Conseil d'État, , 04/08/2022, 466242, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :
Les associations Médecins du Monde et Utopia 56 ont demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, à titre principal, d'ordonner au préfet de la région d'Île-de-France, préfet de Paris, et au préfet chargé du comité de suivi de la politique d'accueil des déplacés d'Ukraine d'ouvrir l'ensemble des dispositifs d'urgence dédiés aux personnes fuyant le conflit en Ukraine, notamment le centre d'accueil dédié aux déplacés ukrainiens du parc des expositions de la porte de Versailles, dans le délai de vingt-quatre heures à compter de l'ordonnance à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, et, à titre subsidiaire, d'ordonner à ces autorités d'identifier les personnes vulnérables présentes dans les campements et de leur proposer un hébergement d'urgence au sein des dispositifs d'urgence dédiés aux Ukrainiens, notamment du centre d'accueil du parc des expositions de la porte de Versailles. Par une ordonnance n° 2215823 du 28 juillet 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande.

Par une requête, enregistrée le 1er août 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, les associations Médecins du Monde et Utopia 56 demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) de faire droit à leur demande de première instance ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Elles soutiennent que :
- elles justifient d'un intérêt leur donnant qualité pour agir ;
- l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif est entachée d'irrégularité en ce que, d'une part, la minute de cette ordonnance ne comporte pas la signature manuscrite du magistrat qui l'a rendue, en méconnaissance de l'article R. 742-5 du code de justice administrative, et, d'autre part, elle est entachée d'une omission à statuer tant sur leurs conclusions principales que subsidiaires, sur la portée desquelles elle s'est méprise, conduisant à un défaut de réponse à moyens opérants ainsi qu'à une insuffisance de motivation ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que l'abstention du préfet de la région d'Île-de-France, préfet de Paris, et du préfet chargé du comité de suivi de la politique d'accueil des déplacés d'Ukraine d'ouvrir les dispositifs d'hébergement d'urgence dédiés aux déplacés ukrainiens à l'ensemble des personnes vivant en campement, dont certaines en très grande vulnérabilité, quels que soient leur nationalité ou leur pays d'origine, porte une atteinte grave et immédiate à leur situation et aux intérêts qu'elles défendent, lesquelles relèvent également d'intérêts publics ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales ;
- c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif a estimé qu'elles se bornaient à invoquer l'existence de places vacantes dans les dispositifs prévus pour les déplacés ukrainiens et qu'elles n'apportaient pas la preuve d'une carence manifeste des différentes autorités compétentes s'agissant des dispositifs de droit commun d'hébergement d'urgence et qu'il n'a pas retenu une atteinte grave et manifestement illégale au droit d'asile et au droit à l'hébergement d'urgence, sur laquelle il ne s'est pas prononcé, alors en outre qu'il a, de façon contradictoire, estimé regrettable que des personnes vulnérables puissent se trouver sans hébergement ;
- l'absence d'ouverture aux autres personnes des dispositifs d'hébergement dédiés aux déplacés ukrainiens porte atteinte à l'intérêt supérieur de l'enfant et à la dignité de la personne humaine en ce qu'elle a pour effet que des personnes en situation de vulnérabilité et de grande précarité, parmi lesquelles des mineurs, ne sont pas hébergées en urgence et sont contraintes de dormir dans la rue, se retrouvant ainsi exposées aux risques de trafic et de traite d'êtres humains ;
- elle porte atteinte au droit d'asile, au droit à la vie privée et familiale, au principe de dignité de la personne humaine et au principe de non-discrimination dès lors que la préférence accordée aux ressortissants ukrainiens constitue une discrimination non justifiée au regard de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- elle porte atteinte au droit à l'hébergement d'urgence en ce qu'elle est de nature à provoquer l'installation des personnes en situation de très grande précarité sur le territoire de la Ville de Paris dans des conditions méconnaissant l'interdiction d'être soumis à des traitements inhumains ou dégradants.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, notamment son préambule ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 ;
- le code de justice administrative ;




Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) " En vertu de l'article L. 522-3 du même code, le juge des référés peut, par une ordonnance motivée, rejeter une requête sans instruction ni audience lorsque la condition d'urgence n'est pas remplie ou lorsqu'il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu'elle est irrecevable ou qu'elle est mal fondée.

2. Les associations Médecins du Monde et Utopia 56 ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, en vue qu'il enjoigne, sous astreinte, au préfet de la région d'Île-de-France, préfet de Paris, et au préfet chargé du comité du suivi de la politique d'accueil des déplacés d'Ukraine d'ouvrir l'ensemble des dispositifs d'urgence dédiés aux personnes fuyant le conflit en Ukraine, notamment le centre d'accueil du parc des expositions de la porte de Versailles, aux autres personnes dépourvues d'un hébergement ou, à titre subsidiaire, à celles d'entre elles identifiées comme vulnérables. Elles relèvent appel de l'ordonnance du 28 juillet 2022 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.

3. D'une part, si la privation du bénéfice des mesures prévues par la loi afin de garantir aux demandeurs d'asile des conditions matérielles d'accueil décentes, jusqu'à ce qu'il ait été statué sur leur demande, est susceptible de constituer une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le droit d'asile, le caractère grave et manifestement illégal d'une telle atteinte s'apprécie en tenant compte des moyens dont dispose l'autorité administrative compétente et de la situation du demandeur. Ainsi, le juge des référés, qui apprécie si les conditions prévues par l'article L. 521-2 du code de justice administrative sont remplies à la date à laquelle il se prononce, ne peut faire usage des pouvoirs qu'il tient de cet article en adressant une injonction à l'administration que dans le cas où, d'une part, le comportement de celle-ci fait apparaître une méconnaissance manifeste des exigences qui découlent du droit d'asile et où, d'autre part, il résulte de ce comportement des conséquences graves pour le demandeur d'asile, compte tenu notamment de son âge, de son état de santé ou de sa situation de famille.

4. D'autre part, il appartient aux autorités de l'Etat de mettre en œuvre le droit à l'hébergement d'urgence reconnu par la loi à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique et sociale. Une carence caractérisée dans l'accomplissement de cette tâche peut faire apparaître, pour l'application de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale lorsqu'elle entraîne des conséquences graves pour la personne intéressée. Il incombe au juge des référés d'apprécier dans chaque cas les diligences accomplies par l'administration en tenant compte des moyens dont elle dispose ainsi que de l'âge, de l'état de la santé et de la situation de famille de la personne intéressée.

5. Enfin, en l'absence de texte particulier, il appartient en tout état de cause aux autorités titulaires du pouvoir de police générale, garantes du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité humaine, de veiller, notamment, à ce que le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants soit garanti. Lorsque la carence des autorités publiques expose des personnes à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par l'article L. 521-2 précité, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser la situation résultant de cette carence.

6. Au soutien de leurs conclusions, les associations requérantes font valoir que le dispositif d'accueil dédié aux Ukrainiens dispose de places vacantes, notamment le centre d'accueil dédié aux déplacés ukrainiens du parc des expositions de la porte de Versailles, qui pourraient utilement être proposées aux autres personnes dépourvues d'un hébergement, en particulier celles vivant à la rue ou en campement, que celles-ci relèvent du droit d'asile ou de l'hébergement d'urgence, notamment à celles d'entre elles identifiées comme vulnérables, et que l'abstention de le faire est discriminatoire et caractérise une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales, notamment au droit d'asile et au droit à l'hébergement d'urgence, à l'intérêt supérieur de l'enfant et au principe de la dignité de la personne humaine.

7. Toutefois, il résulte de l'instruction menée par le juge des référés du tribunal administratif de Paris que la mise en place d'un dispositif d'hébergement dédié à la prise en charge des déplacés ukrainiens, organisée par deux circulaires interministérielles des 10 et 22 mars 2022, résulte de l'application de la décision du Conseil de l'Union européenne du 4 mars 2022 prise en application de l'article 5 de la directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001 relative à des normes minimales pour l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les Etats membres pour accueillir ces personnes et supporter les conséquences de cet accueil. En vertu de cette directive, le constat par une décision du Conseil de l'existence d'un afflux massif de personnes déplacées conduit les Etats membres à mettre en place un dispositif exceptionnel assurant une protection immédiate et de caractère temporaire aux personnes considérées, qui n'ont pas vocation à bénéficier des dispositifs de droit commun destinés à assurer la mise en œuvre du droit d'asile ou du droit à l'hébergement d'urgence. Eu égard à cette circonstance et à la nécessité de pouvoir continuer à assurer à tout moment la prise en charge immédiate des personnes relevant du dispositif exceptionnel, la circonstance que celui-ci ne soit pas ouvert, dans la mesure où il ne serait pas à ce jour saturé, aux personnes dépourvues d'un hébergement, notamment à celles identifiées comme vulnérables, relevant des dispositifs de droit commun au titre du droit d'asile ou de l'hébergement d'urgence, ne peut être regardée comme caractérisant, à la date de la présente ordonnance, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

8. Par suite, il est manifeste que les associations requérantes ne sont pas fondées à soutenir que c'est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Paris, dont l'ordonnance n'est entachée d'aucune irrégularité, a rejeté leurs conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint au préfet de la région d'Île-de-France, préfet de Paris, et au préfet chargé du comité du suivi de la politique d'accueil des déplacés d'Ukraine d'ouvrir l'ensemble des dispositifs d'urgence dédiés aux personnes fuyant le conflit en Ukraine, notamment le centre d'accueil du parc des expositions de la porte de Versailles, aux autres personnes dépourvues d'un hébergement ou, à titre subsidiaire, à celles d'entre elles identifiées comme vulnérables.

9. Leur requête doit dès lors être rejetée, y compris leurs conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, selon la procédure prévue à l'article L. 522-3 du code de justice administrative.




O R D O N N E :
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Article 1er : La requête des associations Médecins du Monde et Utopia 56 est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée aux associations Médecins du Monde et Utopia 56.
Copie en sera adressée au ministre des solidarités, de l'autonomie et des personnes handicapées, au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à la ministre de l'Europe et des affaires étrangères.
Fait à Paris, le 4 août 2022
Signé : Gaëlle Dumortier

ECLI:FR:CEORD:2022:466242.20220804
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