Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 27/12/2021, 435632

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Mme J... G..., M. D... G..., Mme L... B..., Mme H... G... et Mme I... G... ont demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner le centre hospitalier d'Annecy à réparer les préjudices qu'ils estiment avoir subis du fait de la prise en charge de Laurence G... en août 2011. Par un jugement n° 0500248 du 16 juillet 2013, le tribunal administratif a condamné le centre hospitalier à verser 287 573 euros à Mme J... G..., 10 000 euros à chacun de ses parents, 8 072 euros à Mme H... G... et 5000 euros à Mme I... G..., ainsi qu'une somme de 170 914 euros à verser à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Savoie.

Par un arrêt n° s 13LY02489, 13LY02492 du 29 août 2019, la cour administrative d'appel de Lyon a, sur appel de Mme G... et autres, annulé ce jugement, rejeté la demande de Mme G..., de ses parents et de ses sœurs et condamné le centre hospitalier d'Annecy à verser à la CPAM de la Savoie une somme de 376 239 euros au titre de ses débours versés jusqu'à l'arrêt, ainsi que, pour les débours à échoir après l'arrêt, à rembourser 50% des majorations assistance tierce personne, dans la limite annuelle de 6 711 euros et à concurrence d'une somme globale maximale de 236 124 euros et à rembourser 50% des débours de la rente accident de travail, dans la limite annuelle de 9 260 euros et à concurrence d'une somme globale maximale de 227 551 euros.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux nouveaux mémoires, enregistrés le 29 octobre 2019, les 28 janvier et 11 juin 2020 et le 17 juin 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, Mme G... et autres demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt :

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à leur appel ;

3°) de mettre à la charge du centre hospitalier d'Annecy la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code de la santé publique ;
- le code de la sécurité sociale ;
- la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Flavie Le Tallec, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteure publique.

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Boré, Salve de Bruneton, Mégret, avocat de Mme G... et autres, à Me Le Prado, avocat du centre hospitalier d'Annecy et à la SCP Gaschignard, avocat de la société Crédit Mutuel assurances IARD.




Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mme G... a été victime le 14 août 2011 d'un accident de la circulation impliquant un autre véhicule, alors qu'elle-même circulait en cyclomoteur. Souffrant de diverses fractures et lésions des membres inférieurs, elle a été prise en charge le jour même par le centre hospitalier d'Annecy qui, ayant repoussé au lendemain l'opération chirurgicale de réduction des fractures, a seulement assuré, dans l'attente, une traction sur sa jambe. Le lendemain matin, elle a été découverte par le personnel soignant de l'hôpital en état de coma avancé et transférée vers un autre hôpital, qui a diagnostiqué une embolie graisseuse. Après consolidation de son état, elle est restée atteinte d'importants troubles neurologiques.

2. Mme G... ayant introduit devant la juridiction judiciaire une action aux fins d'indemnisation de ses préjudices sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation, la cour d'appel de Chambéry a jugé, par un arrêt du 26 juin 2014, que Mme G... avait commis une faute dans la conduite de son cyclomoteur, limitant de moitié son droit à indemnisation. Elle a condamné la société Crédit Mutuel assurances IARD, assureur du conducteur impliqué, à verser à Mme G... diverses sommes représentatives de 50% du montant de ses préjudices.

3. Mme G... et autres ayant également introduit une action indemnitaire devant le juge administratif, la cour administrative d'appel de Lyon a, par un arrêt du 29 août 2019 rendu sur leur appel et sur l'appel du centre hospitalier d'Annecy, annulé le jugement du tribunal administratif de Grenoble du 16 juillet 2013 qui avait fait partiellement droit à la demande d'indemnisation de Mme G... et condamné le centre hospitalier d'Annecy à verser à la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) de la Savoie différentes sommes au titre de ses débours. Mme G... et autres se pourvoient en cassation contre cet arrêt, en tant qu'il fixe le montant de divers préjudices. Par la voie du pourvoi incident, le centre hospitalier d'Annecy demande également l'annulation de cet arrêt, en contestant le principe de sa responsabilité, ainsi que le montant des sommes qu'il est condamné à verser à la CPAM de la Savoie au titre de certains préjudices.

Sur les moyens du pourvoi incident dirigés contre l'arrêt en tant qu'il statue sur la responsabilité du centre hospitalier :

4. En premier lieu, en estimant, ainsi qu'il ressort des termes de l'arrêt attaqué, que l'embolie graisseuse ayant affecté Mme G... était survenue quinze heures après son traumatisme, alors que ce risque augmente de manière nette après douze heures et que le centre hospitalier, qui était en mesure de réaliser cette intervention dans les dix heures, n'y avait pas procédé et n'avait pas non plus recherché un autre établissement de santé qui aurait pu réaliser cette intervention, la cour administrative d'appel a porté sur les faits qui lui étaient soumis une appréciation souveraine, qui n'est pas entachée de dénaturation. En en déduisant que l'établissement de santé avait commis une faute dans la prise en charge de Mme G... de nature à engager sa responsabilité, elle a exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

5. En deuxième lieu, en estimant, ainsi qu'il ressort des termes de l'arrêt attaqué, que la surveillance de Mme G... n'avait pas été correctement assurée dans la nuit du 14 au 15 août 2001, la cour administrative d'appel a porté sur les faits qui lui étaient soumis une appréciation souveraine, qui est exempte de dénaturation. En en déduisant que l'établissement de santé avait, par ce défaut de surveillance, commis une autre faute de nature à engager sa responsabilité, elle a exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.

6. En troisième lieu, en jugeant que les fautes commises par l'établissement hospitalier, sans être directement la cause de l'embolie graisseuse dont avait souffert Mme G..., lui avaient néanmoins fait perdre une chance d'échapper aux séquelles qui en étaient résulté et en estimant que le taux de perte de chance devait être fixé à 50%, la cour administrative d'appel a, par un arrêt suffisamment motivé sur ce point, porté sur les faits qui lui étaient soumis une appréciation souveraine, exempte de dénaturation.

Sur les moyens du pourvoi principal et du pourvoi incident, dirigés contre l'arrêt en tant qu'il statue sur différents chefs de préjudice :

7. En premier lieu, il ressort des termes de l'arrêt attaqué que, pour statuer sur l'indemnisation du préjudice relatif aux frais d'hébergement en établissement spécialisé exposés par Mme G..., la cour a déduit du montant de ce préjudice d'hébergement, tel qu'elle l'avait évalué, le montant de la majoration pour tierce personne qui avait été versée à Mme G... par la CPAM de la Savoie et a fixé l'indemnité due à Mme G... par le centre hospitalier d'Annecy en appliquant au solde ainsi obtenu le coefficient de perte de chance de 50%. En statuant ainsi, alors qu'il lui appartenait, après avoir estimé le montant du préjudice subi par Mme G... au titre de son hébergement, de fixer, en multipliant ce montant par le taux de perte de chance, la somme devant être mise à la charge du centre hospitalier d'Annecy, puis d'allouer cette somme à la victime dans la limite de la part du préjudice d'hébergement qui n'avait pas été couverte par le versement, par la CPAM de la Savoie, de prestations ayant le même objet, le solde de la somme étant, le cas échéant, alloué à la CPAM de la Savoie, la cour a commis une erreur de droit.

8. En deuxième lieu, il résulte des termes de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel a tenu compte de la majoration pour tierce personne versée à Mme G... par la CPAM de la Savoie, tant pour évaluer le montant de son préjudice relatif aux frais d'hébergement dans un établissement spécialisé que pour évaluer, pour les mêmes périodes, le montant de son préjudice relatif aux frais d'assistance par une tierce personne, ainsi que, par voie de conséquence, les sommes dues à la CPAM de la Savoie au titre de l'un et l'autre préjudice. En tenant ainsi compte deux fois des mêmes sommes pour évaluer deux postes de préjudice distincts, elle a également commis une erreur de droit.

9. En troisième lieu, lorsque la faute commise par un établissement public de santé dans la prise en charge de la victime d'un accident commis par un tiers engage sa responsabilité à l'égard de cette victime, la réparation qui incombe à l'établissement de santé est indépendante du partage de responsabilité susceptible d'être prononcé par la juridiction saisie d'un litige indemnitaire opposant la victime et le tiers auteur de l'accident. Par suite, si cette dernière juridiction a condamné le tiers à indemniser la victime de tout ou partie de ses dommages corporels, cette somme n'a pas à être déduite du montant que l'hôpital doit verser à la victime en réparation de la faute du service public hospitalier. En revanche, la décision du juge administratif ne pouvant avoir pour effet de procurer à la victime une réparation supérieure au montant du préjudice subi, il y a lieu, pour celui-ci, de diminuer la somme mise à la charge de l'hôpital dans la mesure requise pour éviter que le cumul de cette somme et des indemnités que la victime a pu obtenir devant d'autres juridictions excède le montant total des préjudices ayant résulté, pour elle, de l'accident et des conditions de sa prise en charge par l'hôpital.

10. Il résulte des termes de l'arrêt attaqué que la cour administrative d'appel, après avoir évalué, en tenant compte de ce que la responsabilité du centre hospitalier n'était engagée qu'à hauteur de 50% des différents postes de préjudices subis par Mme G..., le montant global des sommes dues à cette dernière par l'établissement de santé, a déduit de ce montant les sommes qui avaient été allouées à Mme G... par l'arrêt du 26 juin 2014 de la cour d'appel de Chambéry mentionné au point 2. En statuant ainsi, alors qu'il résulte de ce qui a été dit ci-dessus qu'il appartenait seulement à la cour d'allouer à Mme G... la somme due par le centre hospitalier d'Annecy dans la limite de la part de son préjudice global qui n'avait pas été couverte par les sommes allouées par le juge judiciaire, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.

11. Il résulte de tout ce qui précède que Mme G... et autres et le centre hospitalier d'Annecy sont fondés à demander l'annulation de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Lyon qu'ils attaquent, d'une part en tant qu'il fixe les montants à verser à Mme G... et à la CPAM de la Savoie au titre des frais d'hébergement en établissement spécialisé et de l'assistance par une tierce personne et, d'autre part, en tant qu'il procède à la déduction des sommes allouées par le juge judiciaire du montant des sommes qu'il condamne le centre hospitalier à verser à Mme G....

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative.

13. Il y a lieu toutefois de surseoir à statuer, dans la limite de la cassation prononcée, sur les appels formés par Mme G... et autres et par le centre hospitalier d'Annecy contre le jugement du 16 juillet 2013 du tribunal administratif de Grenoble, ainsi que de surseoir à statuer sur les conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, aux fins de permettre à ces dernières de produire tous éléments de nature à établir le montant des sommes restées à la charge de Mme G... au titre des frais exposés entre le 30 août 2019 et la date de la décision à intervenir.




D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt du 29 août 2019 de la cour administrative d'appel de Lyon est annulé en tant qu'il fixe les montants à verser à Mme G... et à la CPAM de la Savoie au titre des frais d'hébergement en établissement spécialisé et au titre de l'assistance par une tierce personne, ainsi qu'en tant qu'il procède à la déduction des sommes allouées par le juge judiciaire du montant des sommes qu'il condamne le centre hospitalier à verser à Mme G....

Article 2 : Le surplus des conclusions du pourvoi incident du centre hospitalier d'Annecy est rejeté.

Article 3 : Il est sursis à statuer, dans la limite de l'annulation prononcée à l'article 1er, sur les appels de Mme G... et autres et du centre hospitalier d'Annecy dirigés contre le jugement du 16 juillet 2013 du tribunal administratif de Grenoble, ainsi que sur les conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme J... G..., première requérante dénommée, au centre hospitalier d'Annecy et à la caisse primaire d'assurance maladie de la Savoie.
Délibéré à l'issue de la séance du 29 novembre 2021 où siégeaient : Mme Christine Maugüé, présidente adjointe de la Section du Contentieux, présidant ; M. A... K..., M. Fabien Raynaud, présidents de chambre ; M. P... C..., Mme F... O..., M. E... N..., M. Cyril Roger-Lacan, conseillers d'Etat ; Mme Pearl Nguyên Duy, maître des requêtes et Mme Flavie Le Tallec maître des requêtes en service extraordinaire-rapporteure.

Rendu le 27 décembre 2021.
La présidente :
Signé : Mme Christine Maugüé
La rapporteure :
Signé : Mme Flavie Le Tallec
Le secrétaire :
Signé : M. D... M...

ECLI:FR:CECHR:2021:435632.20211227
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