Conseil d'État, 9ème - 10ème chambres réunies, 29/12/2021, 437594

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 437594, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés les 13 janvier et 24 août 2020 et les 23 avril et 3 décembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Joul demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la délibération de la Commission de régulation de l'énergie n° 2019-234 du 24 octobre 2019 portant orientations sur le modèle de contrat Gestionnaire de Réseau de Distribution - Fournisseurs commun à tous les gestionnaires de réseaux de distribution d'électricité ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


2° Sous le n° 443328, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 25 août et 26 novembre 2020 et le 3 décembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Joul demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la délibération n° 2020-169 du 25 juin 2020 de la Commission de régulation de l'énergie portant approbation du modèle de contrat d'accès aux réseaux publics de distribution d'Enedis pour les points de connexion en contrat unique ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

....................................................................................


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- la Constitution ;
- le traité sur l'Union européenne et le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;
- la directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité et abrogeant la directive 2003/54/CE ;
- le code civil ;
- le code de la consommation ;
- le code de l'énergie ;
- la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 ;
- la loi n° 2017-1839 du 30 décembre 2017 ;
- l'ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 ;
- le code de justice administrative ;



Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Nicolas Agnoux, maître des requêtes,

- les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Buk Lament - Robillot, avocat de la société Joul ;

Vu les notes en délibéré, enregistrées le 15 décembre 2021, présentées pour la société Joul ;





Considérant ce qui suit :

1. Les recours visés ci-dessus présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

2. Afin de simplifier la souscription des contrats d'approvisionnement en électricité et en gaz naturel des petits consommateurs et de faciliter la mise en œuvre de leur droit de choisir leur fournisseur à la suite de la libéralisation des marchés de détail de l'énergie, l'article L. 224-8 du code de la consommation et les articles L. 332-3 et L. 442-3 du code de l'énergie prévoient la faculté de conclure un contrat unique portant sur la fourniture et la distribution d'énergie. La souscription d'un tel contrat dispense les consommateurs de conclure directement un contrat d'accès au réseau avec le gestionnaire du réseau de distribution, parallèlement au contrat de fourniture conclu avec leur fournisseur. Dans ce cadre, les fournisseurs sont tenus d'assurer, pour le compte du gestionnaire de réseau, des prestations d'intermédiation pour la souscription par le consommateur des options et prestations techniques proposées, la facturation de l'acheminement de l'électricité sur le réseau de distribution, à hauteur des tarifs d'utilisation de ce réseau mentionnés à l'article L. 341-2 du code de l'énergie, ainsi que le recouvrement des sommes correspondantes.

3. En application des dispositions de l'article L. 111-92-1 et du 6° de l'article L. 134-3 du code de l'énergie, chaque gestionnaire de réseau établit un modèle de contrat " Gestionnaire de Réseau de Distribution - Fournisseurs " (GRD-F) permettant un accès transparent et non discriminatoire aux réseaux pour les fournisseurs, qu'il soumet pour approbation à la Commission de régulation de l'énergie. Afin d'harmoniser les modèles de contrats GRD-F soumis à son approbation et à l'issue d'une concertation organisée sous son égide entre les gestionnaires de réseau de distribution et les acteurs de marché, la Commission de régulation de l'énergie a établi, par une délibération n° 2019-234 du 24 octobre 2019, un modèle de contrat relatif à l'accès au réseau public de distribution, à son utilisation et à l'échange de données pour les points de connexion en contrat unique. Ce modèle prévoit en particulier la mise en œuvre, pour couvrir le risque de défaut de paiement du fournisseur lors de l'exécution du contrat, d'une garantie bancaire à première demande ou, à défaut, d'un dépôt de garantie auprès du gestionnaire de réseau qui s'imposent, sous réserve de certaines exemptions, aux fournisseurs dont l'assiette de référence, déterminée à raison du montant net des factures recouvrées pour le compte du gestionnaire de réseau, excède un niveau de franchise fixé à 7 millions d'euros. Par un courrier du 6 janvier 2020, la société Enedis a transmis à la Commission de régulation de l'énergie une nouvelle version de son modèle de contrat GRD-F que la commission a approuvé, sous réserve de certaines modifications, par une délibération n° 2020-169 du 25 juin 2020. La société Joul demande l'annulation pour excès de pouvoir de ces deux délibérations.

Sur les interventions de la société Enedis:

4. La société Enedis justifie d'un intérêt suffisant au maintien des délibérations attaquées. Ainsi, ses interventions sont recevables.

Sur les conclusions de la société Enedis tendant à ce qu'il soit donné acte du désistement d'office des deux requêtes :

5. Aux termes de l'article R. 611-22 du code de justice administrative : " Lorsque la requête ou le recours mentionne l'intention du requérant de présenter un mémoire complémentaire, la production annoncée doit parvenir au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle la requête a été enregistrée. / Si le délai n'est pas respecté, le requérant ou le ministre est réputé s'être désisté à la date d'expiration de ce délai (...). Le Conseil d'Etat donne acte de ce désistement. " Toutefois, aux termes de l'article 2 de l'ordonnance du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période, applicable devant les juridictions de l'ordre administratif en application des dispositions du I de l'article 15 de l'ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif : " Tout (...) recours, action en justice (...) prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité (...) qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l'article 1 sera réputé avoir été fait à temps s'il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois. (...) ", la période en cause étant, en vertu de l'article 1er de la même ordonnance, celle courant entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus.

6. Dans chaque affaire, la société Joul a indiqué dans son mémoire introductif d'instance que celui-ci serait complété par un mémoire complémentaire qui, dans l'affaire enregistrée sous le n° 443328, a été présenté dans le délai de trois mois prévu à l'article R. 611-22 du code de justice administrative. Dans l'affaire enregistrée sous le n° 437954, ce délai, qui arrivait à échéance le 13 avril 2020, a été prorogé en vertu des dispositions précitées de l'ordonnance du 25 mars 2020 jusqu'au 24 août 2020, date à laquelle le mémoire complémentaire a été enregistré. Les conclusions présentées par la société Enedis tendant à ce que soit prononcé le désistement d'office des deux requêtes de la société Joul ne peuvent dès lors, et en tout état de cause, qu'être écartées.

Sur la légalité externe des deux délibérations :

En ce qui concerne la compétence de la Commission de régulation de l'énergie :

7. Aux termes de l'article L. 134-1 du code de l'énergie : " Dans le respect des dispositions législatives et réglementaires, la Commission de régulation de l'énergie précise, par décision publiée au Journal officiel de la République française, les règles concernant : / (...) 3° Les conditions d'accès aux réseaux et de leur utilisation, y compris la méthodologie de calcul des tarifs d'utilisation des réseaux et les évolutions de ces tarifs, ainsi que la rémunération des fournisseurs pour les prestations de gestion de clientèle qu'ils réalisent pour le compte des gestionnaires de réseaux de distribution dans le cadre de l'exécution des contrats portant sur l'accès aux réseaux et la fourniture de l'électricité ; (...) ". Aux termes de l'article L. 134-3 du même code : " La commission approuve : / (...) 6° Les modèles de contrats ou de protocoles d'accès aux réseaux de distribution d'électricité et de gaz naturel conclus entre les gestionnaires de réseaux publics de distribution et les fournisseurs, prévus aux articles L. 111-92-1 et L. 111-97-1 ". Enfin, l'article L. 111-92-1 du même code dispose que : " Des modèles de contrat ou de protocole, établis par chaque gestionnaire de réseau public de distribution, déterminent les stipulations contractuelles permettant un accès transparent et non discriminatoire aux réseaux pour les fournisseurs. Ces modèles de contrat ou de protocole sont soumis à l'approbation de la Commission de régulation de l'énergie en application du 6° de l'article L. 134-3 (...) ".

S'agissant de la délibération n° 2019-234 du 24 octobre 2019 :

8. Il résulte des dispositions du 3° de l'article L. 134-1 du code de l'énergie, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité dont elles sont issues, que le législateur a entendu confier à la Commission de régulation de l'énergie le soin de définir les règles relatives à l'organisation des relations contractuelles entre gestionnaires et utilisateurs du réseau afin de garantir le droit d'accès de ces derniers aux réseaux de transport et de distribution. Les dispositions du 6° de l'article L. 134-3 et de l'article L. 111-92-1 du même code, issues de la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l'énergie et à l'environnement, lui donnent, en outre, compétence pour approuver les modèles de contrats d'accès aux réseaux de distribution d'électricité conclus entre chacun des gestionnaires de réseaux publics de distribution et les fournisseurs.

9. Par suite, en définissant un ensemble de règles, notamment en ce qui concerne la garantie financière à la charge du fournisseur, sous la forme d'un modèle de contrat relatif à l'accès au réseau public de distribution pour les points de connexion en contrat unique, la Commission de régulation de l'énergie a exercé la compétence réglementaire dont elle dispose en application des dispositions du 3° de l'article L. 134-1 du code de l'énergie. La société Joul n'est donc pas fondée à soutenir que la commission aurait méconnu sa propre compétence.

S'agissant de la délibération n° 2020-169 du 25 juin 2020 :

10. En approuvant le contrat dont la société Enedis l'avait saisie en application de l'article L. 111-92-1 du code de l'énergie, la Commission de régulation de l'énergie a mis en œuvre la prérogative qu'elle tient des dispositions du 6° de l'article L. 134-3 du même code. Par suite, le moyen tiré de ce que la délibération aurait été prise par une autorité incompétente doit être écarté.

En ce qui concerne la régularité de la procédure préalable à l'édiction des délibérations :

S'agissant de la délibération n° 2019-234 du 24 octobre 2019 :

11. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier qu'avant d'adopter la délibération attaquée, la commission a procédé, entre juillet 2018 et juillet 2019, à une consultation publique des acteurs du marché de l'énergie. Il ne ressort pas de la délibération n° 2019-234 du 24 octobre 2019 ni du compte-rendu de la réunion du groupe de travail en date du 9 juillet 2019 invoqué par la requérante que la commission, qui n'était pas tenue de répondre aux observations formulées lors de cette consultation, n'aurait pas tenu compte de celles-ci, ni qu'elle aurait fait preuve de partialité en faveur des gestionnaires de réseau. La commission n'a pas davantage soumis les fournisseurs à un traitement discriminatoire en procédant à des échanges préalables avec les seuls gestionnaires de réseaux aux fins d'identifier les divergences existant entre les modèles de contrats en vigueur. Enfin, la société Joul n'est en tout état de cause pas fondée à soutenir que la Commission de régulation de l'énergie n'aurait pas fait droit à sa demande d'entretien, formellement présentée à une date postérieure à la délibération en litige. Par suite, le moyen tiré de ce que la consultation préalable aurait été menée en méconnaissance des principes de transparence, de non-discrimination et d'impartialité doit être écarté.

12. En deuxième lieu, aux termes du règlement intérieur de la Commission de régulation de l'énergie, dans sa version issue de la délibération n° 2017-274 du 7 décembre 2017 applicable au litige : " Art. 1er. - Le président convoque le collège de la commission cinq jours francs au moins avant la date de la séance, sauf en cas d'urgence, en indiquant l'ordre du jour (...) / Art. 2. (...) L'ensemble des pièces et projets de délibération sont communiqués au collège de la commission dans le même délai que l'ordre du jour auquel ils sont annexés, sans préjudice du dépôt de pièces complémentaires dans l'intervalle et en séance (...) ". Si la société Joul soutient que le délai de convocation défini par le règlement intérieur aurait été méconnu, il ressort des pièces du dossier que la convocation à la séance du 24 octobre 2019 a été adressée aux membres du collège le 17 octobre et la société requérante ne conteste pas l'affirmation de la commission selon laquelle le projet de délibération soumis au collège a été transmis le lendemain, soit avant l'expiration de ce délai.

S'agissant de la délibération n° 2020-169 du 25 juin 2020 :

13. Il ressort des pièces du dossier que si les membres de la Commission de régulation de l'énergie ont été convoqués le 19 juin 2020 en vue de la séance du 26 juin, soit dans le respect du délai de cinq jours prescrit par l'article 1er du règlement intérieur cité au point 12, le projet de délibération ne leur a été communiqué que deux jours avant la séance. La requérante est donc fondée à soutenir que le délai prescrit par l'article 2 de ce règlement a été méconnu. Toutefois, pour regrettable qu'elle soit, cette transmission tardive n'a pas privé les intéressés d'une garantie et n'a pas exercé d'influence sur le sens de la décision prise au regard de la nature du projet de contrat soumis à l'approbation de la commission, dont l'essentiel des clauses reproduit celles du modèle de contrat commun à tous les gestionnaires de réseaux de distribution d'électricité joint à la délibération du 24 octobre 2019 précitée.

Sur la légalité interne des deux délibérations :

En ce qui concerne les moyens tirés de la méconnaissance de principes constitutionnels :

14. Si la société Joul soutient, à l'appui de ses deux requêtes, que les dispositions législatives du code de l'énergie qui habilitent la Commission de régulation de l'énergie à approuver les modèles de contrat et à autoriser leur application aux contrats en cours méconnaissent le principe constitutionnel de la liberté contractuelle, une telle contestation revient à mettre en cause la conformité de la loi à la Constitution et ne saurait être soulevée devant le juge de l'excès de pouvoir que selon les modalités régissant les questions prioritaires de constitutionnalité, lesquelles n'ont, en l'espèce, pas été respectées.

En ce qui concerne le principe même d'une garantie financière à la charge du fournisseur :

15. D'une part, l'article L. 332-3 du code de l'énergie dispose que : " Dans les conditions fixées par l'article L. 224-8 du code de la consommation, les personnes mentionnées à l'article L. 332-1 ont la possibilité de conclure un contrat unique portant sur la fourniture et la distribution d'électricité ". L'article L. 332-1 du même code mentionne les " non-professionnels pour une puissance électrique égale ou inférieure à 36 kilovoltampères ". Aux termes de l'article L. 224-8 du code de la consommation : " Le fournisseur est tenu d'offrir au client la possibilité de conclure avec lui un contrat unique portant sur la fourniture et la distribution d'électricité ou de gaz naturel. Ce contrat reproduit en annexe les clauses réglant les relations entre le fournisseur et le gestionnaire de réseau, notamment les clauses précisant les responsabilités respectives de ces opérateurs. / Outre la prestation d'accès aux réseaux, le consommateur peut, dans le cadre du contrat unique, demander à bénéficier de toutes les prestations techniques proposées par le gestionnaire du réseau. Le fournisseur ne peut facturer au consommateur d'autres frais que ceux que le gestionnaire du réseau lui a imputés au titre d'une prestation. / (...) ". Enfin, aux termes de l'article L. 111-92 du code de l'énergie : " Les gestionnaires des réseaux publics de distribution concluent, avec toute entreprise qui le souhaite, vendant de l'électricité à des clients ayant exercé leur droit de choisir leur fournisseur, un contrat (...) relatif à l'accès aux réseaux pour l'exécution des contrats de fourniture conclus par cette entreprise avec des consommateurs finals ayant exercé leur droit de choisir leur fournisseur. / Lorsqu'une entreprise ayant conclu un tel contrat (...) assure la fourniture exclusive d'un site de consommation, le consommateur concerné n'est pas tenu de conclure lui-même un contrat d'accès aux réseaux pour ce site ". En adoptant les dispositions de l'article L. 121-92 du code de la consommation, dont les dispositions sont reprises à l'article L. 224-8 de ce code, le législateur a entendu simplifier la souscription des contrats portant sur la fourniture et sur la distribution de l'électricité, en dispensant certains consommateurs de conclure directement, parallèlement au contrat de fourniture conclu avec le fournisseur, un contrat d'accès au réseau avec le gestionnaire du réseau de distribution. En prévoyant ainsi la souscription par le consommateur d'un " contrat unique " auprès du fournisseur, qui agit au nom et pour le compte du gestionnaire de réseau de distribution, il n'a pas entendu modifier les responsabilités respectives de ces opérateurs envers le consommateur d'électricité. Dès lors, les stipulations des contrats conclus entre le gestionnaire de réseau et les fournisseurs d'électricité ne doivent pas laisser à la charge de ces derniers les coûts supportés par eux pour le compte du gestionnaire de réseau.

16. D'autre part, aux termes de l'article 2321 du code civil : " La garantie autonome est l'engagement par lequel le garant s'oblige, en considération d'une obligation souscrite par un tiers, à verser une somme soit à première demande, soit suivant des modalités convenues. / Le garant n'est pas tenu en cas d'abus ou de fraude manifestes du bénéficiaire ou de collusion de celui-ci avec le donneur d'ordre. / Le garant ne peut opposer aucune exception tenant à l'obligation garantie. / Sauf convention contraire, cette sûreté ne suit pas l'obligation garantie. "

17. Il ressort des termes mêmes des deux délibérations attaquées que l'obligation faite aux fournisseurs d'électricité de disposer d'une garantie bancaire à première demande ou, à défaut, d'un dépôt de garantie, ne vise pas à couvrir le gestionnaire de réseau contre le risque d'impayés de la part des clients finals, dont il assume seul la charge, mais à le prémunir contre le risque d'un défaut de paiement du fournisseur auquel incombe le recouvrement, pour le compte du gestionnaire de réseau, des factures acquittées par les clients finals au titre de l'utilisation des réseaux. Par suite, la société Joul n'est pas fondée à soutenir que la clause faisant obligation au fournisseur de présenter une garantie bancaire à première demande, inscrite dans le modèle de contrat figurant en annexe de la délibération du 24 octobre 2019 et mise en œuvre dans le modèle de contrat d'Enedis approuvé par la délibération du 25 juin 2020, méconnaîtrait les dispositions des articles du code de l'énergie et du code civil citées aux points 15 et 16, ni qu'elle porterait atteinte au principe rappelé à la fin du point 15 en laissant à la charge des fournisseurs des coûts supportés par eux pour le compte du gestionnaire de réseau, ni, enfin, qu'elle serait entachée d'erreur manifeste d'appréciation. En outre, le détournement de pouvoir allégué à l'encontre des deux délibérations n'est pas établi.

En ce qui concerne les conditions et modalités de mise en œuvre de la garantie financière :

18. Aux termes du point 8.2.1 du modèle de contrat joint à la première délibération attaquée, le fournisseur présente, lorsque l'assiette de référence est supérieure à sept millions d'euros, une garantie bancaire à première demande ou, à défaut, un dépôt de garantie, dont le montant correspond à un douzième de l'assiette de référence. L'assiette de référence est elle-même déterminée à raison du montant agrégé facturé par le gestionnaire de réseau au fournisseur au cours de l'année civile précédente au titre de l'utilisation du réseau public de distribution et des prestations fournies par le gestionnaire au titre du catalogue de prestations pour la somme des périmètres de facturation du fournisseur, déduction faite du montant agrégé des demandes de remboursement de créances irrécouvrables et des demandes de remboursement des intérêts sur avance de trésorerie adressées par le fournisseur au gestionnaire de réseau. Toutefois, les fournisseurs sont exemptés de la présentation de cette garantie au titre de leur première année civile d'activité et peuvent bénéficier pour chaque année ultérieure d'une exemption lorsqu'ils justifient soit d'un critère de notation de crédit minimum, d'une notation équivalente donnée par une agence de notation ou d'un niveau de cotation minimal de la Banque de France, soit d'un engagement de l'un des actionnaires à couvrir les dettes de sa filiale selon des modalités précisées par le modèle de contrat.

19. Il résulte de ces stipulations, rendues applicables aux fournisseurs déjà présents sur le marché comme aux futurs entrants, que la garantie bancaire à première demande ou, à défaut, le dépôt de garantie ne sont exigés, à compter de la deuxième année civile d'activité, que des opérateurs dont l'activité représente une part suffisamment significative du marché, lorsqu'ils ne peuvent justifier de garanties financières équivalentes. En outre, le montant de la garantie est proportionné au volume d'activité de chacun d'eux, donc au risque financier que ferait peser leur éventuelle défaillance sur le gestionnaire de réseau. Par suite, il ne ressort pas des pièces du dossier, en particulier au regard des éléments produits par la société Joul, qui se borne à faire état de ce que le coût financier résultant de cette garantie atteindrait 469 500 euros dans l'hypothèse d'un parc de clients de 215 000 sites, soit environ 2,20 euros par site, que ces stipulations créeraient une discrimination à l'encontre de certains fournisseurs, méconnaîtraient le principe d'égalité et constitueraient une entrave au principe de libre concurrence, ni que la Commission de régulation de l'énergie aurait, en proposant de telles clauses puis en approuvant le contrat de la société Enedis qui les mettait en œuvre, entaché sa décision d'une erreur manifeste d'appréciation et placé les principaux acteurs du marché en situation d'abuser de leur position dominante en violation de l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Enfin, la circonstance que les délibérations attaquées n'autorisent pas, à la différence des règles applicables au secteur du gaz, les fournisseurs à procéder à l'étalement de la garantie auprès de plusieurs banques ne peut être regardée en elle-même comme constitutive d'une discrimination à l'encontre des opérateurs de petite taille.

En ce qui concerne l'application dans le temps de la délibération attaquée :

20. Aux termes de la délibération du 24 octobre 2019 : " La CRE rappelle que chaque gestionnaire de réseau de distribution d'électricité devra lui soumettre son modèle de contrat GRD-F pour approbation. Les contrats ainsi approuvés auront vocation à s'appliquer aux contrats en cours d'exécution. " La délibération du 25 juin 2020 dispose que le modèle de contrat GRD-F d'Enedis dont elle porte approbation " s'applique aux contrats en cours à compter de la publication de la présente délibération au Journal officiel de la République française. Le GRD adressera donc aux fournisseurs un nouveau contrat conforme au modèle approuvé ". La société requérante soutient que ces dispositions portent une atteinte illégale aux contrats légalement conclus.

21. Aux termes de l'article 36 de la directive 2009/72/CE du 13 juillet 2009 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l'électricité : " Aux fins des tâches de régulation définies dans la présente directive, l'autorité de régulation prend toutes les mesures raisonnables pour atteindre les objectifs suivants dans le cadre de ses missions et compétences définies à l'article 37, en étroite concertation, le cas échéant, avec les autres autorités nationales concernées, y compris les autorités de concurrence, et sans préjudice de leurs compétences: (...) / g) assurer que les clients bénéficient du fonctionnement efficace des marchés nationaux, promouvoir une concurrence effective et contribuer à garantir la protection des consommateurs ". Aux termes du deuxième alinéa de l'article L. 131-1 du code de l'énergie, la Commission de régulation de l'énergie " veille, en particulier, à ce que les conditions d'accès aux réseaux de transport et de distribution d'électricité (...) n'entravent pas le développement de la concurrence. "

22. La Commission de régulation de l'énergie tient nécessairement des dispositions rappelées au point 21 le pouvoir d'imposer aux gestionnaires de réseau de modifier des contrats en cours d'exécution passés par le gestionnaire de réseau, lorsque la modification de ces contrats répond à un motif d'intérêt général suffisant lié à l'impératif d'ordre public tenant à l'établissement d'une concurrence effective et loyale sur le marché. Il incombe par ailleurs à la commission de prévoir, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qui seraient, le cas échéant, nécessaires.

23. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que le principe selon lequel le nouveau modèle de contrat est applicable aux contrats en cours, énoncé par la délibération du 24 octobre 2019 et effectivement mis en œuvre par la délibération du 25 juin 2020 au titre des contrats conclus avec la société Enedis, est justifié par l'impératif tenant à la garantie d'une concurrence effective sur ce marché, en ce qu'il vise à soumettre l'ensemble des fournisseurs aux obligations introduites par le nouveau modèle de contrat à compter de la même date, sans que leur effet se trouve reporté à l'expiration du contrat conclu avec chacun d'eux et fixé, en ce qui concerne la société Enedis, à trois ans en vertu du modèle de contrat alors en vigueur tel qu'approuvé par la Commission de régulation de l'énergie dans sa délibération n° 2018-092 du 26 avril 2018. Par suite, le moyen tiré de ce que les délibérations attaquées porteraient une atteinte illégale à la liberté contractuelle doit être écarté. Enfin, la requérante n'est en tout état de cause pas fondée à soutenir que ces délibérations, qui ne disposent que pour l'avenir, méconnaîtraient le " principe de non-rétroactivité des contrats ".

24. En second lieu, les règles portant sur la garantie bancaire à première demande, qui avaient été présentées aux opérateurs dans le cadre de la concertation préalable à la délibération du 24 octobre 2019, n'ont été rendues applicables aux cocontractants d'Enedis qu'en vertu de la délibération du 25 juin 2020, laquelle ménage un délai de douze mois à compter de sa date d'entrée en vigueur pour mettre en conformité les situations contractuelles en cours avec les dispositions de celle-ci. Dans ces conditions et compte tenu des différents impératifs en présence qu'il lui appartenait de concilier, la Commission de régulation de l'énergie a adopté des mesures transitoires qui ne méconnaissent pas le principe de sécurité juridique.


25. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède que la société Joul n'est pas fondée à demander l'annulation des deux délibérations qu'elle attaque.

Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

26. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle, dans chacune des deux instances, à ce qu'une somme soit mise à ce titre, à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante. La société Enedis, intervenante en défense, aurait eu qualité pour former tierce opposition à la présente décision si celle-ci avait fait droit aux requêtes et si elle n'avait pas été présente à l'instance. Elle doit donc être regardée comme une partie pour l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la société Joul une somme de 3 000 euros à son profit sur le fondement des dispositions de cet article.


Sur les conclusions présentées par la Commission de régulation de l'énergie tendant à ce qu'une amende pour recours abusif soit infligée à la société requérante :

27. Aux termes de l'article R. 741-12 du code de justice administrative : " Le juge peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une amende dont le montant ne peut excéder 3 000 euros ". La faculté prévue par ces dispositions constituant un pouvoir propre du juge, les conclusions présentées par la Commission de régulation de l'énergie dans chacune des deux instances et tendant à ce qu'une amende pour recours abusif soit infligée à la société requérante ne sont pas recevables.



D E C I D E :
--------------
Article 1er : Les interventions de la société Enedis sous les deux requêtes sont admises.
Article 2 : Les requêtes de la société Joul sont rejetées.
Article 3 : La société Joul versera à la société Enedis une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Les conclusions présentées par la Commission de régulation de l'énergie tendant à ce qu'une amende pour recours abusif soit infligée à la société Joul sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Joul, à la société Enedis et à la Commission de régulation de l'énergie
Copie en sera adressée à la ministre de la transition écologique.
Délibéré à l'issue de la séance du 15 décembre 2021 où siégeaient : Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la section du contentieux, présidant ; M. I... H..., M. Frédéric Aladjidi, présidents de chambre; Mme A... L..., M. E... G..., Mme J... B..., M. K... C..., M. François Weil, conseillers d'Etat et M. Nicolas Agnoux, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 29 décembre 2021.


La présidente :
Signé : Mme Christine Maugüé
Le rapporteur :
Signé : M. Nicolas Agnoux
La secrétaire :
Signé : Mme D... F...


ECLI:FR:CECHR:2021:437594.20211229
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