CAA de NANTES, 6ème chambre, 23/04/2019, 18NT02033, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. J... a demandé au tribunal administratif de Caen d'annuler l'arrêté du 2 juin 2017 par lequel le préfet du Calvados a prononcé son expulsion du territoire français.
Par un jugement n° 1701608 du 29 décembre 2017, le tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée le 22 mai 2018, M. J..., représenté par MeF..., demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Caen du 29 décembre 2017 ;

2°) d'annuler l'arrêté du 2 juin 2017 ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil, qui renonce à percevoir la part contributive de l'Etat au titre de l'aide juridictionnelle, d'une somme de 2 000 euros sur le fondement des dispositions combinées des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Il soutient que :
- le tribunal administratif a entaché son jugement d'une contradiction de motifs en ce qui concerne les stipulations de l'article 9 de la convention relative aux droits de l'enfant ;
- l'arrêté contesté est entaché d'un vice d'incompétence ;
- cette décision a été prise au terme d'une procédure irrégulière dès lors qu'il n'est pas établi que la commission mentionnée à l'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile qui s'est réunie le 5 mai 2017, était régulièrement composée et que son avis a été rendu conformément aux prévisions de ce code ;
- cet arrêté est contraire aux dispositions de l'article L. 521-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le préfet a méconnu les stipulations du 1 de l'article 3 et de l'article 9 de la convention relative aux droits de l'enfant signée à New York le 26 janvier 1990 et de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- l'arrêté contesté est contraire aux stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 33 de la convention de Genève.

Par un mémoire en défense, enregistré le 7 juin 2018, le préfet du Calvados conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par M. J... ne sont pas fondés.

M. J... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 19 mars 2018 rectifiée le 30 mai 2018.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
- la convention de Genève ;
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention relative aux droits de l'enfant signée à New York le 26 janvier 1990 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, modifiée, relative à l'aide juridique ;
- le décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 modifié ;
- le code de justice administrative.

Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Le rapport de Mme Gélard a été entendu au cours de l'audience publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. J..., ressortissant érythréen, relève appel du jugement du 29 décembre 2017 par lequel le tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 2 juin 2017 par lequel le préfet du Calvados a prononcé son expulsion du territoire français.

Sur les conclusions à fin d'annulation :

2. En premier lieu, par un arrêté du 16 novembre 2016, régulièrement publié au recueil des actes administratifs de la préfecture le 17 novembre 2016, le préfet du Calvados a donné délégation à M. Stéphane Guyon, secrétaire général de la préfecture, " à l'effet de signer tous arrêtés, décisions, circulaires, rapports, correspondances ainsi que tous actes faisant participer l'Etat à des procédures juridictionnelles et autres documents, relevant des attributions de l'Etat dans le département du Calvados, à l'exception :1) des réquisitions de la force armée ; 2) des arrêtés de conflit. ". Contrairement à ce que soutient M.J..., cette délégation n'était ni générale, ni absolue, et donnait compétence à M. A...pour signer l'arrêté d'expulsion pris à son encontre le 2 juin 2017. Par suite, le moyen tiré de ce que cette décision aurait été prise par une autorité incompétente ne peut qu'être écarté.
3. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 522-l du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " 1 - Sauf en cas d'urgence absolue, l'expulsion ne peut être prononcée que dans les conditions suivantes : 1° L'étranger doit être préalablement avisé dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat ; 2° L'étranger est convoqué pour être entendu par une commission qui se réunit à la demande de l'autorité administrative et qui est composée :a) Du président du tribunal de grande instance du chef-lieu du département, ou d'un juge délégué par lui, président; b) D'un magistrat désigné par l'assemblée générale du tribunal de grande instance du chef lieu du département ; c) D'un conseiller de tribunal administratif. ".

4. Il ressort du bulletin de notification d'une procédure d'expulsion daté du 30 mars 2017, que M. J...a été convoqué devant la commission départementale d'expulsion qui devait se réunir le 5 mai 2017. L'intéressé a d'ailleurs assisté à cette séance accompagné de son conseil. Au cours de cette réunion étaient présentes Mme H...I..., vice-présidente du tribunal de grande instance de Caen, présidente, Mme C...G..., juge au tribunal de grande instance de Caen et Mme B...E..., magistrate au tribunal administratif de Caen. Dès lors, la commission d'expulsion était régulièrement composée, le préfet ayant produit en appel les décisions portant composition de cette commission et désignation de ses membres. Il ressort par ailleurs des pièces du dossier, et notamment du procès-verbal de la séance de la commission spéciale d'expulsion devant laquelle a comparu M.J..., que l'avis de la commission d'expulsion signé par sa présidente et les autres membres de la commission, ainsi que les raisons sur lesquelles il se fondait, lui ont été communiqués oralement le jour même. Dans ces conditions, le moyen tiré de ce que la décision contestée aurait été prise au terme d'une procédure irrégulière en méconnaissance des dispositions de l'article L. 522-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ne peut qu'être écarté.
5. En troisième lieu, aux termes de l'article L. 521-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Sous réserve des dispositions des articles L. 521-2, L. 521-3 et L. 521-4, l'expulsion peut être prononcée si la présence en France d'un étranger constitue une menace grave pour l'ordre public. ".

6. Il ressort des pièces du dossier que M.J..., qui est entré en France le 18 mai 2011, a été entendu le 22 septembre 2011 par les services de police pour violences volontaires sur conjoint. Par ailleurs, l'intéressé a été condamné le 19 mars 2012 par le tribunal correctionnel d'Angers à une peine de quatre mois d'emprisonnement avec sursis pour des faits d'agression sexuelle commis le 28 octobre 2011 par une personne en état d'ivresse manifeste. Enfin, le 14 janvier 2014, la cour d'assises du Maine-et-Loire l'a condamné pour avoir, le 21 avril 2012, par violence, contrainte, menace ou surprise, commis un acte de pénétration sexuelle, et pour s'être introduit dans un domicile à l'aide de manoeuvres, menaces, voies de fait ou contraintes, à une peine de dix ans de réclusion criminelle ainsi qu'à une mesure de suivi socio-judiciaire pendant trois ans comprenant notamment une injonction de soins. M.J..., qui est libérable au 31 octobre 2019, en vertu de l'ordonnance de réduction supplémentaire de peine du 10 mai 2016, n'est par suite pas fondé à soutenir que la menace à l'ordre public ne présentait pas un caractère actuel à la date de l'arrêté contesté. En outre, si le requérant soutient qu'il ne présenterait pas de facteurs de récidive en raison de son âge et de son insertion, il ressort du rapport d'expertise du 25 octobre 2015 réalisés par un psychologue et un psychiatre que sa dangerosité criminologique restait à cette date encore importante et que le risque d'une nouvelle infraction ne pouvait être exclu. Par ailleurs, compte tenu ses déclarations devant la commission départementale d'expulsion M. J...ne peut être regardé comme ayant pris conscience de la gravité de ses actes et de leur impact sur les victimes. Dès lors, et au regard de la nature des faits pour lesquels il a été condamné et du risque de récidive qui ne pouvait être exclu, le préfet du Calvados a pu, sans commettre d'erreur d'appréciation de la situation de l'intéressé, estimer que sa présence en France représentait une menace grave et persistante pour l'ordre public.

7. En quatrième lieu, aux termes de l'article 8 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ". Aux termes du paragraphe 1 de l'article 3 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant : " Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu'elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale ".
8. Il n'est pas contesté que M. J...est le père de l'enfant Yafet né le 10 avril 2009 à Khartun et de l'enfant Esey né à Angers le 29 février 2012 et que la mère de ses deux enfants, si elle est titulaire d'un titre de séjour valable jusqu'au 18 décembre 2022, est de nationalité érythréenne comme lui. Il ressort par ailleurs des pièces du dossier, qu'à la date de l'arrêté contesté, M. J...avait vu ses enfants pour la dernière fois le 7 juin 2015 et sa compagne le 19 août 2016. Si l'intéressé soutient que les visites de sa famille qui résidait à Angers se sont espacés lorsqu'il a été incarcéré à.... La seule attestation de sa compagne indiquant qu'elle souhaite qu'ils reprennent une vie commune n'est pas de nature à établir que le préfet aurait porté au droit de M. J...au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée aux buts poursuivis par cette décision d'expulsion laquelle n'interdit pas à la cellule familiale de se reconstituer dans un autre pays dans lequel ils seraient tous légalement admissibles. Par suite, et alors qu'il a contribué à l'entretien de ses enfants de façon irrégulière et dans la limite de ses faibles revenus, le préfet n'a méconnu ni les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ni celles du 1 de l'article 3 de la convention relative aux droits de l'enfant signée à New York le 26 janvier 1990.
9. En cinquième lieu, les stipulations de l'article 9 de la convention relative aux droits de l'enfant signée à New York le 26 janvier 1990 créent seulement des obligations entre Etats sans ouvrir de droits aux intéressés. M. J...ne peut donc utilement se prévaloir de cet engagement international pour demander l'annulation de l'arrêté contesté.
10. En dernier lieu, aux termes de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) ". Aux termes de l'article 3 de la même convention : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 33 de la convention de Genève du 28 juillet 1951, relative au statut des réfugiés : " 1. Aucun des Etats contractants n'expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. 2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu'il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l'objet d'une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays ".
11. Il n'est pas contesté que M. J...a obtenu la qualité de réfugié par une décision de la cour nationale du droit d'asile du 12 juillet 2012, et qu'il a présenté un recours à l'encontre de la décision du 9 août 2017 par laquelle l'Office français de protection des réfugiés et apatrides a mis fin à son statut de réfugié au motif que sa présence sur le territoire français constituait une menace grave pour la société au sens du 2° de l'article L. 711-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. Toutefois, l'arrêté d'expulsion pris à son encontre ne fixe pas le pays à destination duquel il sera expulsé et n'a donc pas, en lui-même, pour effet de l'éloigner à destination d'un pays où il serait exposé à des dangers ou traitements prohibés par les stipulations rappelées ci-dessus. Par suite, les moyens tirés de ce que cette décision serait contraire aux stipulations des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 33 de la convention de Genève ne peuvent qu'être écartés.

12. Il résulte de ce qui précède que M. J... n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, qui n'est entaché d'aucune contradiction de motifs, le tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande.
Sur les frais liés au litige :

13. Les dispositions des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement de la somme que le conseil de M. J... demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.


DECIDE :
Article 1er : La requête de M. J... est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. D... J...et au ministre de l'intérieur. Une copie sera transmise au préfet du Calvados.
Délibéré après l'audience du 29 mars 2019 à laquelle siégeaient :
- M. Lenoir, président de chambre,
- M. Francfort, président-assesseur,
- Mme Gélard, premier conseiller.

Lu en audience publique, le 23 avril 2019.
Le rapporteur,
V. GELARDLe président,
H. LENOIR
La greffière,
E. HAUBOIS

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.




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N° 18NT02033



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