Conseil d'État, 2ème chambre, 22/06/2022, 455395, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et deux mémoires, enregistrés les 9 août et 9 novembre 2021, les 3 mai et 17 mai 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. A... B... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 11 mai 2021 l'ayant déchu de sa nationalité française ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le code civil ;
- le code pénal ;
- la décision n° 2014-439 QPC du Conseil constitutionnel du 23 janvier 2015 ;
- l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne C-135/08 du 2 mars 2010 ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Bertrand Mathieu, conseiller d'Etat en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public,

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Bouzidi, Bouhanna, avocat de M. B... ;




Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article 25 du code civil : " L'individu qui a acquis la qualité de Français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d'Etat, être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride : / 1° S'il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme (...) ". L'article 25-1 de ce code ne permet la déchéance de la nationalité dans ce cas qu'à la condition que les faits aient été commis moins de quinze ans auparavant et qu'ils aient été commis soit avant l'acquisition de la nationalité française, soit dans un délai de quinze ans à compter de cette acquisition.

2. L'article 421-2-1 du code pénal qualifie d'acte de terrorisme " le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'un des actes de terrorisme " mentionnés aux articles 421-1 et 421-2 du code pénal.

3. M. A... B... a été déchu de la nationalité française par un décret du 11 mai 2021 sur le fondement des articles 25 et 25-1 du code civil, au motif qu'il a été condamné par un jugement du tribunal de grande instance de Paris en date du 23 juin 2017 pour avoir participé à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme, faits prévus par l'article 421-2-1 du code pénal.

4. Aux termes de l'article 61 du décret du 30 décembre 1993 relatif aux déclarations de nationalité, aux décisions de naturalisation, de réintégration, de perte, de déchéance et de retrait de la nationalité française : " Lorsque le Gouvernement décide de faire application des articles 25 et 25-1 du code civil, il notifie les motifs de droit et de fait justifiant la déchéance de la nationalité française, en la forme administrative ou par lettre recommandée avec demande d'avis de réception (...). L'intéressé dispose d'un délai d'un mois à dater de la notification ou de la publication de l'avis au Journal officiel pour faire parvenir au ministre chargé des naturalisations ses observations en défense. A l'expiration de ce délai, le Gouvernement peut déclarer, par décret motivé pris sur avis conforme du Conseil d'Etat, que l'intéressé est déchu de la nationalité française ".

5. En premier lieu, après avoir cité les textes applicables et énoncé que M. B..., qui a acquis la nationalité française en 2007, a été condamné par un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 23 juin 2017 à une peine de six ans d'emprisonnement assortie d'une période de sûreté de la moitié pour participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme courant 2013, 2014, jusqu'au 22 janvier 2014 et en tout cas depuis un temps non prescrit, à Nice, en tout cas sur le territoire national, en Turquie et en Syrie, le décret attaqué indique que les conditions légales permettant de prononcer la déchéance de la nationalité française doivent être regardées comme réunies, sans qu'aucun élément relatif à la situation personnelle du requérant et aux circonstances de l'espèce justifie qu'il y soit fait obstacle. Dans ces conditions, le décret attaqué satisfait à l'exigence de motivation posée par l'article 61 du décret du 30 décembre 1993.

6. En deuxième lieu, si M. B... soutient que la mesure contestée a pour effet de le rendre apatride, il ressort des pièces du dossier que le requérant possède les nationalités tunisienne et algérienne depuis sa naissance et qu'en vertu des dispositions de l'article 30 du code de la nationalité tunisienne et de l'article 19 de l'ordonnance n° 05-01 du 27 février 2005 modifiant et complétant l'ordonnance n° 70-86 du 15 décembre 1970 portant code de la nationalité algérienne en vigueur à la date du décret attaqué, la déchéance des nationalités tunisienne et algérienne ne peut être prononcée que par décret. Par suite, M. B..., qui n'établit pas être dépourvu des nationalités tunisienne et algérienne à la date du décret prononçant sa déchéance de la nationalité française, n'est pas fondé à soutenir que ce décret est susceptible de le rendre apatride, en méconnaissance des dispositions précitées de l'article 25 du code civil.

7. En troisième lieu, la conformité de dispositions législatives au principe constitutionnel d'égalité ne peut être contestée que selon la procédure prévue à l'article 61-1 de la Constitution. Par suite, le moyen tiré de l'inconstitutionnalité des dispositions du 1° de l'article 25 du code civil, dont le juge constitutionnel, par sa décision n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015 a, au demeurant, déjà jugé qu'elles ne portaient pas atteinte au principe d'égalité, ne peut qu'être écarté.

8. En quatrième lieu, aux termes de l'article 20 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Toutes les personnes sont égales en droit ". Aux termes de l'article 21 de la même charte : " Dans le domaine d'application des textes et sans préjudice de leurs dispositions particulières, toute discrimination exercée en fonction de la nationalité est interdite ".

9. Ainsi que l'a relevé la Cour de justice de l'Union européenne dans son arrêt du 2 mars 2010, Rottman, C-135/08, la définition des conditions d'acquisition et de perte de la nationalité relève de la compétence de chaque État membre de l'Union. Toutefois, dans la mesure où la perte de la nationalité d'un Etat membre a pour conséquence la perte du statut de citoyen de l'Union, la perte de la nationalité d'un Etat membre doit, pour être conforme au droit de l'Union, répondre à des motifs d'intérêt général et être proportionnée à la gravité des faits qui la fondent, au délai écoulé depuis l'acquisition de la nationalité et à la possibilité pour l'intéressé de recouvrer une autre nationalité. Les articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux ne font pas obstacle à ce que la perte de nationalité puisse dépendre du mode ou des conditions d'acquisition de la nationalité.

10. En sixième lieu, il ressort des pièces du dossier que M. B... a été condamné à une peine de six ans assortie d'une période de sûreté de la moitié pour des faits qualifiés de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme. Il ressort des constatations de fait auxquelles a procédé le juge pénal que M. B... a rejoint en Syrie un groupe djihadiste affilié à Al-Qaida dont il adoptait l'idéologie djihadiste, a suivi un entraînement au maniement des armes, possédé une arme automatique et été en contact avec des combattants djihadistes sur zone.

11. Eu égard à la nature et à la gravité des faits commis par le requérant qui ont conduit à sa condamnation pénale, la sanction de déchéance de la nationalité française n'a pas revêtu, dans les circonstances de l'espèce, un caractère disproportionné au regard du droit de l'Union européenne.

12. En dernier lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui (...) ".

13. La sanction de déchéance de la nationalité, prévue par les articles 25 et 25-1 du code civil, a pour objectif de renforcer la lutte contre le terrorisme. Un décret portant déchéance de la nationalité française est par lui-même dépourvu d'effet sur la présence sur le territoire français de celui qu'il vise comme sur ses liens avec les membres de sa famille et n'affecte pas, dès lors, le droit au respect de sa vie familiale. En revanche, un tel décret affecte un élément constitutif de l'identité de la personne concernée et porte une atteinte au droit au respect de sa vie privée, dont l'intensité dépend en particulier du mode et de la date d'acquisition de la nationalité. En l'espèce, eu égard à la gravité des faits commis par le requérant, le décret attaqué n'a pas porté une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée garanti par l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

14. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret qu'il attaque. Ses conclusions au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.



D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. B... est rejetée.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. A... B... et au ministre de l'intérieur.

ECLI:FR:CECHS:2022:455395.20220622
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