CAA de MARSEILLE, 6ème chambre, 04/11/2019, 18MA01065, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Mondoloni Voyages a demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner le département de la Haute-Corse à lui verser une indemnité de 660 322 euros en réparation du préjudice résultant de son éviction irrégulière du marché de transport routier de voyageurs portant sur la ligne n° 82 " marine de Solaro-lycée et collège du Fiumorbo ".

Par un jugement n° 1400912 du 18 janvier 2018, le tribunal administratif de Bastia a condamné la collectivité de Corse, venant aux droits du département de la Haute-Corse, à verser une somme de 126 000 euros à la société Mondoloni Voyages.

Procédure devant la Cour :

Par une requête enregistrée le 7 mars 2018, la société Mondoloni, représentée par Me A..., demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement en ce qu'il a limité à 126 000 euros le montant de l'indemnité qui lui est due ;

2°) de porter le montant de cette indemnité à 660 322 euros ;

3°) de mettre à la charge de la collectivité de Corse la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.



Elle soutient que :

- le jugement attaqué est insuffisamment motivé dès lors qu'il n'a pas répondu aux moyens invoquant l'irrégularité de l'expertise ;
- ce jugement est irrégulier également en ce qu'il s'appuie sur une expertise menée dans des conditions irrégulières au regard des dispositions de l'article R. 621-1 du code de justice administrative, l'expert n'ayant ni déterminé le montant des dépenses exposées pour la préparation du marché litigieux ni pris en compte le niveau des charges reflété par les comptes de la société ;
- le jugement est irrégulier encore en ce qu'il s'appuie sur une expertise menée dans des conditions irrégulières au regard des dispositions de l'article R. 621-7 du code de justice administrative, l'expert n'ayant pas annexé au rapport les pièces jointes à son dire du 10 janvier 2017 ;
- elle est fondée à réclamer l'indemnisation de ses dépenses d'ordre administratif exposées pour la présentation de l'offre ;
- elle est fondée à solliciter l'indemnisation des frais d'acquisition de matériels ;
- le manque à gagner doit être évalué en fonction du prix figurant dans l'offre et des charges supportées, telles que résultant de la comptabilité de l'entreprise.


Par courrier du 21 décembre 2018, la collectivité de Corse a été mise en demeure de produire un mémoire en défense dans le délai d'un mois.

Par courrier du 21 décembre 2018, la société Transports Tiberi a été mise en demeure de produire un mémoire en défense dans le délai d'un mois.

Par ordonnance du 5 septembre 2019, la clôture de l'instruction a été fixée en dernier lieu au 23 septembre 2019.


Vu les autres pièces du dossier.


Vu le code de justice administrative.


Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.


Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. B... Grimaud, rapporteur,
- les conclusions de M. E... Argoud, rapporteur public,
- et les observations de Me A..., représentant la société Mondoloni Voyages.






Considérant ce qui suit :


1. En vue d'assurer la desserte des établissements scolaires situés sur son territoire par les services de transport public routier de voyageurs, le département de la Haute-Corse a engagé, par un appel public à la concurrence du 6 mars 2014, une procédure d'appel d'offre ouvert portant sur plusieurs marchés. La société Transports Tibéri et la société Mondoloni Voyages ont présenté chacune une offre en vue de l'attribution du marché relatif à la ligne n° 82 " Marine de Solaro-lycée et collège du Fiumorbo ". La société Mondoloni Voyages a été informée du rejet de son offre par un courrier du 16 juillet 2014 et le marché a été signé entre le département et la société Transports Tibéri le 22 août suivant. Ce marché a été résilié avec effet au 18 février 2017, en raison de l'irrégularité des conditions dans lesquelles il avait été passé, par un jugement du tribunal administratif de Bastia du 4 octobre 2016 devenu définitif. Ce même jugement a, par ailleurs, désigné avant-dire-droit un expert en vue d'évaluer le préjudice subi par la société Mondoloni Voyages du fait de son éviction de cette procédure de marché. Par jugement du 18 janvier 2018, le tribunal administratif de Bastia, statuant au fond sur ces conclusions indemnitaires ainsi demeurées pendantes, a condamné la collectivité de Corse, venue aux droits du département de la Haute-Corse, à verser à la société Modoloni Voyages une indemnité de 126 000 euros, montant que cette société estime insuffisant.


Sur la régularité du jugement attaqué :


2. Aux termes de l'article L. 9 du code de justice administrative : " Les jugements sont motivés. ".


3. La société Mondoloni Voyages a, dans son mémoire enregistré au greffe du tribunal le 15 octobre 2017, contesté la régularité et le contenu du rapport de l'expertise confié à M. D..., en faisant notamment reproche à cet expert de n'avoir aucunement pris en compte, pour déterminer le préjudice subi, les liasses comptables qu'elle lui avait transmises. Elle est dès lors fondée à soutenir que le jugement, qui se fonde sur cette expertise sans avoir préalablement répondu aux moyens critiquant celle-ci, est irrégulier et doit être annulé.


4. L'affaire étant en état, il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande de la société Mondoloni Voyages.


Sur la régularité de l'expertise :


5. Aux termes des dispositions de l'article R. 621-1 du code de justice administrative : " La juridiction peut, soit d'office, soit sur la demande des parties ou de l'une d'elles, ordonner, avant dire droit, qu'il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision. (...) ". En vertu du deuxième alinéa de l'article R. 621-7 du même code : " Les observations faites par les parties, dans le cours des opérations, sont consignées dans le rapport ". En vertu de l'article R. 621-7-1 de ce code : " Les parties doivent remettre sans délai à l'expert tous documents que celui-ci estime nécessaires à l'accomplissement de sa mission. ".


6. En premier lieu, il résulte de l'instruction que l'expert a pris connaissance des pièces comptables qui lui ont été adressées par la société Mondoloni Voyages, les a analysées et exploitées. La circonstance qu'il se soit ensuite seulement référé, pour la détermination du préjudice imputable à la perte de ce marché, aux documents de l'offre de la société Mondoloni Voyages et n'ait ni déterminé le montant des dépenses exposées pour la préparation du marché litigieux, ni pris en compte le niveau des charges reflété par les comptes de la société ne met en cause, le cas échéant, que le bien-fondé de ses conclusions, sans exercer d'incidence sur la régularité de l'expertise au regard des dispositions citées au point 5 ci-dessus.


7. En second lieu, la seule circonstance que l'expert n'aurait pas annexé à son rapport les pièces jointes au dire présenté par la société requérante le 10 janvier 2017 n'emporte aucune méconnaissance des dispositions précitées des articles R. 621-7 et R. 621-7-1 du code de justice administrative. Le moyen tiré de l'irrégularité de l'expertise sur ce point doit, dès lors, être également écarté.


Sur le montant de l'indemnité due :


8. Lorsqu'une entreprise candidate à l'attribution d'un marché public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce dernier, il appartient au juge de vérifier d'abord si l'entreprise était ou non dépourvue de toute chance de remporter le marché. Dans l'affirmative, l'entreprise n'a droit à aucune indemnité. Dans la négative, elle a droit en principe au remboursement des frais qu'elle a engagés pour présenter son offre. Il convient ensuite de rechercher si l'entreprise avait des chances sérieuses d'emporter le marché. Dans un tel cas, l'entreprise a droit à être indemnisée de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre qui n'ont donc pas à faire l'objet, sauf stipulation contraire du contrat, d'une indemnisation spécifique.


9. En premier lieu, il résulte des règles qui viennent d'être rappelées qu'en l'absence d'indemnisation des offres prévue par les documents de consultation du marché, la société Mondoloni Voyages, qui disposait de chances sérieuses de remporter le marché comme en a jugé le tribunal dans le jugement avant-dire-droit du 4 octobre 2016, n'est pas fondée à réclamer une indemnité des frais de présentation de son offre distincte de celle réparant son manque à gagner. La demande de versement d'une somme de 5 000 euros qu'elle présente sur ce point doit donc être écartée.


10. En deuxième lieu, l'entreprise irrégulièrement évincée de la passation d'un marché public n'est en tout état de cause pas fondée à demander l'indemnisation du coût d'acquisition des actifs acquis pour l'exécution du marché, qui ne saurait être regardé comme un manque à gagner au sens des règles ci-dessus rappelées. La demande présentée par la société Mondoloni Voyages tendant à ce que lui soit remboursé le prix d'acquisition des autocars qu'elle destinait à l'exécution du marché doit, dès lors, être rejetée.






11. S'agissant, en troisième lieu, de l'évaluation de la marge nette que la société Mondoloni Voyages pouvait espérer tirer de l'exécution du marché, il résulte d'une part de l'instruction que l'expert désigné par le tribunal, dont la mission était de " procéder à une évaluation du bénéfice habituellement réalisé dans les opérations de ce type compte tenu de la nature des prestations et des spécificités de l'entreprise et d'estimer le bénéfice net en droit d'être escompté par l'exécution du contrat ", s'est borné à se référer au prix de revient annoncé par la société Mondoloni Voyages dans le détail estimatif qui accompagnait son offre, lequel ne pouvait avoir à cet égard qu'un caractère indicatif, et s'est abstenu de fonder cette évaluation sur la comptabilité de la société, dont il n'a extrait qu'un résultat d'exploitation, sans déterminer le bénéfice habituellement réalisé dans les opérations de ce type compte tenu de la nature des prestations et des spécificités de l'entreprise. Par ailleurs, bien que la société Mondoloni Voyages ait produit en cours d'expertise un dire n° 1 détaillé et documenté aboutissant à une évaluation nettement plus faible de son prix de revient pour l'exécution du marché, cette pièce n'a été utilisée que de manière marginale par l'expert en vue de l'établissement de son rapport, lequel, pour autant, n'en critique pas la validité sur le plan économique et comptable.


12. D'autre part, l'évaluation des charges fixes à laquelle procède la société Mondoloni Voyages repose sur la mise en oeuvre, pour chaque circuit, de deux heures de conduite journalière chiffrées à la somme totale de 30,74 euros, de coûts d'assurance de 10,56 euros par autocar et par jour, d'une dotation aux amortissements de 23 euros par véhicule et par jour. En ce qui concerne les charges variables, la société estime les frais de structure susceptibles d'être affectés au marché à 28,04 euros par jour et par circuit, les frais de carburant à 13,17 euros par jour et par circuit, et les postes relatifs à l'usure des pneus et aux réparations courantes respectivement à 1,94 euros et 9,75 euros par jour et par circuit. Ces éléments, qui sont corroborés par la comptabilité de la société requérante et cohérents avec les caractéristiques matérielles et économiques du marché, n'ont jamais été sérieusement contestés par la collectivité de Corse. Il y a lieu, dès lors, d'évaluer le coût de revient qui aurait été exposé par la société Mondoloni Voyages pour l'exécution du marché à la somme de 468,87 euros par jour. Compte tenu du prix de 920,6 euros qu'elle entendait facturer à la collectivité, son préjudice, pour les sept années d'exécution du contrat et compte tenu de la durée de service annuel prévu par celui-ci, soit cent quatre-vingt jours, peut être évalué à la somme de 569 187,36 euros.


13. Il résulte de tout ce qui précède que la société Mondoloni Voyages est fondée à demander la condamnation de la collectivité de Corse, venant aux droits du département de la Haute-Corse, à lui verser une indemnité de 569 187,36 euros.


Sur les frais liés au litige :


14. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre une somme de 2 000 euros à la charge de la collectivité de Corse en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.




D É C I D E :
Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Bastia n° 1400912 du 18 janvier 2018 est annulé.
Article 2 : La collectivité de Corse est condamnée à verser la somme de 569 187,36 euros à la société Mondoloni Voyages.
Article 3 : La collectivité de Corse versera une somme de 2 000 euros à la société Mondoloni Voyages en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la société Mondoloni Voyages est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la société Mondoloni Voyages, à la collectivité de Corse et à la société Transports Tibéri.

Délibéré après l'audience du 14 octobre 2019, où siégeaient :

- M. David Zupan, président,
- Mme C... F..., présidente assesseure,
- M. B... Grimaud, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 4 novembre 2019.

2
N° 18MA01065



Retourner en haut de la page