Conseil d'État, 10ème et 9ème sous-sections réunies, 30/12/2009, 324565

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 29 janvier et 2 avril 2009 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour le GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANCAISE, dont le siège est BP 2551 à Papeete (98713) ; le GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANCAISE demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler le jugement du 28 octobre 2008 par lequel le tribunal administratif de la Polynésie française, statuant sur un recours en appréciation de légalité en exécution d'un arrêt du 24 avril 2008 de la cour d'appel de Papeete, a fait partiellement droit à la demande de Mme Hereani E et autres en déclarant illégal l'article 10 de la délibération n° 95-129 AT du 24 août 1995 portant création de cabinets auprès du Président et des membres du gouvernement et fixant les conditions de recrutement, de rémunération et le régime indemnitaire des membres de cabinet, en tant qu'il prévoit que les emplois de secrétaire, sténo, dactylo, comptable, aide-comptable, employé administratif, agent de sécurité, huissier, chauffeur, planton et personnel de service sont soumis au régime des emplois de cabinet institué par cette délibération ;

2°) de déclarer que cette délibération n'est pas entachée d'illégalité ;

3°) de mettre à la charge de Mme E et autres la somme de 2 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu la loi n° 84-820 du 6 septembre 1984 ;

Vu la loi n° 86-845 du 17 juillet 1986 ;

Vu le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Fabienne Lambolez, Maître des Requêtes,

- les observations de la SCP de Chaisemartin, Courjon, avocat du GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANCAISE,

- les conclusions de M. Julien Boucher, Rapporteur public ;

La parole ayant été à nouveau donnée à la SCP de Chaisemartin, Courjon, avocat du GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANCAISE ;




Considérant que Mme E et autres ont été recrutés pour une durée indéterminée afin d'occuper auprès du président ou des membres du GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANÇAISE des emplois des 5ème ou 6ème groupe, dans les conditions prévues par la délibération n° 95-129 AT du 24 août 1995 portant création de cabinets auprès du Président et des membres du gouvernement et fixant les conditions de recrutement, de rémunération et le régime indemnitaire des membres de cabinet ; que par arrêté du 11 juin 2004, le président de la Polynésie française, ayant perdu son mandat de président à la suite de la dissolution de l'assemblée territoriale prononcée par le décret du 2 avril 2004, a mis fin au contrat de travail de l'un de ses collaborateurs à compter du 9 juin 2004 ; que par d'autres arrêtés pris en février 2005, le président de la Polynésie française élu après l'élection d'une nouvelle assemblée territoriale a mis fin au contrat de travail des autres collaborateurs à la suite du renversement du gouvernement par l'adoption d'une motion de censure ; que la cour d'appel de Papeete, saisie par les intéressés de demandes tendant à ce que leur licenciement soit déclaré abusif, a décidé, par des arrêts du 24 avril 2008, de surseoir à statuer sur ces conclusions jusqu'à ce que la juridiction administrative se soit prononcée sur la légalité des articles 2, 7 et 10 de la délibération n° 95-129 AT du 24 août 1995 ; que le tribunal administratif de la Polynésie française s'est prononcé par le jugement attaqué du 28 octobre 2008 ;

Sur l'appel principal formé par le GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANÇAISE :

Sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens ;

Considérant que contrairement à ce qui est soutenu par Mme E et autres devant le Conseil d'Etat, le GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANÇAISE avait soutenu, devant le tribunal administratif de la Polynésie française, que la requête de Mme E et autres était notamment irrecevable en ce qu'elle ne comportait l'énoncé d'aucun moyen d'ordre juridique ; qu'en faisant partiellement droit aux conclusions des requérants en déclarant illégal l'article 10 de la délibération critiquée sans s'être prononcé sur cette fin de non-recevoir, qui n'était pas inopérante quel qu'en fût le bien-fondé, le tribunal administratif de la Polynésie française a entaché son jugement d'un défaut de motivation ; que le GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANÇAISE est dès lors fondé à demander l'annulation du jugement du 28 octobre 2008 en tant qu'il est relatif à la légalité de l'article 10 de la délibération n° 95-129 AT du 24 août 1995 ;

Considérant qu'il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande de Mme E et autres ;

Sur les fins de non-recevoir opposées par le GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANÇAISE :

Considérant en premier lieu, que les conclusions des requérants tendent seulement à ce que le tribunal administratif déclare illégaux les articles 2, 7 et 10 de la délibération n° 95-129 du 24 août 1995, et non pas l'article 8 de cette délibération ; qu'ainsi, le moyen tiré de ce que la requête serait irrecevable en tant qu'elle soumettrait à l'examen de la juridiction administrative une question n'ayant pas été renvoyée à celle-ci par la cour d'appel de Papeete manque en fait ;

Considérant en second lieu, que les requérants soutiennent que les articles 2 et 7 de la délibération attaquée méconnaissent la loi susvisée du 17 juillet 1986 relative aux principes généraux du droit du travail et à l'organisation et au fonctionnement de l'inspection du travail et des tribunaux du travail en Polynésie française, notamment son article 7-1 et que l'article 10 est illégal pour les mêmes motifs que ceux pour lesquels le tribunal administratif de la Polynésie française a annulé, par un jugement du 31 octobre 2006, des dispositions analogues de la délibération n° 2005-101 du 23 octobre 2005 relative au statut des emplois du cabinet du président de l'assemblée de la Polynésie française ; qu'ainsi la demande, qui comporte l'énoncé de moyens, est recevable ;

Sur le fond :

Considérant qu'aux termes de l'article 1er de la loi du 17 juillet 1986 susvisée : La présente loi (...) s'applique à tous les salariés exerçant leur activité dans le territoire. / Elle s'applique également à toute personne physique ou morale qui emploie lesdits salariés. / Sauf dispositions contraires de la présente loi, elle ne s'applique pas aux personnes relevant d'un statut de droit public ; que l'exception relative aux personnes relevant d'un statut de droit public ne concernant que les agents publics titulaires et stagiaires, les agents non titulaires du territoire de la Polynésie française sont soumis aux dispositions de la loi du 17 juillet 1986 ; qu'aux termes de l'article 6 de la même loi : Le contrat de travail conclu sans détermination de durée peut cesser à l'initiative de l'une des parties contractantes sous réserve de l'application des règles ci-après définies. / Le contrat conclu pour une durée indéterminée ne peut être résilié par l'employeur sans cause réelle et sérieuse à peine de dommages et intérêts. ; que l'article 8 de la même loi dispose : En cas de litige, le juge à qui il appartient d'apprécier le caractère réel et sérieux des motifs invoqués par l'employeur forme sa conviction au vu des éléments fournis par les parties et au besoin après toutes mesures d'instruction qu'il estime utiles. ; que ces dispositions, qui étaient applicables lors de l'adoption de la délibération du 24 août 1995, ont été ultérieurement reprises à l'article 7-1 de la loi du 17 juillet 1986 et étaient toujours en vigueur à la date du licenciement de Mme E et des autres requérants ;

Considérant que l'article 10 de la délibération du 24 août 1995 fixe, par catégories d'emplois classés en six groupes, l'échelon de la rémunération de base des membres de cabinet n'ayant pas à l'origine la qualité de fonctionnaire ou d'agent public ; que les requérants soutiennent que les emplois classés dans les 5ème et 6ème groupes comprenant, d'une part, les emplois, de secrétaire, sténo, dactylo, comptable, aide-comptable et employé administratif et, d'autre part, les emplois d'agent de sécurité, huissier, chauffeur, planton et personnel de service ne peuvent légalement relever du régime des emplois de cabinet ;

Considérant que si le principe d'égal accès aux emplois publics suppose normalement qu'il ne soit tenu compte, par l'autorité administrative, que des seuls mérites des candidats à de tels emplois, il ne fait pas obstacle à ce que les autorités politiques recrutent pour leur cabinet, par un choix discrétionnaire, des collaborateurs chargés d'exercer auprès d'elles des fonctions qui requièrent nécessairement, d'une part, un engagement personnel et déclaré au service des principes et objectifs guidant leur action politique, auquel le principe de neutralité des fonctionnaires et agents publics dans l'exercice de leurs fonctions fait normalement obstacle, d'autre part, une relation de confiance personnelle d'une nature différente de celle résultant de la subordination hiérarchique du fonctionnaire à l'égard de son supérieur ;

Considérant que les emplois de cabinet prévus par la délibération du 24 août 1995, bien qu'ils soient régis par les principes généraux du droit du travail fixés par la loi du 17 juillet 1986, sont des emplois publics ; qu'à la différence des emplois de cabinet classés dans les quatre premiers groupes qui comprennent, notamment, les emplois de directeur du cabinet, conseiller technique, chargé de mission, chef de secrétariat particulier, secrétaire particulière, les emplois des 5ème et 6ème groupes correspondent à des fonctions administratives ou de service à caractère permanent dont l'exercice ne requiert pas nécessairement d'engagement personnel et déclaré au service des principes et objectifs guidant l'action de l'autorité politique ni la relation de confiance personnelle mentionnée ci-dessus ; que dès lors, l'article 10 de la délibération du 29 août 1995 doit être déclaré illégal en tant qu'il soumet au régime des emplois de cabinet les emplois des 5ème et 6ème groupes ;

Sur l'appel incident formé par Mme E et autres :

Considérant que Mme E et autres demandent, par la voie de l'appel incident, l'annulation du jugement du 28 octobre 2008 en tant qu'il a rejeté leurs conclusions tendant à ce que les articles 2 et 7 de la délibération du 24 août 1995 soient déclarés illégaux ; que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement de la Polynésie française, leurs conclusions ne soulèvent pas un litige distinct de celui soulevé par l'appel principal ;

En ce qui concerne l'article 2 :

Considérant que l'article 2 de la délibération du 24 août 1995 dispose que : Le président du gouvernement du territoire peut, pour former son cabinet et ceux des ministres du gouvernement, librement recruter un ou plusieurs collaborateurs et mettre librement fin à leurs fonctions. / (...) ;

Considérant qu'il résulte des termes de l'article 2 de la délibération du 24 août 1995 que le président de la Polynésie française peut mettre fin aux fonctions des collaborateurs de son propre cabinet ou du cabinet des ministres sans que ces licenciements aient une cause réelle et sérieuse contrairement aux dispositions de l'article 6 de la loi du 17 juillet 1986, que cet article 2 fait en outre obstacle au contrôle par le juge du caractère réel et sérieux des motifs du licenciement d'un salarié, prévu par l'article 8 de la même loi ; que dès lors, en l'absence de tout autre fondement législatif, les dispositions suivantes de l'article 2 de la délibération du 24 août 1995 : et mettent librement fin à leurs fonctions doivent être déclarées illégales ;

En ce qui concerne l'article 7 de la délibération n° 95-129 :

Considérant que l'article 7 de la délibération du 24 août 1995 prévoit que la durée des fonctions des membres de cabinet est liée à celle du Président ou du ministre auprès duquel ils sont placés, et que ces fonctions prennent fin au plus tard en même temps que le mandat de l'autorité gouvernementale ; que ces dispositions ont pour objet de permettre à l'autorité gouvernementale nouvellement nommée de choisir librement ses collaborateurs immédiats sans être tenue de continuer à employer les collaborateurs de cabinet recrutés par le précédent gouvernement ; que si la fin du mandat constitue un fait objectif, celui-ci n'est cependant en principe pas susceptible de fonder le licenciement d'un collaborateur de cabinet, qui ne peut intervenir que si ce fait, rendant impossible la continuation du contrat, peut être regardé, dans les circonstances de l'espèce et sous le contrôle du juge, comme une cause réelle et sérieuse de licenciement ; qu'en visant à faire de la fin du mandat un motif de licenciement valable en toute circonstance et s'imposant aux parties comme au juge, les auteurs de la délibération ont méconnu les dispositions précitées des articles 6 et 8 de la loi du 17 juillet 1986 ; que par suite, l'article 7 de la délibération du 24 août 1995 doit être déclaré illégal ;

Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de la Polynésie française le versement à Mme E et autres d'une somme de 500 euros chacun au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens ; que ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme E et autres la somme demandée à ce titre par le gouvernement de la Polynésie française ;




D E C I D E :
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Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de la Polynésie française du 28 octobre 2008 est annulé.
Article 2 : Dans la délibération n° 95-129 AT du 24 août 1995 de l'assemblée de la Polynésie française, l'article 2 en tant qu'il comporte les dispositions : et mettre librement fin à leurs fonctions , l'article 7 et l'article 10 en tant qu'il est relatif aux emplois des 5ème et 6ème groupes sont déclarés illégaux.
Article 3 : La Polynésie française versera à Mme E, à Mme A, à Mme B, à M. F, à Mlle C et à M. une somme de 500 euros chacun en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au GOUVERNEMENT DE LA POLYNESIE FRANÇAISE, à Mme Hereani E, à Mme Sarah A, à Mme Patricia B, à M. Moana F, à Mlle Winta C et à M. Pascal .

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