Conseil d'État, Juge des référés, 11/03/2022, 461752, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS


Vu la procédure suivante :
Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 21 février et 4 mars 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association Etoile filante demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) de juger la requête recevable ;

2°) de suspendre l'exécution du moratoire sur la capacité d'accueil des adultes handicapés français en Belgique annoncé par la Secrétaire d'Etat chargée des personnes handicapées le 21 janvier 2021 ;

3°) d'enjoindre à l'Etat de cesser toute menace, pression visant à contraindre les établissements belges à la conclusion de conventions ;

4°) d'enjoindre à l'Etat de ne pas fixer de quota au sein des établissements belges ;

5°) d'enjoindre à l'Etat, de ne pas diffuser de directives contraires au code de l'action sociale et des familles et au droit de l'UE au sein des MDPH, visant à restreindre les départs en Belgique ;

6°) d'enjoindre à l'Etat français de cesser toute menace ou pression visant à contraindre les personnes handicapées françaises accueillies dans les établissements belges, leurs tuteurs et représentants légaux et les Commissions des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH) à choisir le retour en France, sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée ;

7°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :
- la requête est recevable en ce que le moratoire émis par le ministère est un acte règlementaire susceptible de recours ;
- la condition d'urgence est satisfaite dès lors que, en premier lieu, l'association fonctionne exclusivement avec des fonds publics et que les résidents français occupent l'ensemble des places disponibles, en deuxième lieu, la suspension du financement de la prise en charge de ses usagers met en péril son activité, en troisième lieu, l'établissement va en tout état de cause se vider au fur et à mesure des décès et des départs des résidents, alors même que la construction d'un bâtiment destiné à accueillir 29 résidents français supplémentaires est en cours d'achèvement et, en dernier lieu, la décision contestée implique un rapatriement des résidents français présents en Belgique au-delà du quota imposé, entraînant pour ces personnes un risque immédiat de rupture de la continuité des soins et une altération grave des conditions de santé ;
- il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales ;
- le moratoire méconnaît le règlement (CE) n° 883/2004 du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale et l'article R. 160-2 du code de la sécurité sociale en ce que, d'une part, il suspend la prise en charge par l'assurance maladie française des soins reçus par les ressortissants français accueillis au sein des établissements belges en raison d'un manque de place en établissements adaptés en France et, d'autre part, ce règlement européen s'applique à toutes les législations relatives aux branches de sécurité sociale, y compris les prestations de soins aux personnes handicapées ;
- le moratoire subordonne illégalement le placement en établissement en Belgique à trois refus opposés par des établissements français ;
- la décision contestée est entachée d'un défaut de base légale en ce qu'elle impose la conclusion de conventions aux établissements belges alors même qu'aucun texte ne rend cette conclusion obligatoire ;
- elle porte atteinte à la liberté contractuelle des établissements belges, garantie par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en ce qu'elle impose la conclusion de conventions sans pouvoir en négocier les termes, sous peine de se voir privé de financement ;
- elle porte atteinte à la liberté d'aller et venir et à la libre circulation des personnes dès lors qu'elle fixe des quotas de ressortissants français pouvant être accueillis dans les établissements belges, en l'absence de base légale ;
- elle porte atteinte à la libre prestation de services dès lors que, d'une part, elle subordonne le remboursement des soins à la conclusion de conventions et, d'autre part, l'Etat français contraint les usagers français à se rendre dans des établissements conventionnés et agréés avant le 28 février 2021 et interdit le remboursement aux usagers partis dans des établissements belges non conventionnés et agréés après le 28 février 2021 ;
- elle porte atteinte au principe d'égalité de traitement, à l'interdiction de discrimination et au droit à la compensation du handicap en ce que l'obligation de conventionnement posée par l'ARS conduit, d'une part, à cristalliser le nombre de places qui seront financées dans les établissements belges par les autorités françaises et, d'autre part, à une inégalité de traitement entre les adultes handicapés accueillis avant le 28 février 2021, dont les soins sont remboursés, et ceux qui souhaiteront à l'avenir intégrer un établissement belge et dont les soins ne seront pas pris en charge par la sécurité sociale française.
Par un mémoire en défense, enregistré le 2 mars 2022, le ministre des solidarités et de la santé conclut au rejet de la requête. Il soutient que la condition d'urgence n'est pas satisfaite, et que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la Constitution, et notamment son Préambule ;
- le traité sur l'Union européenne ;
- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- le règlement (CE) n° 883/2004 du 29 avril 2004 ;
- le décret n° 2014-316 du 10 mars 2014 portant publication de l'accord-cadre entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la région wallonne du Royaume de Belgique sur l'accueil des personnes handicapées (ensemble une annexe), signé à Neufvilles le 21 décembre 2011 ;
- le code de la sécurité sociale ;
- le code de l'action sociale et des familles ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir convoqué à une audience publique, d'une part, l'association Etoile filante, et d'autre part, le Premier ministre et le ministre des solidarités et de la santé ;

Ont été entendus lors de l'audience publique du 4 mars 2022, à 10 heures 30 :

- Me Occhipinti, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, avocat de l'association Etoile filante ;

- la représentante de l'association Etoile filante ;

- les représentants du ministre des solidarités et de la santé et de l'ARS Hauts-de-France ;

à l'issue de laquelle le juge des référés a fixé la clôture de l'instruction au 8 mars 2022 à 18 heures.

Par un mémoire après audience, enregistré le 7 mars 2022, le ministre des solidarités et de la santé maintient ses conclusions au rejet.

Par un mémoire après audience, enregistré le 8 mars 2022, l'association Etoile filante maintient les conclusions de sa requête par les mêmes moyens.



Considérant ce qui suit :

1. Aux termes de l'article L. 521-2 du code de justice administrative : " Saisi d'une demande en ce sens justifiée par l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. (...) ".

2. Il résulte de l'instruction que près de 9 000 personnes handicapées de nationalité françaises sont hébergées dans des établissements belges, sur financement de l'assurance maladie française. L'essentiel de ces départs vers la Belgique ne résulte pas du souhait des personnes intéressées mais du manque de capacités d'accueil en France, à proximité des familles. La Secrétaire d'Etat chargée des personnes handicapées a annoncé le 21 janvier 2021, d'une part, le souhait du Gouvernement français de développer de nouvelles capacités d'accueil en France, en vue de mettre fin aux séparations non choisies, et, d'autre part, un moratoire sur la création de nouvelles places d'accueil pour les Français en Belgique, assorti d'un conventionnement des établissements belges accueillant des Français, en vue de garantir la qualité de la prise en charge et de l'accompagnement de ces personnes.

3. L'association Etoile filante héberge des Français handicapés dans l'établissement qu'elle gère en Belgique. Par un courrier du 21 janvier 2022, le directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) des Hauts-de-France l'a invitée à signer sans délai avec elle deux conventions fixant, pour l'une, la capacité maximale d'accueil de ressortissants français atteints de handicap et, pour l'autre, les garanties exigées de l'établissement en termes de qualité de prise en charge et d'accompagnement des personnes. Le courrier indique que, faute de signature, le Centre national de financement des soins à l'étranger cesserait de financer les forfaits des personnes accueillies, qui seraient alors susceptibles d'être réorientées vers d'autres établissements.

4. L'association Etoile filante demande au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l'exécution du moratoire sur la capacité d'accueil des adultes handicapés français en Belgique annoncé par la Secrétaire d'Etat chargée des personnes handicapées le 21 janvier 2021, d'enjoindre à l'Etat de cesser toute menace, pression visant à contraindre les établissements belges à la conclusion de conventions, d'enjoindre à l'Etat de ne pas fixer de quota au sein des établissements belges, d'enjoindre à l'Etat de ne pas diffuser de directives contraires au code de l'action sociale et des familles et au droit de l'UE au sein des MDPH, visant à restreindre les départs en Belgique et d'enjoindre à l'Etat français de cesser toute menace ou pression visant à contraindre les personnes handicapées françaises accueillies dans les établissements belges, leurs tuteurs et représentants légaux et les Commissions des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH) à choisir le retour en France, sous astreinte de 10 000 euros par infraction constatée.

5. En premier lieu, il résulte tant de l'instruction écrite que des propos tenus par les représentants de l'administration à l'audience que le refus par l'association de signer les deux projets de convention n'entraînerait aucune interruption du financement par l'assurance maladie de la prise en charge et de l'accompagnement des personnes handicapées hébergées aujourd'hui dans l'établissement.

6. En deuxième lieu, l'association fait valoir qu'elle est en train d'achever la construction d'un bâtiment permettant d'accueillir 29 personnes handicapées supplémentaires et que l'impossibilité d'accueillir de nouveaux Français atteints de handicap bouleverse gravement sa situation économique. Elle ne produit toutefois aucun élément comptable ou financier en ce sens et ne démontre pas, en tout état de cause, pourquoi le nouveau bâtiment ne pourrait pas être utilisé pour l'hébergement d'autres publics.

7. En troisième lieu, comme le ministre le rappelle lui-même, les autorités françaises ne disposent en rien du pouvoir de retirer unilatéralement de l'établissement les personnes accueillies. Si le départ d'une personne handicapée de l'établissement peut être envisagé, par exemple si cet établissement offre une qualité d'accueil défaillante ou si une place s'avère disponible dans un établissement situé plus près de la famille, ce ne peut être qu'en respectant le consentement des principaux intéressés ainsi que les compétences confiées par l'article L. 241-6 du code de l'action sociale et des familles aux CDAPH.

8. Il résulte de tout ce qui précède, et alors que le mécanisme de conventionnement a en tout état de cause un objet d'intérêt public consistant à garantir la qualité de la prise en charge et de l'accompagnement des Français handicapés accueillis en Belgique, qu'un défaut de signature des conventions en cause par l'association requérante n'aurait pas des conséquences telles qu'elles caractériseraient l'urgence particulière exigée par l'article L. 521-2 du code de justice administrative.

9. Il en résulte que, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens de la
requête, les conclusions de l'association Etoile filante ne peuvent qu'être rejetées, y compris celles présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de l'association Etoile filante est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à l'association Etoile filante et au ministre des solidarités et de la santé.
Copie en sera adressée à la secrétaire d'Etat chargée des personnes handicapées et à l'ARS Hauts-de-France.
Fait à Paris, le 11 mars 2022
Signé : Thomas Andrieu

ECLI:FR:CEORD:2022:461752.20220311
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