sur leur fondement, de vérifier, au vu de l'avis émis par le collège de médecins de l'Office français de l'immigration et de l'intégration qu'elles mentionnent, que cette décision ne peut avoir des conséquences d'une exceptionnelle gravité sur l'état de santé de l'intéressé et, en particulier, lorsque le défaut de prise en charge risque d'avoir des conséquences d'une exceptionnelle gravité sur la santé de l'intéressé, s'il existe des possibilités de traitement approprié de l'affection en cause dans le pays d'origine de l'étranger. Si de telles possibilités existent mais que l'étranger fait valoir qu'il ne peut en bénéficier, soit parce qu'elles ne sont pas accessibles à la généralité de la population, eu égard notamment aux coûts du traitement ou à l'absence de modes de prise en charge adaptés, soit parce qu'en dépit de leur accessibilité, des circonstances tirées des particularités de sa situation personnelle l'empêcheraient d'y accéder effectivement, il appartient à cette même autorité, au vu de l'ensemble des informations dont elle dispose, d'apprécier si l'intéressé peut ou non bénéficier effectivement d'un traitement approprié dans son pays d'origine.
7. Mme D... est atteinte d'une arthrite juvénile idiopathique informée déformante à raison de laquelle elle a dû être amputée du membre inférieur droit et a fait l'objet d'une revascularisation artérielle du membre inférieur gauche par la pose de deux stents et une recanalisation de l'artère tibiale. La préfète de la Vienne a suivi l'avis du 25 mars 2021 émis par le collège de médecins de l'OFII et a estimé que si l'état de santé de la requérante nécessite une prise en charge médicale dont le défaut peut entrainer des conséquences d'une exceptionnelle gravité, elle peut bénéficier effectivement d'un traitement approprié en Russie, pays vers lequel elle peut voyager sans risque. Il ressort toutefois des pièces du dossier et notamment des énonciations de la décision n° 20004570 du 6 juillet 2021 de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) que Mme D..., qui appartient à la communauté des témoins de Jéhovah, a fourni devant cette juridiction une description précise et personnalisée de l'impact de l'annexion de la Crimée par les autorités russes sur la pratique religieuse de cette communauté, revenant avec précision sur le harcèlement quotidien dont elle faisait personnellement l'objet de la part d'un policier de son quartier d'origine russe et de ses voisins en Crimée. Dans ces conditions, la CNDA a conclu que l'intéressée est susceptible d'éprouver des craintes de persécution en cas de retour en Russie. La requérante est dès lors fondée à soutenir, sans qu'il soit nécessaire d'ordonner l'expertise sollicitée en défense, qu'en estimant que, malgré cette situation particulière, reconnue par la CNDA à une date antérieure à celle de la décision contestée, elle pouvait avoir effectivement accès en Russie aux soins nécessaires au traitement de ses pathologies, la préfète de la Vienne a entaché sa décision d'erreur d'appréciation. L'illégalité de la décision portant refus de délivrance d'un titre de séjour entraîne, par voie de conséquence, celle des décisions subséquentes portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de destination.
En ce qui concerne la situation de Mme E... :
8. Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1° Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2° Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".
9. Il résulte des énonciations de la décision n° 20004569 du 6 juillet 2021 de la CNDA qu'à l'instar de sa cousine, Mme D..., avec qui elle est arrivée en France au cours de l'année 2019, Mme E..., qui réside en Crimée et appartient également à la communauté des témoins de Jéhovah, est, pour les mêmes motifs que ceux exposés au point 7, susceptible d'éprouver des craintes de persécution en cas de retour en Russie et ne peut, dès lors, y reconstituer sa cellule sociale et familiale. L'intéressée soutient en outre, sans être contestée, qu'elle assiste au quotidien sa cousine, Mme E..., qui, ainsi qu'il a été dit, a vocation à demeurer sur le territoire français pour soigner les graves pathologies dont elle est atteinte et dont la situation de handicap nécessite un accompagnement régulier. Au regard de l'ensemble de ces éléments, et alors au demeurant que le conflit armé qui sévit en Ukraine fait actuellement obstacle à l'éloignement des ressortissants ukrainiens vers ce pays, dont Mme E... possède également la nationalité, cette dernière est fondée à soutenir que, dans les circonstances particulières de l'espèce, en refusant de lui délivrer un titre de séjour, la préfète de la Vienne a porté à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des buts en vue desquels cette décision a été prise et a méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. L'illégalité de cette décision entraîne, par voie de conséquence, celle des décisions subséquentes portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de destination.
10. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens des requêtes, que Mme E... et Mme D... sont fondées à soutenir que c'est à tort que, par les jugements attaqués, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté leurs demandes. Elles sont dès lors fondées à demander l'annulation de ces jugements ainsi que celle des arrêtés de la préfète de la Vienne du 20 septembre 2021.
Sur les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte :
11. Eu égard aux motifs d'annulation retenus et en l'absence de changement dans les circonstances de droit et de fait intervenu depuis l'édiction des arrêtés du 20 septembre 2021, l'exécution du présent arrêt implique nécessairement la délivrance, au profit de Mme E... et de Mme D..., d'une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale ". Dès lors, il y a lieu d'enjoindre à la préfète de Vienne de délivrer un tel titre de séjour aux intéressées dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt et, dans l'attente, de les munir d'une autorisation provisoire de séjour, sans qu'il soit nécessaire d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais liés au litige :
12. Mme E... et Mme D... ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Par suite, leur avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Breillat-Dieumegard-Masson, avocat de Mme E... et Mme D..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'État, de mettre à la charge de l'Etat le versement à la SCP Breillat-Dieumegard-Masson de la somme de 1 500 euros.
DECIDE :
Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de Mme E... et Mme D... tendant à l'admission au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire.
Article 2 : Les jugements n° 2102823 et n° 2102824 du 24 mars 2022 du tribunal administratif de Poitiers sont annulés.
Article 3 : Les arrêtés de la préfète de la Vienne du 20 septembre 2022 sont annulés.
Article 4 : Il est enjoint à la préfète de la Vienne de délivrer à Mme E... et à Mme D... une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt et, dans l'attente, de les munir d'une autorisation provisoire de séjour.
Article 5 : L'Etat versera à la SCP Breillat-Dieumegard-Masson une somme de 1 500 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que la SCP Breillat-Dieumegard-Masson renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 6 : Le surplus des conclusions des requêtes de Mme E... et de Mme D... est rejeté.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... E..., à Mme A... D..., à la SCP Breillat-Dieumegard-Masson et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée au préfet de la Vienne.
Délibéré après l'audience du 18 octobre 2022 à laquelle siégeaient :
Mme Evelyne Balzamo, présidente,
Mme Bénédicte Martin, présidente-assesseure,
M. Michaël Kauffmann, premier conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 novembre 2022.
Le rapporteur,
Michaël C... La présidente,
Evelyne BalzamoLe greffier,
Christophe Pelletier
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
N°s 22BX01130, 22BX011312
Procédure contentieuse antérieure :
I. Mme B... E... a demandé au tribunal administratif de Poitiers d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 par lequel la préfète de la Vienne a refusé de lui délivrer un titre de séjour, l'a obligée à quitter le territoire français dans le délai de trente jours et a fixé le pays à destination duquel elle est susceptible d'être éloignée.
Par un jugement n° 2102824 du 24 mars 2022, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 20 avril 2022 sous le n° 22BX01130, Mme E..., représentée par la SCP Breillat-Dieumegard-Masson, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2102824 du tribunal administratif de Poitiers du 24 mars 2022 ;
2°) d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 de la préfète de la Vienne ;
3°) d'enjoindre à la préfète de la Vienne, à titre principal, de lui délivrer une carte de séjour temporaire d'une durée d'un an dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ou, à titre subsidiaire, dans le même délai et sous la même astreinte, de procéder au réexamen de sa situation administrative et de lui délivrer, dans l'attente, une autorisation provisoire de séjour l'autorisant à travailler dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, jusqu'à ce que l'autorité administrative ait statué sur sa situation administrative ;
4°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire et de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 1 500 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ou, dans l'hypothèse où l'aide juridictionnelle ne lui serait pas accordée, de mettre à la charge de l'Etat la même somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
En ce qui concerne le moyen commun aux différentes décisions :
- l'arrêté attaqué a été signé par une autorité incompétente ;
En ce qui concerne la décision portant refus de délivrance d'un titre de séjour :
- elle est insuffisamment motivée et est entachée d'un défaut d'examen de sa situation personnelle ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, la décision méconnaît les dispositions de l'article L. 423-23 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et porte une atteinte manifestement excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle justifie de motifs exceptionnels et de considérations humanitaires permettant que lui soit délivré un titre de séjour sur le fondement de l'article L. 435-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle méconnaît les stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du protocole n° 13 à cette convention ;
En ce qui concerne la décision portant obligation de quitter le territoire français :
- elle est illégale par voie de conséquence de l'illégalité de la décision lui refusant le séjour ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, elle porte une atteinte manifestement excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
En ce qui concerne la décision fixant le pays de destination :
- elle est insuffisamment motivée ;
- eu égard aux risques encourus en cas de retour en Russie ou en Ukraine, le préfet a méconnu les dispositions de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ainsi que les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 septembre 2022, le préfet de la Vienne conclut au rejet de la requête en faisant valoir que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés et en sollicitant, dans le cas où la juridiction venait à considérer que les pièces versées au dossier étaient suffisantes, la nomination d'un expert.
II. Mme A... D... a demandé au tribunal administratif de Poitiers d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 par lequel la préfète de la Vienne a refusé de lui délivrer un titre de séjour, l'a obligée à quitter le territoire français dans le délai de trente jours et a fixé le pays à destination duquel elle est susceptible d'être éloignée.
Par un jugement n° 2102823 du 24 mars 2022, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 20 avril 2022 sous le n° 22BX01131, Mme D..., représentée par la SCP Breillat-Dieumegard-Masson, demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2102823 du tribunal administratif de Poitiers du 24 mars 2022 ;
2°) d'annuler l'arrêté du 20 septembre 2021 de la préfète de la Vienne ;
3°) d'enjoindre à la préfète de la Vienne, à titre principal, de lui délivrer une carte de séjour temporaire d'une durée d'un an dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ou, à titre subsidiaire, dans le même délai et sous la même astreinte, de procéder au réexamen de sa situation administrative et de lui délivrer, dans l'attente, une autorisation provisoire de séjour l'autorisant à travailler dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, jusqu'à ce que l'autorité administrative ait statué sur sa situation administrative ;
4°) de l'admettre au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire et de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 1 500 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ou, dans l'hypothèse où l'aide juridictionnelle ne lui serait pas accordée, de mettre à la charge de l'Etat la même somme au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
En ce qui concerne le moyen commun aux différentes décisions :
- l'arrêté attaqué a été signé par une autorité incompétente ;
En ce qui concerne la décision portant refus de délivrance d'un titre de séjour :
- elle est insuffisamment motivée et est entachée d'un défaut d'examen de sa situation personnelle ;
- le défaut de prise en charge des pathologies dont elle est atteinte pourrait avoir des conséquences d'une exceptionnelle gravité ; eu égard à l'offre de soins et aux caractéristiques du système de santé en Crimée, elle ne peut effectivement bénéficier d'un traitement approprié dans ce pays en raison, notamment, de son appartenance à la communauté des témoins de Jéhovah et du conflit armé prévalant entre la Russie et l'Ukraine ; dès lors, la décision méconnaît les dispositions de l'article L. 425-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, la décision méconnaît les dispositions de l'article L. 423-23 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle justifie de motifs exceptionnels et de considérations humanitaires permettant que lui soit délivré un titre de séjour sur le fondement de l'article L. 435-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- elle méconnaît les stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et du protocole n° 13 à cette convention ;
En ce qui concerne la décision portant obligation de quitter le territoire français :
- elle est illégale par voie de conséquence de l'illégalité de la décision lui refusant le séjour ;
- eu égard à sa situation personnelle et familiale, elle porte une atteinte manifestement excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- eu égard à la pathologie dont elle est atteinte et dès lors qu'elle ne peut effectivement bénéficier d'un traitement approprié dans son pays d'origine, elle méconnaît les dispositions du 9° de l'article L. 611-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
En ce qui concerne la décision fixant le pays de destination :
- elle est insuffisamment motivée ;
- eu égard aux risques encourus en cas de retour en Russie ou en Ukraine, le préfet a méconnu les dispositions de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ainsi que les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 septembre 2022, le préfet de la Vienne conclut au rejet de la requête en faisant valoir que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés
Mme E... et Mme D... ont été admises au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 19 mai 2022.
Vu les autres pièces des dossiers.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de M. C... a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. Mme E... et Mme D..., nées respectivement le 19 janvier 1967 et le 12 novembre 1967 à Kharkiv, en Ukraine, et résidant désormais en Crimée, sont entrées en France le 9 avril 2019. Mme D... a sollicité le 7 janvier 2021 la délivrance d'une carte de séjour portant la mention " vie privée et familiale " en qualité d'étranger malade. Mme E... a sollicité, le même jour, la délivrance d'une carte de séjour portant la mention " vie privée et familiale " en raison de liens personnels et familiaux sur le territoire. Par deux arrêtés du 20 septembre 2021, la préfète de la Vienne a rejeté leur demande de titre de séjour et leur a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours à destination de leur pays d'origine. Mme E... et Mme D..., relèvent appel des jugements du 24 mars 2022 par lesquels le tribunal administratif de Potiers a rejeté leur demande tendant à l'annulation des arrêtés du 20 septembre 2021.
Sur la jonction :
2. Les requêtes enregistrées sous les nos 22BX01130 et 22BX01131 sont relatives aux membres d'une même famille et présentent à juger des questions similaires. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.
Sur les demandes d'admission provisoire à l'aide juridictionnelle :
3. Aux termes de l'article 20 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique : " Dans les cas d'urgence, (...) l'admission provisoire à l'aide juridictionnelle peut être prononcée par la juridiction compétente ou son président. (...) ".
4. Postérieurement à l'enregistrement de leurs requêtes, Mme E... et Mme D... ont été admises à l'aide juridictionnelle totale par des décisions du bureau d'aide juridictionnelle du 19 mai 2022. Leurs conclusions tendant à ce qu'elles soient admises au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire sont ainsi devenues sans objet.
Sur la légalité des arrêtés attaqués :
En ce qui concerne la situation de Mme D... :
5. Aux termes de l'article L. 425-9 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'étranger, résidant habituellement en France, dont l'état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d'une exceptionnelle gravité et qui, eu égard à l'offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, ne pourrait pas y bénéficier effectivement d'un traitement approprié, se voit délivrer une carte de séjour temporaire portant la mention "vie privée et familiale" d'une durée d'un an. La condition prévue à l'article L. 412-1 n'est pas opposable. / La décision de délivrer cette carte de séjour est prise par l'autorité administrative après avis d'un collège de médecins du service médical de l'Office français de l'immigration et de l'intégration, dans des conditions définies par décret en Conseil d'Etat. (...) ".
6. Il résulte de ces dispositions qu'il appartient à l'autorité administrative, lorsqu'elle envisage de refuser la délivrance d'un titre de séjour à un étranger qui en fait la demande sur leur fondement, de vérifier, au vu de l'avis émis par le collège de médecins de l'Office français de l'immigration et de l'intégration qu'elles mentionnent, que cette décision ne peut avoir des conséquences d'une exceptionnelle gravité sur l'état de santé de l'intéressé et, en particulier, lorsque le défaut de prise en charge risque d'avoir des conséquences d'une exceptionnelle gravité sur la santé de l'intéressé, s'il existe des possibilités de traitement approprié de l'affection en cause dans le pays d'origine de l'étranger. Si de telles possibilités existent mais que l'étranger fait valoir qu'il ne peut en bénéficier, soit parce qu'elles ne sont pas accessibles à la généralité de la population, eu égard notamment aux coûts du traitement ou à l'absence de modes de prise en charge adaptés, soit parce qu'en dépit de leur accessibilité, des circonstances tirées des particularités de sa situation personnelle l'empêcheraient d'y accéder effectivement, il appartient à cette même autorité, au vu de l'ensemble des informations dont elle dispose, d'apprécier si l'intéressé peut ou non bénéficier effectivement d'un traitement approprié dans son pays d'origine.
7. Mme D... est atteinte d'une arthrite juvénile idiopathique informée déformante à raison de laquelle elle a dû être amputée du membre inférieur droit et a fait l'objet d'une revascularisation artérielle du membre inférieur gauche par la pose de deux stents et une recanalisation de l'artère tibiale. La préfète de la Vienne a suivi l'avis du 25 mars 2021 émis par le collège de médecins de l'OFII et a estimé que si l'état de santé de la requérante nécessite une prise en charge médicale dont le défaut peut entrainer des conséquences d'une exceptionnelle gravité, elle peut bénéficier effectivement d'un traitement approprié en Russie, pays vers lequel elle peut voyager sans risque. Il ressort toutefois des pièces du dossier et notamment des énonciations de la décision n° 20004570 du 6 juillet 2021 de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) que Mme D..., qui appartient à la communauté des témoins de Jéhovah, a fourni devant cette juridiction une description précise et personnalisée de l'impact de l'annexion de la Crimée par les autorités russes sur la pratique religieuse de cette communauté, revenant avec précision sur le harcèlement quotidien dont elle faisait personnellement l'objet de la part d'un policier de son quartier d'origine russe et de ses voisins en Crimée. Dans ces conditions, la CNDA a conclu que l'intéressée est susceptible d'éprouver des craintes de persécution en cas de retour en Russie. La requérante est dès lors fondée à soutenir, sans qu'il soit nécessaire d'ordonner l'expertise sollicitée en défense, qu'en estimant que, malgré cette situation particulière, reconnue par la CNDA à une date antérieure à celle de la décision contestée, elle pouvait avoir effectivement accès en Russie aux soins nécessaires au traitement de ses pathologies, la préfète de la Vienne a entaché sa décision d'erreur d'appréciation. L'illégalité de la décision portant refus de délivrance d'un titre de séjour entraîne, par voie de conséquence, celle des décisions subséquentes portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de destination.
En ce qui concerne la situation de Mme E... :
8. Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1° Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2° Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".
9. Il résulte des énonciations de la décision n° 20004569 du 6 juillet 2021 de la CNDA qu'à l'instar de sa cousine, Mme D..., avec qui elle est arrivée en France au cours de l'année 2019, Mme E..., qui réside en Crimée et appartient également à la communauté des témoins de Jéhovah, est, pour les mêmes motifs que ceux exposés au point 7, susceptible d'éprouver des craintes de persécution en cas de retour en Russie et ne peut, dès lors, y reconstituer sa cellule sociale et familiale. L'intéressée soutient en outre, sans être contestée, qu'elle assiste au quotidien sa cousine, Mme E..., qui, ainsi qu'il a été dit, a vocation à demeurer sur le territoire français pour soigner les graves pathologies dont elle est atteinte et dont la situation de handicap nécessite un accompagnement régulier. Au regard de l'ensemble de ces éléments, et alors au demeurant que le conflit armé qui sévit en Ukraine fait actuellement obstacle à l'éloignement des ressortissants ukrainiens vers ce pays, dont Mme E... possède également la nationalité, cette dernière est fondée à soutenir que, dans les circonstances particulières de l'espèce, en refusant de lui délivrer un titre de séjour, la préfète de la Vienne a porté à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des buts en vue desquels cette décision a été prise et a méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. L'illégalité de cette décision entraîne, par voie de conséquence, celle des décisions subséquentes portant obligation de quitter le territoire français et fixant le pays de destination.
10. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens des requêtes, que Mme E... et Mme D... sont fondées à soutenir que c'est à tort que, par les jugements attaqués, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté leurs demandes. Elles sont dès lors fondées à demander l'annulation de ces jugements ainsi que celle des arrêtés de la préfète de la Vienne du 20 septembre 2021.
Sur les conclusions aux fins d'injonction et d'astreinte :
11. Eu égard aux motifs d'annulation retenus et en l'absence de changement dans les circonstances de droit et de fait intervenu depuis l'édiction des arrêtés du 20 septembre 2021, l'exécution du présent arrêt implique nécessairement la délivrance, au profit de Mme E... et de Mme D..., d'une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale ". Dès lors, il y a lieu d'enjoindre à la préfète de Vienne de délivrer un tel titre de séjour aux intéressées dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt et, dans l'attente, de les munir d'une autorisation provisoire de séjour, sans qu'il soit nécessaire d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais liés au litige :
12. Mme E... et Mme D... ont obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Par suite, leur avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Breillat-Dieumegard-Masson, avocat de Mme E... et Mme D..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'État, de mettre à la charge de l'Etat le versement à la SCP Breillat-Dieumegard-Masson de la somme de 1 500 euros.
DECIDE :
Article 1er : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de Mme E... et Mme D... tendant à l'admission au bénéfice de l'aide juridictionnelle à titre provisoire.
Article 2 : Les jugements n° 2102823 et n° 2102824 du 24 mars 2022 du tribunal administratif de Poitiers sont annulés.
Article 3 : Les arrêtés de la préfète de la Vienne du 20 septembre 2022 sont annulés.
Article 4 : Il est enjoint à la préfète de la Vienne de délivrer à Mme E... et à Mme D... une carte de séjour temporaire portant la mention " vie privée et familiale " dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt et, dans l'attente, de les munir d'une autorisation provisoire de séjour.
Article 5 : L'Etat versera à la SCP Breillat-Dieumegard-Masson une somme de 1 500 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que la SCP Breillat-Dieumegard-Masson renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 6 : Le surplus des conclusions des requêtes de Mme E... et de Mme D... est rejeté.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié à Mme B... E..., à Mme A... D..., à la SCP Breillat-Dieumegard-Masson et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Copie en sera adressée au préfet de la Vienne.
Délibéré après l'audience du 18 octobre 2022 à laquelle siégeaient :
Mme Evelyne Balzamo, présidente,
Mme Bénédicte Martin, présidente-assesseure,
M. Michaël Kauffmann, premier conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 novembre 2022.
Le rapporteur,
Michaël C... La présidente,
Evelyne BalzamoLe greffier,
Christophe Pelletier
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution du présent arrêt.
N°s 22BX01130, 22BX011312