Conseil d'État, 8ème / 3ème SSR, 24/06/2013, 350588

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu le pourvoi sommaire, le mémoire complémentaire et le nouveau mémoire, enregistrés les 4 juillet, 3 octobre et 13 octobre 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la société L'Air Liquide, dont le siège est 75 quai d'Orsay à Paris (75007) ; elle demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler l'arrêt n° 10VE01670 du 3 mai 2011 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles a rejeté sa requête tendant, d'une part, à l'annulation du jugement n° 0713070 du 8 avril 2010 du tribunal administratif de Cergy-Pontoise rejetant sa demande tendant à la décharge du rappel de taxe sur la valeur ajoutée mis à sa charge au titre de la période du 1er janvier au 31 décembre 2001, d'autre part, à titre principal, à la décharge de ce rappel et, à titre subsidiaire, à la réduction pour un montant, en droit et intérêts de retard, de 238 266 euros ;

2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;



Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 13 juin 2013, présentée par le ministre de l'économie et des finances ;

Vu la sixième directive 77/388/CEE du Conseil des Communautés européennes du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des Etats membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires ;

Vu le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

Vu le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Maryline Saleix, Maître des Requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Nathalie Escaut, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP de Chaisemartin, Courjon, avocat de la société L'air Liquide ;



1. Considérant qu'aux termes du 1 du I de l'article 271 du code général des impôts : " La taxe sur la valeur ajoutée qui a grevé les éléments du prix d'une opération imposable est déductible de la taxe à la valeur ajoutée applicable à cette opération " ; qu'il résulte de ces dispositions, interprétées à la lumière des paragraphes 1 et 2, 3 et 5 de l'article 17 de la sixième directive du 17 mai 1977, que l'existence d'un lien direct et immédiat entre une opération particulière en amont et une ou plusieurs opérations en aval ouvrant droit à déduction est, en principe, nécessaire pour qu'un droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée en amont soit reconnu à l'assujetti et pour déterminer l'étendue d'un tel droit ; que le droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée grevant l'acquisition de biens ou de services en amont suppose que les dépenses effectuées pour acquérir ceux-ci fassent partie des éléments constitutifs du prix des opérations taxées en aval ouvrant droit à déduction ; qu'en l'absence d'un tel lien, un assujetti est toutefois fondé à déduire l'intégralité de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé des biens et services en amont, lorsque les dépenses liées à l'acquisition de ces biens et services font partie de ses frais généraux et sont, en tant que telles, des éléments constitutifs du prix des biens produits ou des services fournis par cet assujetti ; que de tels coûts entretiennent, en effet, un lien direct et immédiat avec l'ensemble de son activité économique ; qu'il y a lieu d'examiner, dans ce cas, si les dépenses effectuées pour acquérir des biens ou des services en amont font partie des frais généraux liés à l'ensemble de l'activité économique de l'assujetti ;

2. Considérant, en premier lieu, que si la prise de participations financières dans d'autres entreprises ne constitue pas, en elle-même, une activité économique au sens de la sixième directive précitée, il en va différemment lorsque cette prise de participations est réalisée dans une perspective de développement du chiffre d'affaires qui résulte de la fourniture de services administratifs, juridiques, financiers, commerciaux et techniques par la société holding à ses nouvelles filiales, la fourniture de ces services donnant lieu à des opérations caractérisant une activité économique et soumises à la taxe sur la valeur ajoutée ; que la société holding est alors fondée à déduire l'intégralité de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé ces dépenses, qui doivent être regardées comme faisant partie de ses frais généraux et entretiennent un lien direct et immédiat avec l'ensemble de son activité économique ;

3. Considérant, en deuxième lieu, que, lorsqu'une société holding décide la prise de participations dans des sociétés dont les titres seront détenus par une filiale ayant un objet exclusivement patrimonial, la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé les dépenses qu'elle a exposées en vue de cette acquisition n'est pas exclue de tout droit à déduction au seul motif que, l'acquisition de ces titres ayant été réalisée par la filiale et non directement par la société holding, ces dépenses ne pourraient être regardées comme ayant été exposées par la société holding dans le cadre de sa propre exploitation et pour les besoins de son activité ; qu'en effet, dès lors que la société holding produit des pièces justificatives établissant que, compte tenu de l'organisation du groupe, elle seule effectuera au profit des sous-filiales des prestations de services donnant lieu à des opérations caractérisant une activité économique et soumises à la taxe sur la valeur ajoutée, elle est en droit de déduire la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé ces dépenses préparatoires à l'investissement, qui doivent être regardées comme faisant partie de ses frais généraux et entretiennent un lien direct et immédiat avec l'ensemble de son activité économique ;

4. Considérant, enfin, que, lorsque la prise de participations envisagée dans des sociétés appelées à devenir des filiales ou des sous-filiales ne se réalise pas, la société holding est fondée à déduire la taxe ayant grevé les dépenses qu'elle a exposées, qui sont réputées faire partie de ses frais généraux dès lors que ces dépenses entretiennent un lien direct et immédiat avec l'ensemble de son activité économique ;

5. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société L'Air Liquide, qui exerce une activité industrielle et commerciale de production et vente de gaz industriels, fournit, en tant que société holding, des services techniques, commerciaux et financiers à ses filiales sous la forme de mise à disposition de technologies, concession de licences et de marques, assistance technique, assistance administrative, juridique et fiscale, vente de matériels et équipements ; qu'elle perçoit en contrepartie de ces services des redevances entrant dans le champ d'application de la taxe sur la valeur ajoutée ; qu'elle a fait l'objet d'une vérification de comptabilité, à l'issue de laquelle l'administration a notamment remis en cause la déductibilité de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé les honoraires versés à une banque d'affaires et à un cabinet d'audit au titre de prestations facturées au cours de l'année 2001 pour la réalisation d'études préalables à l'acquisition des filiales d'un groupe concurrent, au vu desquelles la société a décidé qu'il serait procédé à l'acquisition de six d'entre elles, tandis que cinq autres filiales étaient exclues du périmètre de l'opération ; que l'administration a estimé que la société L'Air Liquide ne pouvait déduire cette taxe dès lors que les titres de ces sociétés avaient été acquis le 3 octobre 2001 non par elle-même mais par l'une de ses filiales, la société Air Liquide International, dont l'objet est exclusivement patrimonial ;

6. Considérant, d'une part, que, pour refuser tout droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé les honoraires facturés à la société L'Air Liquide, au titre des sociétés ayant fait l'objet d'une acquisition effective, la cour administrative d'appel de Versailles a jugé que ces dépenses n'avaient pas été exposées dans le cadre de sa propre exploitation, dès lors que l'acquisition des titres des sociétés avait été réalisée par la filiale Air Liquide International et non directement par la société holding et qu'elles avaient ainsi été exposées pour les besoins de l'activité de sa filiale ; qu'en statuant ainsi, sans prendre en compte le fait que, ainsi que la société requérante le soutenait devant elle, ces dépenses avaient été exposées en vue de la préparation de prises de participation conçues à des fins d'extension de sa propre activité économique et faisaient ainsi partie de ses frais généraux dès lors qu'elles entretenaient un lien direct et immédiat avec l'ensemble de son activité économique de fourniture des services mentionnés au point 5 et sans rechercher si la société holding produisait des pièces justificatives établissant que, compte tenu de l'organisation du groupe, elle seule effectuait les prestations de services soumises à la taxe sur la valeur ajoutée pour ses sous-filiales, la cour a commis une erreur de droit ;

7. Considérant, d'autre part, que, pour refuser tout droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée ayant grevé les honoraires facturés à la société L'Air Liquide, au titre des autres filiales étrangères du groupe concurrent dont l'acquisition a finalement été abandonnée, la cour a jugé que ces frais ne pouvaient davantage faire partie des frais généraux se rattachant à l'exploitation de la société, au motif que celle-ci n'avait pas eu le projet de faire directement l'acquisition de ces sociétés ; qu'en statuant ainsi, la cour a également commis une erreur de droit dès lors que, ainsi que la société requérante le soutenait devant elle, les dépenses que la société L'Air Liquide a exposées à ce titre entretiennent un lien direct et immédiat avec l'ensemble de son activité économique et sont ainsi réputées faire partie de ses frais généraux ;

8. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, la société L'Air Liquide est fondée à demander l'annulation de l'arrêt qu'elle attaque ;

9. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société L'Air Liquide au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles du 3 mai 2011 est annulé.

Article 2 : L'affaire est renvoyée à la cour administrative d'appel de Versailles.

Article 3 : L'Etat versera à la société L'Air Liquide une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société L'Air Liquide et au ministre de l'économie et des finances.

ECLI:FR:XX:2013:350588.20130624
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