Conseil d'État, Juge des référés, 01/09/2022, 466453, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 5 et 29 août 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les sociétés Gaz'up, Primagaz, Proviridis et Endesa Energia demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :

1°) de suspendre l'exécution de l'arrêté du 11 avril 2022 modifiant l'arrêté du 21 juin 2016 établissant la nomenclature des véhicules classés en fonction de leur niveau d'émission de polluants atmosphériques en application de l'article R. 318-2 du code de la route ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Elles soutiennent que :
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, d'une part, l'arrêté contesté porte gravement atteinte aux intérêts publics s'attachant à la lutte contre la pollution de l'air et les nuisances sonores, mais également à la protection de l'environnement et de la santé publique de manière générale et, d'autre part, il préjudicie gravement à leurs intérêts économiques en tant qu'il induit une situation de rupture de développement de l'ensemble de la filière GNV-BioGNV et ce de manière immédiate dès lors que sont désormais éligibles au classement Crit'Air 1 les véhicules neufs consommant à titre exclusif du carburant B100 ainsi que l'ensemble des véhicules déjà en circulation dont la motorisation aura été reconditionnée afin de les rendre " B100 exclusif " ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée ;
- elle est entachée d'incompétence dès lors qu'elle a été édictée par la ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et par le ministre délégué auprès de celle-ci, chargé des transports, à l'exclusion du ministre de l'intérieur pourtant compétent en vertu du II de l'article R. 318-2 du code de la route ;
- elle est entachée d'un vice de procédure dès lors qu'elle a été édictée en méconnaissance de l'article 7 de la charte de l'environnement, de l'article 6 de la convention d'Aarhus du 25 juin 1998 et de l'article L. 123-19-1 du code de l'environnement, lesquels prévoient, s'agissant de l'édiction de mesures destinées à la protection de l'environnement, une participation du public ;
- elle méconnaît les dispositions des articles L. 318-1 et R. 318-2 du code de la route dès lors que, d'une part, si ces dispositions ont pour objet de déterminer différentes catégories de véhicules en fonction de la pollution atmosphérique qu'ils génèrent à raison de leurs sources d'énergie, la décision contestée crée une nouvelle catégorie de véhicules susceptibles d'être éligibles à la vignette " Crit'Air 1 " alors même que les véhicules en cause devraient être rattachés à la catégorie des véhicules diesel et, d'autre part, en dépit de l'importance du niveau d'émissions polluantes des véhicules B1, ces derniers appartiennent désormais à la catégorie de vignette la moins polluante ;
- elle méconnaît l'obligation d'action effective et efficace incombant à l'Etat en matière de protection de l'environnement, l'article L. 220-1 du code de l'environnement ainsi que les dispositions du décret n° 2020-1492 du 17 novembre 2021 relatif aux critères définissant les autobus et autocars à faible émission dès lors qu'elle intègre dans la classe la plus élevée du classement " Crit'Air " des véhicules tout aussi polluants que des véhicules à propulsion diesel classique ;
- elle méconnaît l'article 26 paragraphe 2 de la directive (UE) 2018/2001 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 relative à la promotion de l'utilisation de l'énergie produite à partir de sources renouvelables dès lors qu'en faisant la promotion exclusive des véhicules B100, elle demeure incompatible avec l'objectif européen de diminution progressive jusqu'à zéro pourcent des biocarburants de première génération.
Par un mémoire en défense, enregistré le 25 août 2022, la ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires conclut au rejet de la requête. Elle soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Par un mémoire en intervention, enregistré le 25 août 2022, la société Saipol demande au juge des référés du Conseil d'Etat de rejeter la requête. Elle soutient, en premier lieu, que son intervention est recevable, en deuxième lieu, que la condition d'urgence n'est pas satisfaite et, en troisième lieu, que l'arrêté du 11 avril 2022 répond aux critères de classement en vignette Crit'Air 1 des articles L. 318-1 et R. 318-2 du code de la route et qu'il n'est pas contraire à la directive (UE) 2018/2001.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son préambule ;
- la directive (UE) 2018/2001 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018 ;
- la convention d'Aarhus du 25 juin 1998 sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice en matière d'environnement ;
- le code de l'environnement ;
- le code de la santé publique ;
- le code de la route ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, les sociétés Gaz'up, Primagaz, Proviridis et Endesa Energia et d'autre part, le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires et la société Saipol ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 30 aout 2022, à 10 heures 30 :

- Me Piwnica, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat des sociétés Gaz'up, Primagaz, Proviridis et Endesa Energia ;

- Me Froger, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de la société Saipol ;
- les représentants des sociétés Gaz'up, Primagaz, Proviridis et Endesa Energia ;

- les représentants du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires ;

- les représentants de la société Saipol ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a clos l'instruction ;




Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".

2. Aux termes de l'article L. 318-1 du code de la route : " Les véhicules doivent être construits, commercialisés, exploités, utilisés, entretenus et, le cas échéant, réparés de façon à minimiser la consommation d'énergie, la création de déchets non valorisables, les émissions de substances polluantes (...) ainsi que les autres nuisances susceptibles de compromettre la santé publique. / (...) / Les véhicules à moteur font l'objet d'une identification fondée sur leur contribution à la limitation de la pollution atmosphérique et sur leur sobriété énergétique. / (...) / Des décrets en Conseil d'Etat déterminent les conditions d'application du présent article. " Aux termes de l'article R. 318-2 du même code : " I. - Les véhicules à moteur (...) sont identifiés, lorsque les conditions de leur utilisation le nécessitent, au moyen d'une vignette sécurisée appelée "certificat qualité de l'air". / Le certificat qualité de l'air atteste de la conformité des véhicules à différentes classes établies en tenant compte du niveau d'émission de polluants atmosphériques et de leur sobriété énergétique. Le classement des véhicules tient compte notamment de leur catégorie au sens de l'article R. 311-1, de leur motorisation, des normes techniques applicables à la date de réception des véhicules ou de leur date de première immatriculation ainsi que des éventuels dispositifs de traitement des émissions polluantes installés postérieurement à la première mise en circulation des véhicules. / (...) / II. - Un arrêté des ministres chargés de l'environnement, des transports et de l'intérieur précise les critères de classement des véhicules et fixe les modalités d'application du présent article. "

3. Pour l'application de ces dispositions, les ministres de l'environnement, de l'énergie et de la mer, de l'aménagement du territoire, de la ruralité et des collectivités territoriales et de l'intérieur ont pris, le 21 juin 2016, un arrêté établissant la nomenclature des véhicules classés en fonction de leur niveau d'émission de polluants atmosphériques, dont l'annexe comporte un tableau qui classe les véhicules routiers à moteur en fonction de leur niveau d'émission de polluants atmosphériques locaux en fonction de la catégorie du véhicule, de sa motorisation et de la norme " Euro " figurant dans la rubrique V.9 du certificat d'immatriculation lorsque l'information est disponible ou, à défaut, en fonction de la date de première immatriculation et prévoit, en fonction de ce classement, l'attribution d'une vignette " Crit'Air " 1 à 5 suivant l'ampleur croissante des émissions de polluants. Par un arrêté du 11 avril 2022, la ministre de la transition écologique et le ministre délégué auprès de la ministre de la transition écologique, chargé des transports, ont modifié l'arrêté du 21 juin 2016, notamment son annexe, pour ajouter dans le tableau de classification des véhicules une colonne relative aux véhicules poids lourds, autobus et autocar utilisant exclusivement du biocarburant B100, dont les caractéristiques sont fixées par un arrêté du 29 mars 2018, rendant ces véhicules éligibles à la vignette " Crit'Air 1 ", attribuée aux véhicules émettant le moins de polluants atmosphériques.

4. Les entreprises requérantes demandent au juge des référés du Conseil d'Etat d'ordonner la suspension de l'exécution de l'arrêté du 11 avril 2022.

5. La société Saipol justifie d'un intérêt suffisant au maintien de l'arrêté dont il est demandé la suspension de l'exécution. Par suite, son intervention en défense est recevable.

6. Pour établir l'urgence qu'elles invoquent, les sociétés Gaz'up et autres soutiennent que l'exécution de l'arrêté litigieux, en rendant les véhicules lourds utilisant le biocarburant B100 éligibles à la vignette " Crit'Air " 1, provoque un important mouvement de report des achats et des immatriculations de ce type de véhicules de ceux fonctionnant au gaz naturel vers ceux fonctionnant au biocarburant B100 de nature à porter atteinte, d'une part, à l'impératif de limitation des émissions de polluants atmosphériques compte tenu notamment des émissions de produits polluants par ces véhicules et, d'autre part, à la viabilité de la filière des stations-service offrant aux poids lourds les carburants issus du gaz naturel dans la mesure où les véhicules fonctionnant au biocarburant B100 s'approvisionnent auprès d'autres circuits. Toutefois, si les sociétés requérantes soulignent que, au cours des derniers mois, on a assisté à un baisse importante des achats et des immatriculations de poids lourds fonctionnant au gaz naturel et une hausse parallèle des achats et des immatriculations de poids lourds fonctionnant au biocarburant B100 alors que la tendance était jusqu'alors à une hausse régulière des achats et des immatriculations de poids lourds fonctionnant au gaz naturel, elles ne produisent pas d'éléments précis de nature à établir que cette évolution du marché - à la supposer induite par le seul effet de l'arrêté contesté alors que d'autres causes sont évoquées, tenant notamment à la forte hausse du prix du gaz dans le contexte géopolitique actuel - porterait une atteinte à leur rentabilité d'une ampleur telle qu'elle serait de nature à caractériser une urgence au sens des dispositions de l'article L. 521-1 du code de justice, alors en outre qu'il ressort de l'instruction que la gestion d'une flotte de poids lourds obéit à des considérations de moyen et long termes et présente ainsi un certain degré de stabilité. Par ailleurs, il ne résulte pas non plus de l'instruction ni des échanges lors de l'audience publique que l'effet de cet éventuel report induirait par lui-même une évolution des émissions de polluants de nature à caractériser une situation d'urgence. Par suite, la condition d'urgence prévue par ces dispositions ne peut être regardée comme remplie, alors en outre que la requête en annulation présentée par les sociétés requérantes devrait être jugée par le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, d'ici à la fin de l'année.

7. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la condition tenant au doute sérieux sur la légalité de l'arrêté litigieux, que la requête de la société Gaz'up et autres ne peut qu'être rejetée, y compris les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de la société Saipol est admise.
Article 2 : La requête des sociétés Gaz'up, Primagaz, Proviridis et Endesa Energia est rejetée.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société Gaz'up, première requérante dénommée, et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.
Copie en sera adressée à la société Saipol.
Fait à Paris, le 1er septembre 2022
Signé : Fabien Raynaud

ECLI:FR:CEORD:2022:466453.20220901
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