Conseil d'État, , 26/05/2020, 440378, Inédit au recueil Lebon
Conseil d'État, , 26/05/2020, 440378, Inédit au recueil Lebon
Conseil d'État -
- N° 440378
- ECLI:FR:CEORD:2020:440378.20200526
- Inédit au recueil Lebon
Lecture du
mardi
26 mai 2020
- Avocat(s)
- SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO
Texte intégral
RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 4 mai 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société C... Avocat Victimes et Préjudices et M. D... C... demandent au juge des référés du Conseil d'Etat, statuant sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative :
1°) d'ordonner la suspension de l'exécution du décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 portant création d'un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé " DataJust " ;
2°) de mettre la somme de 1 500 euros à la charge de l'Etat au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la condition d'urgence est remplie eu égard, d'une part, aux effets du décret attaqué sur le droit à la protection de la vie privée et sur le principe de la réparation intégrale, d'autre part, à la méconnaissance du règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, aux intérêts des avocats défendant les victimes de préjudices corporels et, enfin, à l'absence d'intérêt public à l'exécuter avant qu'il ne soit statué au fond ;
- il existe un doute sérieux quant à la légalité du décret attaqué ;
- son article 2 méconnaît les articles 9 et 89 du règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, l'article 6 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 et l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dès lors que, d'une part, le traitement concernant la santé des personnes physiques ne répond pas à une nécessité objective et, d'autre part, il n'offre pas les garanties suffisantes quant à la protection des droits et libertés des personnes concernées et à la proportionnalité du traitement autorisé ;
- il méconnaît les principes d'intégration et de confidentialité établis par l'article 5 du règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 ;
- son article 2 méconnaît le principe de minimisation des données prévu par l'article 5 du règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, l'article 4 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 et l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce qu'il autorise le traitement de données personnelles, notamment relatives à des infractions et condamnations pénales, n'ayant aucun rapport direct avec les objectifs poursuivis ;
- il méconnaît le principe d'exactitude et de mise à jour des données prévu par l'article 5 du règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016, en violation de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, en ce qu'il autorise un traitement portant sur l'ensemble " des décisions de justice rendues en appel entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019 par les juridictions administratives et les formations civiles des juridictions judiciaires ", alors même qu'un grand nombre d'entre elles peuvent avoir été annulées par le Conseil d'Etat et la Cour de cassation ;
- son article 6 méconnaît le règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 et l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en ce qu'il exclut tout droit d'information individuelle et tout droit d'opposition et rend, en conséquence, ineffectif l'exercice des droits d'accès, de rectification et de limitation, sans instituer de garanties minimales ;
- à titre subsidiaire, le décret attaqué est entaché d'irrégularité en ce qu'il diffère du projet soumis au Conseil d'Etat et du texte adopté par ce dernier.
Par un mémoire en défense, enregistré le 15 mai 2020, la garde des sceaux, ministre de la justice conclut au rejet de la requête. Elle soutient que l'urgence n'est pas établie et qu'aucun des moyens n'est propre à créer un doute sérieux sur la légalité du décret.
La requête a été communiquée au Premier ministre, qui n'a pas produit d'observations.
Par un mémoire en intervention, enregistré le 20 mai 2020, MM. AO...-AQ... Q..., E... L..., AG... AD..., N... G..., V... U..., S... AA..., P... W..., I... AJ..., A... F..., O... AM..., AO...-O... R..., T... AK..., X... Y... et AN... AH..., M... Z..., AB... AF..., AE... K..., H... AL..., AC... J..., AI... B... et AP... demandent au Conseil d'Etat de faire droit à la requête en référé de Me D... C... et de la société C... Avocat Victimes et Préjudices, par les mêmes moyens.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 ;
- la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 ;
- le code de justice administrative et l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;
Les parties ont été informées, sur le fondement de l'article 9 de l'ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l'ordre administratif, de ce qu'aucune audience ne se tiendrait et de ce que la clôture de l'instruction serait fixée le 22 mai 2020 à 18 heures.
Considérant ce qui suit :
1. M. Q... et autres justifient d'un intérêt à la suspension du décret contesté. Dès lors, leur intervention est recevable.
2. Aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ".
3. L'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'un acte administratif lorsque l'exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre. Il appartient au juge des référés d'apprécier concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de l'acte litigieux sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de la décision soit suspendue.
4. Par le décret dont la suspension est demandée, le Premier ministre autorise le garde des sceaux, ministre de la justice, à mettre en oeuvre un traitement automatisé de données à caractère personnel, dénommé " DataJust ", ayant pour finalité le développement d'un algorithme devant servir à la réalisation d'évaluations rétrospectives et prospectives des politiques publiques en matière de responsabilité civile ou administrative, à l'élaboration d'un référentiel indicatif d'indemnisation des préjudices corporels, à l'information des parties et à l'aide à l'évaluation du montant de l'indemnisation à laquelle les victimes peuvent prétendre afin de favoriser un règlement amiable des litiges, ainsi qu'à l'information ou à la documentation des juges appelés à statuer sur des demandes d'indemnisation des préjudices corporels. Les catégories de données enregistrées à cette fin sont extraites des décisions de justice rendues en appel entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019 par les juridictions administratives et les formations civiles des juridictions judiciaires dans les contentieux portant sur l'indemnisation des préjudices corporelles et comportent de nombreuses données à caractère personnel, touchant notamment à l'identité et à la santé des personnes physiques.
5. Toutefois, l'autorisation mentionnée au point 3 ci-dessus est donnée pour une durée de deux ans seulement, au cours de laquelle, en vertu de l'article 3 du décret contesté, seuls auront accès aux données à caractère personnel et aux informations enregistrées dans le traitement, " à raison de leurs attributions et dans la limite du besoin d'en connaître ", les agents du ministère de la justice affectés au service chargé des développements informatiques du secrétariat général du ministère de la justice individuellement désignés par le secrétaire général et les agents du bureau du droit des obligations individuellement désignés par le directeur des affaires civiles et du sceau. Il résulte de l'instruction que cette équipe dédiée ne représentera pas plus d'une vingtaine de personnes. L'article 4 du décret contesté précise que la durée de conservation des données sera limitée à la durée nécessaire au développement de l'algorithme et qu'elle ne pourra, en tout état de cause, excéder deux ans à compter de la date de publication du décret.
6. Dans ces conditions, le décret contesté, qui a pour seul objet de permettre, à des fins expérimentales, le développement d'un algorithme dont il n'a pas pour effet d'autoriser la mise en oeuvre, n'est pas de nature à porter aux intérêts des justiciables recherchant devant les juridictions administratives ou civiles l'indemnisation d'un préjudice corporel, ni aux intérêts des avocats qui les défendent, une atteinte grave et immédiate justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l'exécution de ce décret soit suspendue. Si, enfin, les requérants soutiennent que l'urgence est caractérisée en raison de la violation, par l'arrêté attaqué, des dispositions du règlement (UE) du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, une telle méconnaissance du droit de l'Union européenne, à la supposer établie, n'est pas constitutive d'une situation d'urgence justifiant, par elle-même, la suspension d'un acte administratif.
7. Il résulte de ce qui précède qu'en l'absence d'urgence, les conclusions tendant à la suspension de l'exécution du décret du 27 mars 2020 portant création d'un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé " DataJust " doivent être rejetées. Il n'est donc pas nécessaire d'examiner si les moyens invoqués sont propres à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de ce décret.
8. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise, à ce titre, à la charge de l'Etat qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante.
O R D O N N E :
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Article 1er : L'intervention de M. Q... et autres est admise.
Article 2 : La requête de la société C... Avocat Victimes et Préjudices et de M. D... C... est rejetée.
Article 3 : La présente ordonnance sera notifiée à la société C... Avocat Victimes et Préjudices, premier requérant dénommé, à M. Q..., premier intervenant dénommé, au Premier ministre et à la garde des sceaux, ministre de la justice.