Conseil d'État, 5ème chambre, 30/09/2016, 400359, Inédit au recueil Lebon

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Mme B...A...a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris, sur le fondement de l'article L. 521-1 du code de justice administrative, d'une part, d'ordonner la suspension de la décision du 8 mars 2016 par laquelle le préfet de police lui a retiré le titre de séjour qui lui avait été délivré sur le fondement du 6° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et, d'autre part, d'enjoindre au préfet de police de réexaminer sa situation dans un délai d'un mois à compter de la notification de l'ordonnance à intervenir et de lui délivrer, durant cet examen, une autorisation provisoire de séjour, sous astreinte de 150 euros par jour de retard. Par une ordonnance n° 1606672 du 17 mai 2016, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu la décision en litige et enjoint au préfet de police de délivrer à Mme A...une autorisation provisoire de séjour.

Par un pourvoi, enregistré le 2 juin 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre de l'intérieur demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cette ordonnance ;

2°) statuant en référé, de rejeter la demande présentée par MmeA....





Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le code civil ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Grégory Rzepski, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Gilles Pellissier, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Ohl, Vexliard, avocat de Mme A...;



1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que, par une décision du 8 mars 2016, le préfet de police a retiré le titre de séjour délivré à Mme A... sur le fondement du 6° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, au motif que la reconnaissance de paternité établie par le père déclaré des enfants de l'intéressée aurait un caractère frauduleux ; que le ministre de l'intérieur se pourvoit en cassation contre l'ordonnance par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a, sur la demande de MmeA..., suspendu l'exécution de cette décision ;

2. Considérant qu'aux termes de l'article L. 521-1 du code de justice administrative : " Quand une décision administrative, même de rejet, fait l'objet d'une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d'une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l'exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l'urgence le justifie et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision (...) " ;
Sur l'urgence :

3. Considérant que l'urgence justifie que soit prononcée la suspension d'un acte administratif lorsque l'exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre ; qu'il appartient au juge des référés, saisi d'une demande de suspension d'une décision refusant la délivrance d'un titre de séjour, d'apprécier et de motiver l'urgence compte tenu de l'incidence immédiate du refus de titre de séjour sur la situation concrète de l'intéressé ; que cette condition d'urgence sera, en principe, constatée dans le cas d'un refus de renouvellement du titre de séjour, comme d'ailleurs d'un retrait de celui-ci ;

4. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que Mme A...travaille depuis le 1er août 2015 au sein du centre d'action sociale de la Ville de Paris en qualité d'agent social sous couvert d'un contrat à durée déterminée ; que le ministre soutient que la décision du préfet de police du 8 mars 2016 ne l'empêche pas de poursuivre son activité professionnelle puisqu'il n'a pas été mis fin à son contrat depuis cette date ; que, toutefois, la décision en litige a pour conséquence de placer Mme A...en situation irrégulière et de lui retirer son autorisation de travail ; que, par suite, en relevant que le préfet de police ne fait état d'aucune circonstance particulière de nature à faire échec à la présomption d'urgence, le juge des référés du tribunal administratif n'a pas dénaturé les pièces du dossier ;

Sur le moyen de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée :

5. Considérant que si un acte de droit privé opposable aux tiers est, en principe, opposable dans les mêmes conditions à l'administration tant qu'il n'a pas été déclaré nul par le juge judiciaire, il appartient cependant à l'administration, lorsque se révèle une fraude commise en vue d'obtenir l'application de dispositions de droit public, d'y faire échec même dans le cas où cette fraude revêt la forme d'un acte de droit privé ; que ce principe peut conduire l'administration, qui doit exercer ses compétences sans pouvoir renvoyer une question préjudicielle à l'autorité judiciaire, à ne pas tenir compte, dans l'exercice de ces compétences, d'actes de droit privé opposables aux tiers ; que tel est le cas pour la mise en oeuvre des dispositions du 6° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui n'ont pas entendu écarter l'application des principes ci-dessus rappelés ; que, par conséquent, si la reconnaissance d'un enfant est opposable aux tiers, en tant qu'elle établit un lien de filiation et, le cas échéant, en tant qu'elle permet l'acquisition par l'enfant de la nationalité française, dès lors que cette reconnaissance a été effectuée conformément aux conditions prévues par le code civil, et s'impose donc en principe à l'administration tant qu'une action en contestation de filiation n'a pas abouti, il appartient néanmoins au préfet, s'il dispose d'éléments précis et concordants de nature à établir, lors de l'examen d'une demande de titre de séjour présentée sur le fondement du 6° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ou après l'attribution de ce titre, que la reconnaissance de paternité a été souscrite dans le but de faciliter l'obtention de la nationalité française ou d'un titre de séjour, de faire échec à cette fraude et de refuser sous le contrôle du juge de l'excès de pouvoir, tant que la prescription prévue par les articles 321 et 335 du code civil n'est pas acquise, la délivrance de la carte de séjour temporaire sollicitée par la personne se présentant comme père ou mère d'un enfant français ou de procéder, le cas échéant, à son retrait ;

6. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis au juge des référés que le ressortissant français qui a reconnu les enfants de Mme A...a également reconnu neuf autres enfants de huit mères différentes, toutes de nationalité camerounaise et ayant sollicité un droit au séjour sur le seul fondement de leur qualité de mère d'enfant français ; que cette circonstance manifeste que ces mères ont pu, grâce à la reconnaissance de paternité du même ressortissant français, prétendre au droit au séjour que leur donne le 6° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ; que, cependant, il ne ressort pas des pièces du dossier que le préfet de police, qui s'est borné à faire état du fait que le père déclarant était à l'origine de reconnaissances de paternité sur une courte période pour des enfants de plusieurs mères de nationalité camerounaise ayant sollicité un droit au séjour en leur seule qualité de parent d'enfant français, aurait soumis au juge des référés des éléments précis et concordants de nature à établir que ce ressortissant français ne serait pas le père biologique des enfants de Mme A...; qu'ainsi, en jugeant que le moyen tiré de ce que le préfet de police, en se fondant exclusivement sur la circonstance précitée, n'établissait pas le caractère frauduleux de la reconnaissance de paternité litigieuse, était, en l'état de l'instruction, de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision attaquée, le juge des référés du tribunal administratif n'a pas commis d'erreur de droit, ni dénaturé les faits qui lui étaient soumis ;

7. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le ministre de l'intérieur n'est pas fondé à demander l'annulation de l'ordonnance qu'il attaque ;

En ce qui concerne les conclusions présentées au titre des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :

8. Considérant que Mme A...a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle ; que, par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 ; qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que la SCP Ohl et Vexliard, avocat de MmeA..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Ohl et Vexliard ;



D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du ministre de l'intérieur est rejeté.
Article 2 : L'Etat versera à la SCP Ohl et Vexliard, avocat de MmeA..., une somme de 3 000 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la 10 juillet 1991, sous réserve que cette société renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à Mme B...A...et au ministre de l'intérieur.


ECLI:FR:CECHS:2016:400359.20160930
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