Conseil d'État, 7ème chambre, 27/12/2021, 450347, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

M. AM... D... et M. B... O..., M. T... Q... et M. V... Q... ont demandé au tribunal administratif de La Réunion, à titre principal, de réformer le résultat des opérations électorales qui se sont déroulées le 28 juin 2020 pour l'élection des conseillers municipaux et communautaires de la commune dans la commune de L'Etang-Salé (La Réunion) et de proclamer vainqueur la liste " La voix du citoyen ", à titre subsidiaire, d'annuler les opérations électorales du 28 juin 2020 et, dans tous les cas, de déclarer M. AK... AI..., M. U... W..., M. S... AH..., M. AD... H..., M. Y... C..., M. A... AC..., Mme AA... N..., Mme M... L..., Mme G... F... et Mme J... AF... inéligibles pour une durée de trois ans sur le fondement de l'article L. 118-4 du code électoral, de rejeter le compte de campagne de M. AI... et de valider le compte de campagne de M. Q....

Par un jugement n°s 2000500, 2000508, 2000512, 2000513, 2000517 du 17 février 2021, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté leurs protestations.

1° Sous le n° 450347, par une requête, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 4 mars, 26 août, 11 novembre et 10 décembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. O... demande au Conseil d'Etat :

1°) à titre principal, d'annuler ce jugement et de réformer les résultats du scrutin en faveur de la liste " La voix du citoyen " conduite par M. Q... ;

2°) à titre subsidiaire, d'annuler les opérations électorales qui se sont déroulées le 28 juin 2020 dans la commune de L'Etang-Salé et d'ordonner, en application de l'article L. 118-1 du code électoral, que la présidence de tous les bureaux de vote soit assurée par des personnes désignées par le président du tribunal de grande instance lors des opérations électorales consécutives à cette annulation ;

3°) de mettre à la charge de M. AI... la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


2° Sous le n° 450779, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 17 mars, 16 avril, 1er septembre, 1er octobre et 12 décembre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. D... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) à titre principal, d'annuler ce jugement et de réformer les résultats du scrutin en faveur de la liste " La voix du citoyen " conduite par M. Q... ;

3°) à titre subsidiaire, d'annuler les opérations électorales qui se sont déroulées le 28 juin 2020 dans la commune de L'Etang-Salé ;

4°) de déclarer M. AI... inéligible.




....................................................................................

3° Sous le n° 450782, par une requête sommaire, un mémoire complémentaire et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 17 mars, 19 avril, 8 juin et 4 octobre 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. Z... Q..., M. P... E..., Mme R... AB..., M. AN... et Mme X... K... demandent au Conseil d'Etat :

1°) à titre principal, d'annuler ce jugement et de réformer les résultats du scrutin en faveur de la liste " La voix du citoyen " conduite par M. Q... ;

2°) à titre subsidiaire, d'annuler les opérations électorales qui se sont déroulées le 28 juin 2020 dans la commune de L'Etang-Salé ;

3°) de rejeter le compte de campagne de M. AI... ;

4°) de déclarer M. AI... inéligible ;

5°) de mettre à la charge de M. AI... la somme de 3 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




....................................................................................


Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
- le code électoral ;
- la loi n° 2020-90 du 23 mars 2020 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Alexis Goin, auditeur,

- les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, avocat de M. AI... et à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de M. E... et autres ;


1. Les requêtes de M. O..., de M. D... et de M. Q... et de ses colistiers se rapportent aux mêmes opérations électorales et sont dirigées contre le même jugement. Il y a donc lieu de les joindre pour statuer par une seule décision.

2. A l'issue des opérations électorales organisées les 15 mars et 28 juin 2020 dans la commune de L'Etang-Salé en vue de la désignation des conseillers municipaux et communautaires, la liste " Action municipales pour L'Etang-Salé " conduite par M. AI..., maire sortant, a obtenu 4 098 voix et vingt-cinq sièges au conseil municipal, tandis que la liste " La voix du citoyen " conduite par M. Q... a obtenu 4 097 voix et huit sièges au conseil municipal. Par un jugement du 17 février 2021, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté les protestations de M. Q... et de ses colistiers, ainsi que de MM. O..., D..., Q... et Hoareau. Les trois premiers relèvent appel de ce jugement.

Sur les conclusions tendant à la réformation ou à l'annulation des résultats du second tour du scrutin :

3. Aux termes de l'article L. 71 du code électoral, tout électeur peut, sur sa demande, exercer son droit de vote par procuration. Aux termes de l'article R. 75 du même code, dans sa rédaction applicable au présent litige : " Chaque procuration est établie sur un formulaire administratif, qui est tenu à disposition des autorités habilitées ou accessible en ligne. Elle est signée par le mandant. / L'autorité à laquelle est présenté l'un des formulaires de procuration, après avoir porté mention de celle-ci sur un registre spécial ouvert par ses soins, indique sur le formulaire ses noms et qualité et le revêt de son visa et de son cachet. / Elle remet ensuite un récépissé au mandant et adresse en recommandé, ou par porteur contre accusé de réception, la procuration au maire de la commune sur la liste électorale de laquelle le mandant est inscrit. " Aux termes de l'article R. 76-1 du code électoral, dans sa rédaction applicable au présent litige : " Au fur et à mesure de la réception des procurations, le maire inscrit sur un registre ouvert à cet effet les noms et prénoms du mandant et du mandataire, le nom et la qualité de l'autorité qui a dressé l'acte de procuration et la date de son établissement ainsi que la durée de validité de la procuration. Le registre est tenu à la disposition de tout électeur, y compris le jour du scrutin. Dans chaque bureau de vote, un extrait du registre comportant les mentions relatives aux électeurs du bureau est tenu à la disposition des électeurs le jour du scrutin. / Le défaut de réception par le maire d'une procuration fait obstacle à ce que le mandataire participe au scrutin. "

4. Il résulte de l'instruction que, le 28 juin 2020, cinq électeurs de la commune de L'Etang-Salé, MM. Samuel Léger, Florian Nassau, Jonathan de Boisvilliers, Stanislas Gentet et Guillaume Bazile, qui ont fait établir en temps utile entre le 25 mai et le 11 juin 2020 des procurations dont il n'est pas allégué qu'elles auraient été entachées d'irrégularité, ont été empêchés d'exprimer leurs suffrages, faute pour leurs procurations d'avoir été acheminées à temps à la mairie de cette commune. Dans de telles circonstances, eu égard à l'impossibilité dans laquelle se trouve le juge de l'élection de présumer le sens des suffrages qui n'ont pu s'exprimer et alors même que le retard d'acheminement des procurations n'est pas imputable à une manœuvre des candidats élus, il appartient au juge de l'élection, pour apprécier l'influence de cette anomalie sur les résultats du scrutin, de placer les candidats dont l'élection est contestée dans la situation la plus défavorable en ajoutant les suffrages qui n'ont pu être émis à ceux obtenus par les candidats battus. A l'issue de l'opération, la liste conduite par M. Q... aurait hypothétiquement obtenu 4 102 voix, soit quatre voix de plus que celle conduite par M. AI.... Toutefois, le caractère hypothétique de cette adjonction de suffrages ne permet pas de proclamer la liste conduite par M. Q... comme étant arrivée en tête du scrutin.

5. Il résulte de ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs qu'ils invoquent, MM. D... et O... et M. Q... et ses colistiers sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de La Réunion a rejeté leur protestation tendant à l'annulation de cette élection. Il y a lieu, par suite, d'annuler le jugement attaqué et les opérations électorales qui se sont tenues les 15 mars et 28 juin 2020 dans la commune de L'Etang-Salé.

Sur les conclusions tendant au rejet du compte de campagne de M. AI... :

6. Aux termes des dispositions de l'article L. 52-1 du code électoral : " Pendant les six mois précédant le premier jour du mois d'une élection et jusqu'à la date du tour de scrutin où celle-ci est acquise, l'utilisation à des fins de propagande électorale de tout procédé de publicité commerciale par la voie de la presse ou par tout moyen de communication audiovisuelle est interdite. / A compter du premier jour du sixième mois précédant le mois au cours duquel il doit être procédé à des élections générales, aucune campagne de promotion publicitaire des réalisations ou de la gestion d'une collectivité ne peut être organisée sur le territoire des collectivités intéressées par le scrutin. Sans préjudice des dispositions du présent chapitre, cette interdiction ne s'applique pas à la présentation, par un candidat ou pour son compte, dans le cadre de l'organisation de sa campagne, du bilan de la gestion des mandats qu'il détient ou qu'il a détenus. Les dépenses afférentes sont soumises aux dispositions relatives au financement et au plafonnement des dépenses électorales contenues au chapitre V bis du présent titre. ". Le deuxième alinéa de l'article L. 52-8 du même code dispose que : " Les personnes morales, à l'exception des partis ou groupements politiques, ne peuvent participer au financement de la campagne électorale d'un candidat, ni en lui consentant des dons sous quelque forme que ce soit, ni en lui fournissant des biens, services ou autres avantages directs ou indirects à des prix inférieurs à ceux qui sont habituellement pratiqués (...) ".

7. Il résulte de l'instruction, d'une part, que le centre communal d'action sociale de la commune de L'Etang-Salé a organisé au printemps 2020, dans le contexte de la crise sanitaire liée à l'épidémie de covid-19, la distribution de colis alimentaires et de paniers fraîcheur dans le cadre d'un ensemble d'actions menées par la municipalité au bénéfice des personnes âgées, des bénéficiaires de l'allocation personnalisée d'autonomie et de l'aide-ménagère à domicile, et des habitants en situation de handicap ou confrontés à des difficultés sociales, d'autre part, que cette opération a été partiellement financée par le conseil départemental de La Réunion, dans le cadre d'un partenariat conclu en mars 2020. Toutefois, ni les conditions de distribution de ces colis et paniers, ni la publication de deux photographies sur les pages Facebook de la mairie et sur celle de la liste de M. AI... ne sont de nature à révéler une mise en valeur de l'action personnelle de M. AI... et ne caractérisent une opération de propagande électorale interdite par les dispositions précitées de l'article L. 52-1 du code électoral. Par suite, les requérants ne sont pas fondés à soutenir que le compte de campagne de M. AI... serait entaché d'insincérité en tant qu'il ne retrace pas ces dépenses et devrait, pour ce motif, être rejeté.

Sur les conclusions tendant au prononcé de l'inéligibilité de M. AI... :

8. Aux termes de l'article L. 118-3 du code électoral, dans sa rédaction issue de la loi du 2 décembre 2019 : " Lorsqu'il relève une volonté de fraude ou un manquement d'une particulière gravité aux règles de financement des campagnes électorales, le juge de l'élection, saisi par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, peut déclarer inéligible : / 1° Le candidat qui n'a pas déposé son compte de campagne dans les conditions et le délai prescrits à l'article L. 52-12 ; / 2° Le candidat dont le compte de campagne, le cas échéant après réformation, fait apparaître un dépassement du plafond des dépenses électorales ; 3° Le candidat dont le compte de campagne a été rejeté à bon droit. (...) ". Aucune des conditions prévues par cet article n'étant remplie, il n'y a pas lieu de faire application de ces dispositions.

9. Aux termes de l'article L. 118-4 du code électoral : " Saisi d'une contestation formée contre l'élection, le juge de l'élection peut déclarer inéligible, pour une durée maximale de trois ans, le candidat qui a accompli des manœuvres frauduleuses ayant eu pour objet ou pour effet de porter atteinte à la sincérité du scrutin. / (...) ". Il résulte de ces dispositions que, régulièrement saisi d'un grief tiré de l'existence de manœuvres, le juge de l'élection peut, le cas échéant d'office, et après avoir, dans cette hypothèse, recueilli les observations des candidats concernés, prononcer une telle sanction si les manœuvres constatées présentent un caractère frauduleux, et s'il est établi qu'elles ont été accomplies par les candidats concernés et ont eu pour objet ou pour effet de porter atteinte à la sincérité du scrutin.

10. D'une part, la circonstance que Mme AG... I..., dont la procuration établie en vue du second tour des élections municipales du 28 juin 2020 au nom de M. AL... I... ne serait pas arrivée en temps utile en mairie pour permettre à son mandataire d'exprimer son suffrage, aurait été autorisée à voter, ne saurait être regardée comme révélant l'intention du maire sortant d'empêcher la participation à ce scrutin des mandataires de MM. Nassau, de Boisvilliers, Gentet et Bazile dont les procurations ont été enregistrées avant celle de Mme I..., dès lors, en tout état de cause, qu'il ressort des pièces du dossier que l'intéressée a personnellement pris part au vote.

11. D'autre part, contrairement à ce qui est soutenu par MM. D... et O..., la circonstance qu'il est fait mention des quatre procurations évoquées au point précédent sur le registre des procurations utilisé lors des élections départementales et régionales qui se sont tenues en juin 2021 n'est pas de nature à établir qu'elles auraient été réceptionnées avant le second tour de l'élection municipale et que les mandataires concernés auraient été irrégulièrement privés de la possibilité d'exprimer le suffrage de leur mandant.

12. En outre, il ne résulte pas de l'instruction que M. AI... se serait personnellement livré à des manœuvres présentant un caractère frauduleux de nature à porter atteinte à la sincérité du scrutin au sens des dispositions précitées de l'article L. 118-4 du code électoral.

13. Par suite, les conclusions présentées par M. O..., M. D... et M. Q... et ses colistiers tendant à ce que M. AI... soit déclaré inéligible ne peuvent qu'être rejetées.

Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

14. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du 17 février 2021 du tribunal administratif de La Réunion est annulé.

Article 2 : Les opérations électorales qui se sont déroulées les 15 mars et 28 juin 2020 dans la commune de L'Etang-Salé sont annulées.
Article 3 : Le surplus des conclusions de M. O..., de M. D... et de M. Q... et de ses colistiers et leurs conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetés.
Article 4 : Les conclusions présentées par M. AI... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. B... O..., M. AM... D..., M. Z... Q..., requérant unique, pour l'ensemble des requérants ainsi qu'à M. AK... AI....
Copie en sera adressée à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques et au ministère de l'intérieur.
Délibéré à l'issue de la séance du 15 décembre 2021 où siégeaient : M. Gilles Pellissier, assesseur, présidant ; M. Benoît Bohnert, conseiller d'Etat et M. Alexis Goin, auditeur-rapporteur.

Rendu le 27 décembre 2021.
Le président :
Signé : M. Gilles Pellissier
Le rapporteur :
Signé : M. Alexis Goin
La secrétaire :
Signé : Mme AJ... AE...

ECLI:FR:CECHS:2021:450347.20211227
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